dimanche 31 décembre 2017

Une ambition raisonnable

Amalia Avia Peña


il y avait l’enfance en marge
des armées de singes
l’enfance large
et trop jolie pour être honnête

on a mangé les singes et les limaces
et nos ventres grimacent
et nos ventres nous tuent
et nous bavons dans nos coeurs de laitues

je ne vole pas très bien
je n’ai pas le talent des chiens
qui nagent sur les os

j’ai une ambition raisonnable :
être un minable un con
sur un banc
en cale sèche un abstème absolu
un rêveur révolu
immobile apparent éloigné
bancal dans la dèche à Cancale en Ardèche
ou bien Valparaiso
d’autres oiseaux d’autres réseaux d’autres fuseaux
mais les mêmes gardiens de zoos
être un con sur un banc au soir tombant
un homme tombant
mais pépère
sans chagrins amers
au demeurant mourant
qui regarde la mer
dans la lumière oblique d’un réverbère public
sous la statue de bronze d’un homme de caractère
un militaire fier comme un cul ferreux
un brave au nom gravé sur les plus hauts donjons
qui gravement brave
un pigeon


Hervé Prudon, Le Matin j'explose

dimanche 24 décembre 2017

Pigalle la Zat



Si je n’y habitais pas, Pigalle me semblait tout indiqué pour m’y perdre, ce quartier avait toujours accueilli les marges de Paris, la Commune était née à Montmartre, et c’était là, sur la place même de Pigalle, alors barrière Montmartre, que les derniers communards étaient tombés – un bataillon de femmes, commandées par la magnifique ambulancière et combattante, Louise Michel.
C’était à peu près tout ce que je savais de Pigalle ; ça, et les clichés à la con. Pigalle, et ses bas résille que je n’avais encore jamais effleurés. Pigalle, et ses sourires, que je croyais coquins, qui me laissaient entendre que c’était mon tour, de venir, de monter, d’essayer, darling darling, comme disait la chanson.

Paris avait alors encore besoin de Pigalle. L’inverse n’était pas vrai, Pigalle la squatteuse était un village à l’écart, une zone d’autonomie temporaire, à condition de se plier à sa loi, hors de la loi, dure mais souvent moins injuste qu’ailleurs, une commune anarchiste (la bande à Bonnot y avait fait ses premiers coups), une République à part entière, que certains appelaient Voyoucratie, comme pour mieux fermer les yeux sur leurs pratiques politiques en hauts lieux. De toute façon, ceux-là ne faisaient que feindre d’ignorer la fin du politique. Cette fin était en route, magistralement incarnée par l’élection comme députée, en mars 1987, de la Cicciolina, actrice porno italienne ; un événement qui tenait à la fois du triomphe de Pigalle et de son avis de décès.
Pigalle la délivrance était notre petite survivance. L’été et à Noël, une fête foraine tentait d’arracher au boulevard de Clichy les derniers jours du Paris populaire. J’aimais la tireuse de cartes dans sa roulotte, imaginant ma mère, elle-même cartomancienne, finir comme ça. J’aimais l’odeur des crêpes épaisses, les stands de tir à la carabine, les auto-tamponneuses, les barbes à papa roses ou blanches parfum vanille, la baraque du « baromètre de l’amour », les jeux d’arcade ruineux, les revendeurs de montres en toc, les derniers freaks, la plus grosse femme du monde, la femme-serpent, les baraques à « danses » pour jeunes sans le sou ou immigrés fauchés, avec de pauvres femmes qui avaient vingt minutes pour se maquiller, se déshabiller, aguicher les gars agglutinés devant le camion pour un mini-strip gratuit, et finir par mal se trémousser derrière le rideau, ça coûtait 5 francs les cinq minutes.

Il n’y avait au fond qu’à choisir : soit on prenait Montmartre pour la montagne des Martyrs, selon les chrétiens ; soit on prenait Montmartre pour le mont Mercure ou le mont de Mars, le mont de la Guerre, comme ils disaient sous Clovis.
Au New Moon, du haut de l’escalier, l’option 2 nous allait fort bien. On se sentait guérilleros sans armes ni armées ; combattants par la fuite et le refus. Ce n’était pas Paris qu’on défendait, c’était la vue sur Paris qu’on aimait. On dominait la nuit, à défaut de la situation.





samedi 23 décembre 2017

Influencer les singes


Qui écrit pour se sauver est foutu d'avance.

