Saul Leiter |
Je suis la seule femme de l’escalier C. Ils sont cinq à partager avec moi cette partie de l’immeuble. Au premier, deux étudiants d’à peine vingt ans qui, à en juger par leurs tenues vestimentaires, font des études scientifiques, ou de la géographie, peut-être, c’est à leurs pulls que je vois ça, trop moches. Ils sont timides et ils doivent pas s’amuser souvent, ces deux-là. Moi, à vingt ans, j’emmerdais tout l’immeuble au moins une fois par semaine en ouvrant ma porte aux copains. Au troisième, au-dessus de chez moi, M. Goldstein, quatre-vingt-douze ans, qui ne sort pratiquement plus de chez lui et à qui je propose de temps en temps de faire quelques courses. Au quatrième, Paley, pas loin de la soixantaine, énorme bide et cheveux longs à la Léo Ferré, chez qui une femme très douce vient habiter quelques jours par mois. Et au cinquième Augustin Févron, la mi-trentaine, pas mal, sans plus, mais que j’essaierais bien. Lui, depuis cinq ans que je vis là, j’ai dû voir trois ou quatre fois une femme monter chez lui ; même s’il y en a qui m’ont échappé, ça fait pas bézef. Je sais que tous ces hommes me désirent, à leur façon de me regarder, d’engager la conversation, de s’attarder, de me demander si ça va. Ils sont tous très gentils avec moi, parfois, quand ils m’entendent descendre les escaliers avec mes talons, ils ralentissent ce qu’ils ont à faire dans le local à poubelles ou devant les boîtes aux lettres, ils m’attendent pour qu’on se croise et « Bonjour Lætitia, ça va ? Dites-moi, vous n’avez pas de problème avec l’interphone, vous ? Non, je dis ça parce que moi... » Quand je fais l’amour avec un homme chez moi, j’en rajoute un peu. Et l’été, il m’est arrivé souvent de me masturber la fenêtre ouverte et de les imaginer m’entendre, seuls, chez eux, jouir bruyamment. J’ai vingt-huit ans et je suis très jolie. C’est pas que je me la pète mais une belle jeune femme sait très bien les pensées qu’elle suscite chez un homme. Et ce que je provoque chez eux me touche. Même quand ils sont laids ou vieux. Surtout quand ils sont laids ou vieux. Mes voisins savent qu’ils ne coucheront jamais avec moi, mais je suis certaine qu’ils y pensent. Il ne me viendrait jamais à l’idée de descendre mes poubelles en espadrilles trouées et en vieux pull trop large. Ils font rarement l’amour, ces types-là, alors il faut pas les décevoir, il faut être fraîche et attirante en toute circonstance. Quand on sonne chez moi, je vérifie ma chevelure et me repasse un peu de rouge sur les lèvres, ça mange pas de pain et ça peut faire que plaisir. J’essaie toujours de leur donner de quoi rêver un peu à mes petits bonshommes.
David Thomas, Le poids du monde est amour, J'ai lu 12350, 6.90 €
Enfin, un peu d'altruisme. Que dis-je, de la philanthropie. Ça manque un peu ces temps-ci.
RépondreSupprimerEt demain, promis Julio, j'enlève le bas...
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