- Alors, comment va depuis ?
- J'ai du mal, je t'avoue.
- Personne ne t'a obligé à venir jusqu'ici…
- Ce que tu peux être égocentrique, mon vieux ! Je parlais du fait d'être rentré d'Italie. C'est assez déprimant.
- J'imagine.
- J'ai passé un séjour merveilleux, cette lumière, ces plages…
- J'imagine.
- Et revenir dans la grisaille parisienne… Je n'ai plus envie de rien…
- J'imagine.
- On n'a vraiment pas l'impression que c'est l'été ici…
- Bon. Mais tu repars bientôt, non ?
- Oui, heureusement. La semaine prochaine, Belle-Ile. Tiens, tu veux voir des photos d'Italie ?
- Plus tard.
- Et toi, comment te sens-tu ?
- Comme quelqu'un qui sort de sa troisième opération en moins d'un an et qui devra en affronter une quatrième dans quelques mois, mais j'en conviens, c'est moins déprimant que de rentrer d'Italie…
- Tu t'es remis à Cioran ?
- Je ne m'en suis jamais remis.
- Cioran, c'est comme avec Céline, je n'y arrive pas. Cette vision de l'humanité…
- Laquelle ?
- Je ne trouve pas le terme…
- Lucide ?
- Pessimiste, j'allais dire, mais c'est pas ça… Une sorte de cynisme.
- Je pense que Cioran est dénué de cynisme. Céline, je ne dis pas… Ils n'avaient tout simplement aucune illusion sur les êtres humains parce qu'ils les connaissaient bien, en commençant par eux-mêmes.
- Mouais… Je me souviens que tu te trimballais déjà avec ce gros bouquin il y a une dizaine d'années.
- Je le reprends de temps à autre.
- Et tu te tapes ces 1000 pages ?
- Pas forcément. J'aime l'avoir à mes côtés, surtout en ces moments d'affliction. Tu peux l'ouvrir au hasard, tu trouves toujours une page de…
- …Consolation ?
- Tiens, faisons l'expérience. Page 697. J'aime la campagne – et j'habite une métropole ; j'ai horreur du style et surveille mes phrases ; je suis un sceptique fieffé – et lis principalement les mystiques… et je pourrais continuer ainsi indéfiniment.
- Tout est de cet acabit ?
- Tout est encore plus beau. Et drôle. Et désespéré. Et juste. Tiens, au hasard toujours, page 371 : J'aime qu'un style ait la clarté de certains poisons.
- Oui, Cioran, quoi…
- Bon, je ne peux rien pour toi. C'était quoi, ce son ? Une nouvelle alerte ?
- …
- Je te lis du Cioran et tu consultes tes alertes à la con ?! Ça parle de quoi ? La loi Travaille ? Macron ? Daech ? Donald Trump ?
- Tiens, à propos de Trump, j'ai entendu ton pote Eastwood le soutenir.
- 1. Eastwood n'est pas mon pote. 2. Tu es sûr de l'avoir entendu ?
- Tu te vantais dernièrement d’être un homme, un vrai, les cafés, les potes, l'alcool, le foot, les westerns, les filles…
- …Je ne m’en suis jamais vanté. Je reconnaissais ce qui m’avait constitué, d'où je venais…
- Donc, Eastwood le gars viril comme tu les aimes…
- …Je n’aime pas spécialement les gars virils. Ni les autres. Aucune espèce d'énergumène sublunaire d'ailleurs…
- Oui, bon, Eastwood soutient Trump parce qu’il en a marre de la génération mauviettes et du politiquement correct.
- C'est ce qu'il a dit ?
- Un truc comme ça.
- Il n’a jamais caché ses sympathies républicaines. Sur ce plan, c’est un crétin. Surtout si on pense qu'il y a une différence entre républicains et démocrates… Mais en tant qu’acteur, et je dirais même réalisateur, bien que j’ai ignoré ses derniers films, c’est un monstre. Breezy, Honkytonk Man, Bronco Billy, Million Dollar Baby, Un Monde parfait…, cite-moi un seul cinéaste français qui peut se vanter d'une telle filmo ! Desplechin ? Carax ? Rivette ? Assayas ? Jacquot ? Bonitzer ? Allez, laisse-moi rire ! Et puis, c’est un vieux bonhomme maintenant, non ?
- 86 ans.
- On ne peut plus avoir une conversation sans soumettre notre opinion, notre petit savoir à gougueule et aux machines ? !
- T'as retrouvé la forme, dis-moi.
- Fais voir l'article…
- Tu vois ? Je n'invente rien.
- Il dit quand même que Trump raconte beaucoup de conneries, et qu'il n'a parlé à aucun candidat.
- Il a toujours été un peu facho, le gars Eastwood…
- John Ford aussi, on le traitait de facho. Mais devant la commission McCarthy, celui qui a balancé ses copains, c'est le progressiste Kazan. Ford a refusé de témoigner, il s'est présenté Jack Ford, je fais des western. Point. Tiens, range ton appareil. Tu fais partie des abrutis décervelés qui se sont jetés sur le jeu de Pokémon ?
- Non.
- Je ne te crois pas.
- Je suis allé voir ce que c'était, oui, mais je ne suis pas addict.
- Donc, tu y joues ?
- Mais je ne suis pas addict. Et je ne suis pas un abruti.
- Ça, c'est toi qui le dis.
- C'est un jeu incroyable. Du jamais vu.
- Oui, oui. Il n'y aura plus que ça : du jamais vu, et un troupeau d'imbéciles heureux qui réclamera toujours plus de jamais vu.
- Tu peux trouver ça navrant de ton canapé, t'es là à tenir des propos réacs comme Clint Eastwood, mais ça existe, tu ne peux rien y faire.
- Le FN aussi existe. La manipulation aussi. On n'est pas obligé de tout accepter.
- Tout le monde y joue !
- Oui, c'en est fini de la singularité, de ce qui faisait le propre de l'être humain. Celui qui résiste à tout cela, qui a un regard différent, un tant soit peu critique, est traité de réac, la singularité est devenu l'anormalité, le difforme.
- Tu exagères, comme toujours !
- En fait, je suis heureux d'être reclus de force, ça m'évite le spectacle d'éberlués smartphoneurs infantilisés en groupe. Je crois que si je tombe un jour sur un tel attroupement de connerie…
- Tu fais ton Eastwood !
- Parfaitement ! Je te dégomme ces zélateurs de l'asservissement sans sommation. Dans des cas comme ceux-là, je suis pour le port d'armes. Ces esclaves sont perdus pour l'Humanité, qui n'avait pas besoin de ça, autant les piquer comme on le fait avec un chien qui a la rage.
- Tu veux voir des photos d'Italie ?
- Non, merci, tu me feras une séance diaporama complète quand tu reviendras de ton île…
- Ça n'existe plus, les séances de diaporama !
- Alors, ça veut dire que les nouvelles technologies, ça a aussi du bon ! Allez, file, je suis sûr que tu as des tas de choses à faire et il se fait tard. Moi, je vais me plonger dans Guignol's band ! Et ce soir, je me refais Impitoyable !
J'aime beaucoup vous lire, et comme vous Cioran.
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