Tomislav Peternek |
Reçois ce visage mien, muet, mendiant.
Reçois cet amour que je te réclame.
Reçois ce qu'il y a en moi qui est toi.
Alejandra Pizarnik, in Les Travaux et les Nuits
trad. Jacques Ancet, Ypsilon éd.
Tomislav Peternek |
Reçois ce visage mien, muet, mendiant.
Reçois cet amour que je te réclame.
Reçois ce qu'il y a en moi qui est toi.
Alejandra Pizarnik, in Les Travaux et les Nuits
trad. Jacques Ancet, Ypsilon éd.
Ferdinando Scianna |
J’aime t’aimer accroupie
Ici, du plus bas, au plus près de la terre
Je lèche les palpitations de ton attention
Et concentre mon plaisir sur la fluence
Pas étonnant que la Terre soit ronde
Quelle forme pouvait-elle prendre, si ce n’est celle de ma bouche ?
Raquel Lanseros,
trad. maison
Carole Bellaïche |
A dix ans, je pensais
que le monde appartenait aux adultes.
Ils pouvaient faire l'amour, fumer, boire à leur guise,
aller où ils le désiraient.
Surtout, nous écraser de leur pouvoir intraitable.Aujourd'hui j'ai appris, avec l'expérience, un lieu commun :
en réalité il n'y a pas d'adultes,
seuls existent de vieux enfants.Ils veulent ce qu'ils n'ont pas :
le jouet des autres.
Tout les effraie.
Ils sont toujours soumis à quelqu'un.
Leur vie ne leur appartient pas.
Ils pleurent à la moindre occasion.Mais ils ne sont plus aussi vaillants qu'à dix ans :
ils font tout cela la nuit, en silence, sans témoin.
José Emilio Pacheco, in La arena errante
trad. maison
Gilles D'Elia |
— Aucune importance, je t'assure...
— Tu as tout de même passé un bel été ?
— Si tu pouvais éviter, toi aussi, de mettre du beau partout...
— Quoi ?
— Je ne supporte pas ces gens qui te donnent en permamence du Belle journée, Beau dimanche, Bel été... Beaux connards, oui !...
— Ok, Ok. Tu as passé un bon été ?
— Il n'est pas terminé.
— Tu es parti ?
— Où veux-tu que j'aille ?
— Prendre l'air.
— L'air est irrespirable. Ailleurs autant qu'ici.
— Des vacances te feraient du bien.
— J'ai ni le fric ni le désir de me coltiner la recherche de la bonne page internet pour acheter un billet de train, d'une autre pour réserver une chambre, sans parler de se taper des quais et des trains surpeuplés de mômes qui chialent et de parents sur leur smartphone. Je suis très bien chez moi. Les trains, je les entends passer, ça me suffit amplement. Pareil pour le téléphone, je ne veux pas mettre de blé dans cet outil, les prix sont délirants. J'ai appelé l'opérateur, on m'avait dit qu'ils faisaient des prix car tu accumules des points, je ne sais pas quoi, mais ils m'ont renvoyé sur leur site internet, qu'ils aillent se faire pendre. J'ai essayé une de leurs boutiques dans un centre commercial, une superbe parodie de l'enfer, c'était rempli de clients : des jeunes cons, fascinés par toute sorte de machines, aux vieux, dépassés par le nouvel appareil qu'on leur a refourgué... Je ne suis pas fait pour ce monde-là. Mais je te l'ai dit : aucune importance, je ne reçois en général que deux appels dans la journée. Un le matin, de ma vieille mère et un le soir, de ma vieille mère...
— Tu déconnes !
— C'est vrai : parfois elle m'appelle aussi le midi.
— Tu exagères, tu ne peux pas, comme ça, resté coupé du monde...