Vivre est utopique. On nous fout sur la terre sans prévenir, il faut faire avec. Alors l'utopie, c'est de se prendre en main, de se vouloir libre. Il faut pouvoir se dire qu'on n'est pas seulement là pour bouffer, dormir, rêvasser. Il y a une énorme charge utopique dans le phénomène d'écrire. C'est comme l'amour, il n'y a rien de plus inconsidéré malgré les bateleurs de foire. On en cache l'évidence avec des mots comme sexe, fantasme, etc. Mais le sexe n'est pas si important qu'on se plaît à le dire. Les hommes et les femmes ne vivent pas seulement sous ce signe, ils n'ont pas le temps. Mais comme il faut rendre la vie intéressante par tous les moyens, ils le laissent croire. Et toute notre vie, l'écran de notre vie, est maculé par ces illusions entretenues à grand renfort de dérisoire propagande. Comme si on voulait influencer les singes. Le sexe, c'est la guerre. Et c'est la misère. Mais ce sont les riches qui en parlent le plus. Gros matériel de cuisine pornographique. C'est très bien, le nu. Mais il faudra bien se rhabiller. Il y a là un point sensible de l'histoire du monde. On arrive à une situation irréversible. Puis les bibliothèques croulent, les intelligences se bouffent le nez, il y a je ne sais quelle énervante impuissance dans l'air. En témoignent les séries inconsidérément assénées par nos dictateurs de poche : Marx, Freud, Artaud – quelle salade, plein la bouche ! – Scève, Hopkins, Hölderlin – chacun y va de son hérédité choisie, pas de main morte, avec, pour dôme, sésame à détonateur, l'humour, le sauve-qui-peut ; l'ennui de se savoir assez insignifiant en a fait d'autres.

Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, 1977

mercredi 20 décembre 2017

Perros, repères




L'agréable de ce monde je l'ai goûté,
depuis longtemps, longtemps ! les heures de jeunesse
sont écoulées. Avril et Mai sont déjà loin
Je ne vis plus de bon cœur, et ne suis plus rien.


En 1978, année de la mort de Georges Perros, France culture lui consacre un numéro des Nuits magnétiques, bouts d'entretiens, textes lus par l'auteur, repères biographiques, et témoignages de proches : son éditeur, Georges Lambrichs, les poètes Pierre Klossowski et Xavier Grall, l'édile de Douarnenez…
On peut écouter l'émission ci-dessous ou ici, page qui offre aussi le téléchargement. Et c'est quelque peu moins terrorisant que le très, presque trop volumineux Quarto de Gallimard.





Raconter sa vie en octo-
syllabiques n'est pas courant
ni sérieux. Je reconnais…
C'est pour faire passer muscade
La vérité n'aime rien tant
qu'être transformée en mensonge
Et la poésie à ce point
de déshabillage en est un
Tant pis pour moi, tant pis pour vous
qui vous y êtes laissé prendre
Je vous salue bien maintenant.



Extrait d'un manuscrit inédit,
in Georges Perros, Oeuvres, coll. Quarto, Gallimard, 2017

mardi 19 décembre 2017

Une fille des rues

Georges Perros chez lui, à Douarnenez, coll. privée



A ceux pour qui, littérature,
Tu es tout, et qui vivent comme
Il ne fallait pas vivre pour
T'aimer, toi, fille des rues,
Je dis merde de tout mon cœur
Qu'ils le sachent si bon leur semble
D'ouvrir ce livre, et d'un œil flou
En traverser les lignes grises
La poésie, moi, je m'en fous
Plus qu'un dernier an quarante
C'est respirer qui m'intéresse
Avec la mer, le ciel, gratuits
Mon plaisir cueille ma détresse
Comme on cueille une fleur des champs
Pour l'offrir à qui passe. Ainsi
Le vœu que j'ai fait dans ma vie.
Ce qui ne m'empêche pas d'aimer
Bien plus que tout autre peut-être
Les poètes que vous prônez
Gens de la syntaxe actuelle.
Vous appartiendraient-ils ? Ainsi
Serais-je jamais fichu d'être
Celui-là qui dit de ces choses
Qui feraient éclore les roses
Rien qu'à les sentir, les aimer
(citation Hölderlin)
En bleu adorable fleurit…
Je ne règle compte à personne
Ne vit-on pas tous comme on peut
Le miracle d'être. La vie
Cependant est à tout le monde
Il est trop fin de l'oublier.


