vendredi 29 novembre 2024

L'heure de sa mort

Mimmo Jodice

 

 

L'homme accepte la mort mais non l'heure de sa mort.
Mourir n'importe quand, sauf quand il faut que l'on meure !
cioran

 

 

un traitement lourd était exclu
son passage parmi nous prenait fin
nous avions eu cette chance
il nous faudrait choisir l'heure du départ
lui éviter trop de souffrance...

nous avions beau le savoir,
y penser
avoir le temps de nous y préparer...

et puis il avait laissé les paroles s'étrangler d'elles-mêmes
la voix voilée
les larmes déposées
il entendait dans leurs yeux 
nous ne sommes plus des enfants

comme à leur habitude, elles n'étaient pas arrivées
à l'heure prévue
et l'une
après l'autre
il aurait pu leur écrire
un texte

évoquer le choc muet de la mort
qui nous cisèle
quelque chose comme ça
aurait-ce été moins grotesque ?

ces derniers temps les mots lui échappaient
se résistaient à
l'alignement
n'avaient plus aucune justesse,
aussi fantomatiques que lui

le monde était plein de poèmes, 
disais-tu mon cher vieux ray
il y a déjà plus de quarante ans
aujourd'hui,
des vers circulaient sur des écrans, le métro,
remplissaient des étagères poussiéreuses
les bibliothèques désolées
personne n'y prêtait plus attention

qui avait encore besoin d'un nouveau poème ?

elles étaient venues voir la chienne
– une dernière fois ?
il s'était contenté en les attendant
d'écouter le disque quatre des complete columbia studio recordings
1965-68
du deuxième miles davis quintet
dégoté récemment sur le bon coin
en jonglant avec les deux plaques du four et les trois pizzas
surgelées
achetées à leur attention en sortant du travail

mais ces samedis soirs nerveux où il cuisinait
pour elles
les dimanches après-midis dvd
tous les trois serrés sur le canapé
cette époque-là aussi était morte.


charles brun, filles de kilimanjaro



mardi 26 novembre 2024

Oublié au fond d'un tiroir

Roger Parry

 

Quant aux premières lignes du premier livre de l'ami Calet, les voici.


Je suis un produit d'avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début.
Ils pataugeaient dans le chemin des pauvres, mon père de vingt ans et ma mère, qui devait avoir bien du charme avec sa trentaine ; j'en juge d'après les photographies que j'ai vues.
Ils se sont rencontrés. Mon père, sur l'instant, se fit tatouer un coeur allégorique, traversé d'une flèche, sous le biceps gauche, parce qu'il était amoureux. Ils se sont mis «
à la colle», c'est l'expression de ce temps, je suis venu, et on est parti tous les trois.
Tas petit de chair molle, oublié au fond d'un tiroir de commode aménagé sommairement en berceau, j'ai fait ma collection d'images. J'ai empli mes yeux vides avec les fleurs du mur
; la flamme remuante et plusieurs fois pointue de la lampe à pétrole; les lézardes sinueuses, sombres sur le plafond gris.
Bercé dans les grands bras solides, confiant, serré contre une poitrine chaude, j'ai eu les bons jours de la vie dans le vide.
Rien que du chaud.
Le lait blanc, en jet, du corps de ma mère et qui chatouille le gosier
; l’odeur de la bouche de mon père, tabac et Pernod mêlés, qui venait chez moi, au travers des poils de moustache noirs, en même temps que des mots; la marche des mains sur la peau de mon corps, caresse qui partait du nombril et remontait jusqu’à la gorge… la p’tite bête qui monte, qui monte, qui monte… Kirikiki…

 

 

Henri Calet, La Belle lurette,
Gallimard, 1935


dimanche 24 novembre 2024

Larmes

Gilles D'Elia

Elle produit parfois des choses curieuses, la littérature… Je pense à Henri Calet. Et à ces deux phrases connues de tous, même de ceux qui ne l'ont jamais lu. Que d'autres citent sans même en connaître l'auteur. Deux phrases qui sont les dernières d'un livre inachevé, celui que ce fils d'anar doit remettre à Grasset en 1956, année où son coeur le lâche. Un texte à l'état de brouillon. Une promesse qui compte, certainement, peu de lecteurs. Qui encore lit Calet ?
Ces deux phrases finales sont notées un 11 juillet, soit trois jours avant la troisième attaque. Celui qui célébrait les petites gens, leurs petites et grandes angoisses, leurs joies et fêtes, se volatilise un 14 juillet, comme Ferré…


11 juillet : 16h. Accrochage des tableaux de Dubuffet.
Je suis sorti de mon ornière… Ecrire des articles ?
20h : Les Dubuffet à dîner.
Nuit : Douleurs.

En souffrance à Vence.

Le matin – demi sommeil – sanglots, qui me réveillent (pensé à Luc)

C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides.