— Oh que si. La radio est tombée en panne il y a une semaine ou deux, ça fait un bien fou. Je ne peux plus entendre leur propagande à longueur de journée. Leur lutte contre le déréglement climatique ou l'extrême droite, contre la guerre, le virus, l'inflation et tout cette novlangue de baratin, j'ai l'impression d'être soumis à des spots de pub en permanence, ça frôle la démence. Jacques Tati s'étonnait que dans les salles de cinéma, au moment des pubs, les spectateurs ne sifflent pas tous en choeur, mettent le feu à l'écran. Aujourd'hui, tout le monde gobe tout, certains font semblant de s'indigner de temps à autre pour être en phase avec leur conscience politique, et puis, faut bien vivre, on passe à la suite. Au suivant, chantait Brel, au suivant ! Des armées d'impuissants, voilà ce que nous sommes devenus. De manière consentante, qui plus est...
— Ben, mon vieux...
— Tout cela n'a aucune importance, te dis-je. Revenons aux vacances. T'es parti, toi ?
— Oh, j'ai fait dans la sobriété. Je suis resté en France, en Normandie...
— C'est bien, t'es parfaitement domestiqué. Tu as retenu la leçon de ces ordures fascistes qui nous gouvernent par la peur, l'intimidation et la répression. Tu pisses sous la douche, comme ils l'ordonnent ? Tu n'oublies pas de couper ta connection wifi avant de t'endormir ? Et cet hiver, rappelle-toi, pas question de chauffer ton appartement.
— Je ne sais pas ce qui nous attend...
— ...La mort, ducon.
— Je voulais dire niveau factures, impôts, inflation, ils ne vont pas bloquer les prix éternellement...
— ...C'est bien ce que je dis, la mort. Dans un premier temps, ce qui t'attend, comme nous tous, c'est la mise au ban, l'exclusion. Et puis, vient la mort. Tu verras. Ce sera un peu long et douloureux mais ça viendra. Avec un peu de chance, un missile se chargera d'accélérer le processus... Mais, d'ici là, tu peux nous payer une petite tournée.
— Quel intérêt ?
— Celui de gagner toute ma considération.
— Tu as raison. Rien ne vaut un petit apéro avec son meilleur poteau. On en ressort totalement requinqué...
Gilles D’Elia |
Il existe à Madrid, la ville dont ma famille paternelle est originaire, un poète qui porte mes nom et prénom. Une dizaine d'années nous séparent. Il est plus jeune. Wikipedia lui a attribué ma traduction d'un écrivain espagnol reconnu. Interrogé à ce sujet dans la presse, l'homonyme a nié être l'auteur de mon texte, affirmant qu'il ne maîtrisait aucune langue étrangère, qu'il s'agissait sans aucun doute d'une erreur de l'encyclopédie en ligne. Je n'ai pas vérifié si le lien hypertexte a depuis été corrigé. A qui peut-il renvoyer aujourd'hui ? Je me suis sans cesse efforcé pour n'être nulle part répertorié. Récemment, l'ami Juan Tallón s'est retrouvé aux côtés de ce poète madrilène à l'occasion d'une table ronde. Juan et moi dialoguons régulièrement par mail depuis des années mais nous ne nous sommes jamais vus. Tout naturellement, lorsque les organisateurs du débat ont fait les présentations – ni l'un ni l'autre ne se connaissaient – Juan, passée la surprise, n'a pas caché son enthousiasme. Enfin, nous nous rencontrions. L'autre a immédiatement saisi la méprise et pensé au traducteur qu'il prétendait ne pas être. Depuis cet épisode rapporté par Juan, je suis totalement déconcerté. Soit. Ce type a démenti à deux reprises – du moins à ma connaissance. Il n'est pas moi, c'est entendu. Mais qui peut certifier que je ne suis pas lui ?
Si muero,
dejad el balcón abierto.El niño come naranjas.
(Desde mi balcón lo veo).El segador siega el trigo.