Fragment écarté de l'édition définitive d'Une vie ordinaire (1967). D'autres textes inédits de Georges Perros, issus de carnets et documents retrouvés, des entretiens, des critiques,  des publications pour des revues et jamais reprises en volume, mais aussi tous les écrits publiés du vivant de l'auteur des fameux Papiers collés, sont regroupés, sous la direction de Thierry Gillybœuf, dans l'imposant Quarto, Georges Perros, Œuvres que vient de publier Gallimard. 1596 pages pour 32 euros. C'est moins cher que la Pléiade de J'en dors le monde et le papier est de meilleure qualité – le brochage, je ne sais pas. Mais on y reviendra forcément.

lundi 18 décembre 2017

Je suis un raté


(…) Voilà 15 mois que je suis libéré. Voilà 15 mois que cette réédition est décidée. Voici 15 mois que je lutte contre l'oubli, contre l'indifférence, contre l'injustice des uns et des autres. Je croyais que la valeur de Quand vient [la fin] (clamée pourtant aux quatre vents par tout un chacun), que ma longue captivité me vaudraient un minimum de considération…Il me semble que pendant tous ces mois j'ai tenu tête à l'adversité avec un certain courage. Mais maintenant je suis à bout. Je baisse les bras. Je laisse tomber. Si G. G. [Gaston Gallimard] ne veut rien faire, qu'il aille se faire foutre. Ce n'est pas moi qui me traînerai à ses pieds pour obtenir ce peu que j'estime m'être dû. 
Vous voyez si je suis dans des dispositions favorables à la création littéraire ! Je ne fais rien depuis un mois. Et cela menace de durer. Je me suis débarrassé des 600 pages de L'Apprenti. C'est Arland qui l'a entre les mains. Ouf !… Je n'ai aucun courage pour entreprendre quoi que ce soit, malgré tous les manuscrits, déjà écrits de premier jet, qui m'attendent. Je n'aspire qu'à la solitude, qu'au silence le plus complet. Cette simple lettre, même à un ami si cher que vous, m'est une corvée. Je sens venir le jour où je ne répondrai plus à personne. Où je me terrerai complètement. 
J'ai beau faire, je ne me suis pas réadapté. La captivité, je m'en rends compte aujourd'hui, a sapé ma vitalité. Je suis un vaincu, un raté. Si je n'avais ma femme auprès de moi, dont la vigilence m'aide à vivre, je ne sais ce que je deviendrais. Je me fais l'effet d'un revenant, d'un fantôme. Je n'ai plus ma place dans ce monde étouffant et fascisé. A quoi bon s'acharner sur des illusions ? C'est dans l'acceptation de cette léthargie que je trouverai peut-être un peu de paix. Je veux l'imaginer. 
Pardonnez-moi ce dernier éclat. C'est la dernière fois que je sors de mes gonds. J'ai compris ! Et je me tais. 
Mais croyez-moi votre ami toujours affectueux.

R. Guérin


Extrait d'une lettre de Raymond Guérin à Henri Calet, datée du 7 février 1945. A lire dans son intégralité dans le recueil paru en 2005 chez Le Dilettante, sous la direction de l'inestimable Jean-Pierre Baril, Henri Calet-Raymond Guérin, Correspondance 1938-1955.

jeudi 14 décembre 2017

Le plus sage


J'avoue qu'ici mon trouble est un peu celui de l'acteur qui, oubliant tout à coup son rôle, est obligé d'inventer des répliques ou de s'excuser tant bien que mal auprès des spectateurs. Ce que me demande Lucien Kra est au-dessus de mes forces, pour mille raisons dont la première est une pudeur qui m'empêche de parler de moi. Tout ce que je dirais serait d'ailleurs faux. Il y aurait bien ma date de naissance qui serait exacte. Encore faudrait-il que l'humeur du moment ne me poussât pas à me rajeunir ou à me vieillir. Qui saurait d'ailleurs résister au plaisir d'emplir sa biographie d'événements, de pensées basses, d'envie d'écrire à l'âge de huit ans, de jeunesse incomprise, d'études très brillantes ou très médiocres, de tentatives de suicide, d'actions d'éclat à la guerre, d'une blessure mortelle dont on a réchappé, d'une condamnation à mort dans un camp de prisonniers et de la grâce arrivant la veille de l'exécution. Le plus sage, je crois, est de ne pas commencer.

Cette notice intitulée « Carnet de l'auteur - Biographie », fut rédigée par Emmanuel Bove à la demande de son éditeur et publiée en pages 3 et 4 de son roman Un soir chez Blutel. Une version plus longue figurait dans l'excellente biographie de Raymond Cousse et Jean-Luc Bitton parue au Castor astral en 1998, Emmanuel Bove, La Vie comme une ombre
On peut désormais trouver ce texte dans le recueil Le Remord, édité ces jours-ci dans la Petite bibliothèque Ombres, pertinemment signalé par l'ami Louis Watt-Owen, et qui comprend 9 nouvelles parues dans divers journaux et jamais éditées en recueil, ainsi que quelques portraits de Bove, des caricatures et des entretiens très courts mais drôlatiques avec l'auteur de Mes Amis. Et tout cela pour la modique somme de 9 euros.