Je suis déjà un peu parti, absent.
Faites comme si je n’étais pas là.
Ma voix ne porte plus très loin.

Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie.

Il faut se quitter déjà ?

Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes.

 

Henri Calet, Peau d'ours,
Gallimard, 1958


mercredi 20 novembre 2024

De l'aliénation

Ferdinando Scianna

 

Pas un matin, lorsque le radio-réveil me tire de mon insomnie, où je ne pense au tube de Nietzsche à propos du travail et de la liberté: « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut: politique, marchand, fonctionnaire, érudit.» Le soir, exténué, tout en enchaînant avec la promenade du chien, quelques courses et la préparation du repas, la même chanson repasse en boucle. Et ainsi, jour après jour...
A peine ouvert, le dernier opus de l'ami Schiffter, surfeur balnéaire que l'on ne présente plus, nous joue ce petit air connu. Illustration avec la définition de l'aliénation que nous offre ce
dandy scorpion :
Terme philosophique par lequel on désigne la perte de la personnalité d’un esclave moderne. Affecté jour après jour à des besognes abrutissantes, le malheureux finit par se sentir étranger à lui-même. Et pour cause: il a cédé son temps (du latin alienare), c’est-à-dire sa vie, à son employeur, et il ne s’appartient plus en rien. On dit alors qu’il est aliéné, ou que c’est un aliéné. Remarque : À ce terme d’aliéné on doit associer celui d’exploité. En effet, quand un artisan exerce son savoir-faire consistant à transformer une matière en objet, il considère que le résultat de son activité n’est autre que luimême, mais autrement, objectivé. De même pour l’artiste, dont l’ouvrage est une autre forme de son moi. Si l’artisanat et l’art ne sont pas du travail, c’est parce qu’ils permettent la métamorphose matérielle libre d’une subjectivité. Pendant le temps passé à mettre en forme un meuble, un vase, une grille en fer forgé, une paire de bottes, etc., le teknikos, l’artifex, jouit de sa propre compagnie. Il ouvrage en laissant vagabonder ses pensées. Dans son atelier, il ne quitte pas son «arrière-boutique», comme disait Montaigne– cette conscience en nous qu’il nous faut «nous reserver toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude». En revanche, ni artisan ni artiste, l’esclave salarié ne se reconnaît pas dans les produits de son travail. Utilisé comme un mécanisme humain par le mode de production capitaliste et son système mercantile d’échange, embesogné pendant des heures et des heures, il se perd de vue. Son «ordinaire entretien» intime, «si privé», est interrompu par des consignes, des «mails», des réunions, par n’importe quelle «communication estrangiere» «qui y trouve place». Esseulé dans une équipe et non plus seul, mentalement violenté par des sollicitations extérieures et non plus libre de laisser son imagination aller «à sauts et à gambades», l’exploité est un être sans une œuvre dont il pourrait être l’auteur et qui refléterait sa personne même.

 

Frédéric Schiffter,
Indispensable précis de détestation du travail
,
ill. Muzo
éd. le dilettante, 2024, 16 euros


samedi 16 novembre 2024

Laisser filer le temps

 

Vsevolod Tarasevich

 

 

J’aime les villes, leurs places,
leurs artères, leurs coins de rues,
m’asseoir en terrasse
un café
posé devant moi
et laisser filer le temps
sans rien faire, sans presse,
le regard s'attardant ici ou là,
puis aller dans une librairie et fouiller
un peu dans les rayons,
et s’il y a un fleuve, le traverser
et répéter la même opération sur l’autre berge.
J’aime être seul parmi les gens,
n’être personne, n’avoir nulle part où aller,
et pouvoir aller n’importe où.
J’aime quand je me penche pour la première fois
sur le miroir de la salle de bains de l’hôtel,
ce moment de suspens,
quand, tout juste arrivé,
j’ignore si je vais voir apparaître mon visage
ou celui du client précédant, encore présent
dans la mémoire du mercure.
J’aime les parcs et les fleuves
urbains, me promener, à leur côté,
particulièrement à l’automne.
J’aime les villes, oui : marcher,
observer, vivre, tomber amoureux
de cette femme en robe rouge…

      Karmelo C. Iribarren, Las luces interiores,
trad.maison


vendredi 15 novembre 2024

Dormir

Horst P Horst

 

 

Que j'aime à m'endormir sur le drap de ta peau
Comme un autre à pourrir dans les plis du drapeau.

 

Olivier Larronde

jeudi 7 novembre 2024

Un arbre

Greg Baker

 

Ne me parle pas comme à un mort
ne me parle pas comme si je n'étais plus
parle-moi
comme si je n'étais pas né
parle-moi comme si j'étais un arbre

 

 

Vladimira Čerepková, in La Ruée des poissons
trad. Jean-Gaspard Pálenicěk
éd. Rumeurs, 2023