(Desde mi balcón lo siento).¡Si muero,
dejad el balcón abierto!
l'amour et le cinéma
étaient nos principales
occupations
nous passions sans façon
du matelas trop étroit
aux fauteuils défoncés
traverser toute la ville
en métro nous semblait facile
mais lorsque nous tardions
la copie déjà laissait à désirer
une reprise ne signifiait pas
restauration
remasterisation
numérisation
dans la cabine de projection
le changement de bobine nous volait
un plan ou deux
un bout de dialogue
Je ne suis pas le produit de cette société
proclamait le psychopathe
dans un vieux film italien
Je suis entièrement autodidacte
j'en ai oublié le titre
seule reste cette réplique
sa tête sur mon épaule
la poussière dans la lumière
— et de douloureuses lombaires
charles brun, fanfaronnons sans façon
Susan Dofka |
L'air sent la mer
L'hiver a une pareille altitude m'effraie
On ne sait où naissent les vents
Ni quelle direction ils prennent
La maison tangue comme un bateau
Quelle main nous balanceAu cri poussé au dehors je sortis
Pour voir
Une femme se noyait
Une femme inconnue
Je lui tendis la main
Je la sauvaiAprès lui avoir dit mon nom
Qu'elle ne connaissait pas
Je la mis à sécher à l'endroit le plus chaud
Je la vis revenir à la vie et embellir
Puis comme la chaleur augmentait
Elle disparut
Évaporée
Je me mis à pousser des cris et à pleurer
Puis j'éclatai de rireJ'avais un moment recueilli la renommée
Dans mon intimité
J'ouvris la porte et me mis à courir
A travers champs à chanter à tue-tête
Quand je rentrai le calme s'était fait chez moi
Et le feu qui s'était éteint fut rallumé
Pierre Reverdy, in La Lucarne ovale
Faut faire des économies d'eau, t'as qu'à m'payer un verre... Tu carbures à quoi, toi ?... Tiens, je vais faire pareil... Garçon, la même chose que monsieur. La bière, faut que j'arrête, ça me donne des gaz, c'est dégueulasse, surtout pour les autres. Moi, je me suis habitué. Tu as remarqué, les mauvaises odeurs, y'a que les nôtres qu'on tolère. Comme si celles des autres étaient moins nobles… T'as raison, le blanc, c'est bien, et puis ça attaque moins la gueule que le rouge. Niveau couperose, tu sais... Je parle, je parle, je parle, mais bon, je me marre, je ne sais plus qui disait ça : Celui qui rit de lui-même aura toujours matière à rire. Quelque chose comme ça. Ça te dit rien ?… On se connaît, non ? D'ici ou d'ailleurs ?... On se maintient. Quel âge tu me donnes ?... 62 dans quelques jours. Je sais, je les fais. Tu vois, tout part en couille, j'ai trop de bide, de cul, double-menton bientôt, ça se ramollit de partout, les organes chacun leur tour filent en douce... Fallait me voir, quand j'étais jeune, un corps d'athlète… Les filles étaient folles de moi… Mais bon, j'en ai bien profité, finie la chanson… En plus, depuis le virus chino-américain, ou peut-être même depuis les doses du vaccin Bill Gates, je sais pas d'où ça vient, toujours est-il que je suis vite à bout de souffle, parfois je suis border malaise, j'ai de terribles maux de crâne, des troubles de la vision, des nausées. Mais, je vais pas me plaindre, il y a des filles qui n'ont plus leurs règles, des filles assez jeunes, ménopausées avant l'heure, personne n'en parle, comme les Covid longs, t'es au courant de ça ?... Bref, moi, je sais que je crèverai comme un vieux pauvre porc, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu crois que je vais regretter ce monde ? Ces sales gueules qui nous entourent, ces politiconnards qui se foutent de nous H24 ? Les influenceuses ? Le cinéma français ? Les missiles nucléaires qui vont nous tomber sur la gueule un de ces quatre ? La planète au bord de l'extinction ? Des hectares de forêts dévastés par le feu tandis que des milliardaires jouent au golf, font du jet-ski, comme l'autre pourriture, se déplacent cinq à six fois par semaine à bord de leur avion privé... Mais c'est nous qui devons éteindre la wifi la nuit, pisser