mercredi 6 décembre 2017

Rien de si effrayant


Le plus effrayant pour moi est d'écrire de la prose... Et dès l'instant où je m'en suis aperçu, où j'ai su, je me suis juré de ne plus écrire que de la prose. Parce que j'aurais pu faire tout autre chose. J'ai appris beaucoup d'autres disciplines, mais aucune qui soit si effrayante. Voilà, j'ai pris très tôt des cours de dessin, et je serais sans doute devenu un dessinateur passable, ça m'aurait été très facile. J'ai étudié la musique, et ça m'était très facile de jouer de plusieurs instruments, de faire de la musique, je veux dire de composer. Il y a eu une époque où je me suis dit : je veux absolument être chef d'orchestre. J'ai étudié l'esthétique musicale, et un instrument après l'autre, mais parce que cela m'était trop facile, j'ai tout abandonné. Ensuite, j'aurais pu être acteur, ou metteur en scène, ou dramaturge. Il y a eu un temps où cela m'emballait. C'était tout à fait passionnant, j'ai beaucoup joué, surtout des rôles comiques, j'ai fait de la mise en scène... J'ai fréquenté une école de commerce, et il y a eu de la même manière un temps où je me suis dit : oui, bon, je pourrais être commerçant aussi, et ça m'attirait beaucoup de me développer dans cette direction...
Et très jeune – jusque vers seize, dix-huit ans – je ne haïssais rien tant que les livres... Je vivais chez mon grand-père, il écrivait, et il y avait une énorme bibliothèque, et être toujours au milieu de ces livres, devoir traverser cette bibliothèque, tous les jours, rien que cela était terrifiant pour moi... Et probablement... pourquoi en suis-je venu à écrire, pourquoi est-ce que j'écris des livres ? Par opposition à moi-même soudain, et à cet état – parce que les résistances, je l'ai déjà dit, sont tout pour moi. Je voulais justement cette monstrueuse résistance, et c'est ainsi que j'écris de la prose...

Thomas Bernhard, Trois jours, trad. Claude Porcell

vendredi 1 décembre 2017

Jeunes filles



On est en 1978. Carole Bellaïche a 14 ans. Elle est en seconde. Elle se lance avec ferveur dans le projet de photographier certaines filles de sa classe, un acte d’emprise sur celles qu’elle juge les plus belles. Elle les maquille, les dispose, les déguise, les met en scène dans l’espace hors du temps de la grande maison familiale. C’est un jeu étrange, à la fois léger et sérieux, mais elle n’a pas conscience de faire œuvre de photographe. Peu après cette expérience lycéenne, elle devient « pour de vrai » photographe – elle réalise des portraits d'acteurs et d'actrices pour leurs books... Elle abandonne ses premiers films dans un placard, comme une passade d’adolescence sans lien avec son nouveau métier.
Les pellicules dorment pendant quarante ans, et s’abîment. Un jour, elle y repense et les exhume. Le temps de latence est achevé : les images ressurgies du passé sont bien celles d’une jeune fille de 14 ans qui ne savait pas qu’elle était photographe. Elles sont devenues « autres » car elles ont été, pour la plupart, rongées, partiellement effacées, mais aussi ornées, redessinées, recréées par le travail chimique et inconscient du temps.
Elles sont devenues autres car Carole Bellaïche peut les voir désormais comme une expérience fondatrice pour son travail de grande photographe d’actrices.
Pour Alain Bergala, la rareté de ces images de jeunes filles tient à leur beauté propre, à leur tenue formelle impeccable, mais aussi au fait, unique, qu’elles ont été prises par une jeune fille de leur âge. La jeune fille a toujours été un motif de prédilection pour les peintres, les photographes, les cinéastes, mais ceux qui photographient les jeunes filles sont le plus souvent des hommes, plus avancés en âge, avec tout ce que cela entraîne de nostalgie ou de désir de leur part. Le trouble qui naît de certaines de ces photos est d’un autre ordre : c'est qu'elles ont été manigancées... entre jeunes filles.
Cet ouvrage s'inscrit dans la collection Les carnets, une collection – mise au point avec Bernard Plossu – qui se propose de revisiter les archives d’un photographe ou d’un collectionneur et d’en extraire des séries thématiques (des faits, des objets, des situations, des évocations...) ; dans chaque volume, un texte dialogue avec les images.
(texte de présentation des éditions Yellow Now, Bruxelles, 2017)








Rencontre avec
Carole Bellaïche et Alain Bergala
La Chambre Claire

14, rue Saint-Sulpice
75006 PARIS

Samedi 2 décembre
de 15h à 18h