sous la douche, ça fait des années que je pisse sous la douche et qu'est-ce que ça a changé ? Laisse-moi rire. Si, y'a quand même un truc qui me manquera, c'est le comptoir, certains pinards, les discussions comme ça avec d'autres fracassés de l'existence, mais même ça, je supporte de moins en moins, j'ai donné, j'en ai connu des rades, des que, je suis sûr, tu n'as jamais entendu parler, personne ici n'en a entendu parler, je parie. Même moi, j'ai oublié leur nom. C'est pour dire si ça remonte... Là, à une certaine heure de la nuit, tu touchais l'humain, dans ce qu'il a de plus profond, sa petitesse, ou sa bonté… Aujourd'hui, les bars sont tous aseptisés, on a peur de déranger, de salir le faux marbre, le vin est frelaté, tout est fake comme on dit dorénavant… Je sais, j'ai l'air de me plaindre comme un vieux con, et y'a pas de quoi, j'ai été un artiste important toute ma vie, la mort, je ne la crains pas, je l'attends avec stoïcisme. Tout ce que j'espère, c'est de ne pas devoir passer par un de ces mouroirs pour pauvres que sont devenus les hôpitaux, que ça s'arrête d'un seul coup, la vie, là, dans la rue, le café ou dans mon lit, qu'on en finisse une bonne fois pour toutes, pas d'agonie, pas d'acharnement thérapeutique, ciao, merci, je me suis bien marré, au suivant... Je sais pas si j'aurais le courage de faire comme l'écrivain là, qui s'est fait sauter la cervelle… Putain, ça donne soif ces histoires, on reprend le même ou on change pour un truc plus couillu ?...T'es toujours d'accord pour m'en payer un autre ? Si tu me paies un verre, tu connais la chanson, je te demanderai pas d'où tu viens, où tu vas, je sais plus qui chantait ça…
Saul Leiter |
Plantagenet soupçonna qu'il était le seul à avoir peur. D'ailleurs, cette main, ces ombres qui toutes participaient au domaine de ses habituels délires, ne l'effrayaient pas autant que le fait lui-même. L'étrange sensation d'avoir effectué une sorte de descente dans le maelström qui le terrifiait pour la dernière raison qu'on eût pu imaginer : à cause de cette haïssable, tranquille patience qu'il recelait parfois.
Mon Dieu, songea-t-il tout à coup, pourquoi suis-je ici, en ce lieu de désolation ? Et sans bien comprendre comment cela arrivait, il sentait qu'il venait de toucher le noyau démentiel de son univers ; ici se découvrait la véritable signification de tant d'enflure verbarle, des titres à grand tapage, produit d'arrogantes années. Mais ici, également, se trouvait peut-être la guérison, la sagesse, la perspicacité, plus patiente encore... Et la bonté, pensa-t-il en jetant un regard à ses deux amis. Oui, par quel miracle dépistait-il, ici, l'existence de la bonté et de l'amour ?
Malcolm Lowry, Lunar Caustic,
trad. Claire Francillon,
poche Maurice Nadeau, 2022
Rogier Houwen |
Lorsqu'il s'est réalisé, mon rêve s'est révélé impossible. Plus question d'y renoncer.
charles brun, désinscriptions des hommes
Julia Nikonova |
Poète de l'indicible.
Il parvint à exprimer enfin
ce que jamais personne ne dit.
Il fut condamné à mort.
Angel González, Procedimientos narrativos,trad. maison
Sam Cherry |
Un des trucs les plus chanceux
qui me soit arrivé
fut d’avoir eu un père
cruel et sadique.
après lui
les pires choses que la Destinée
m’a fait endurer
ne m’ont pas semblé si
terribles –
des choses qui pousseraient d’autres
hommes
vers la colère, le désespoir, le dégoût,
la folie, des pensées suicidaires
et
plus encore
n’ont eu qu’un impact mineur
sur moi
du fait de mon
éducation :
après mon père
presque tout le reste m’a paru
correct.
Je devrais vraiment avoir
de la gratitude pour ce
vieil enfoiré
mort depuis si longtemps
dans la mesure où
il m’a préparé
pour tous les nombreux
enfers
en m’y menant
plus tôt
que prévu
lors de ces années
où on ne peut pas s’échapper.
Charles Bukowski, Tempête pour les morts et les vivants,
trad. Romain Monnery
éd. Au diable Vauvert, 2019