mercredi 20 avril 2022

Faut pas qu'on traîne

Dora Maar



 

‒ Tu ne peux pas ne pas regarder.

‒ Détrompe-toi...

‒ ...Il en va de l'avenir du pays...

‒ Ça me manquait, ces brèves de comptoir dont tu as le secret...

‒ Tu veux qu'on aille s'asseoir ? Il y a de la place en terrasse...

‒ Je n'ai pas forcément envie de payer mon ballon de rouge le prix d'une bouteille entière à l'épicerie en bas de chez moi. Et puis, je n'ai pas l'impression qu'une fois assis, nous tiendrions des propos plus intelligents...

‒ Tu ne vas pas voter, j'imagine...

‒ N'oublie pas : aucun appel, aucun message durant ce bas débat... Je ne veux rien savoir. La température du plateau, la taille de la table, le choix des questions et les éléments de langage, le brushing de la Salami ou celui de la Pen, la moumoute du poudré a-t-elle tenu jusqu'au bout, a-t-il renoncé à son arrogance, l'héritière a-t-elle un programme social, lequel de ces épiciers est le plus écolo... Rien, je ne veux rien savoir.

‒ Tu ne m'as pas répondu.

‒ Je n'en ai pas l'intention. Comme je n'ai pas l'intention de discuter de ces deux baltringues, du pathétique show qu'ils nous préparent ou du Donbass...

‒ Ça risque d'être au-delà de tout ce qu'on a vu jusqu'à maintenant, le Donbass.

‒ Tu as entendu ça où ?

‒ A la radio.

‒ Ah, c'est toi ?

‒ Comment ça ?

‒ C'était une plaisanterie...

‒ Je ne suis pas sûr de comprendre...

‒ Peu importe... 

‒ Tu es en forme, ça fait plaisir...

‒ Je ne suis pas animateur télé, tu te souviens? Je suis fatigué de tout ce cirque ! La crise permanente, la peur dans les têtes et les oreilles, ces gueules sinistres croisées dans le métro, ces gueules d'assureurs et de guichetiers de banque qui nous gouvernent... Je n'ai pas envie de parler de ça. J'en ai la nausée... Et puis, il y a Julian Assange, condamné à des centaines d'années de prison pour avoir révélé le fonctionnement de cette mafia, ces larbins de l'industrie de l'armement et du divertissement, dont tout le monde se fout... Tiens, toi qui es toujours informé, qui crois l'être, qui reçois toutes ces alertes sur ton titécran, as-tu vu passer l'info de l'extradition d'Assange? Du feu vert des British pour livrer à la mort certaine l'un des seuls journalistes dignes de ce nom?

‒ Aujourd'hui ?

‒ Oui, mais j'imagine que ce pauvre Assange ne fait pas les titres des sites d'infotainment de nos grandes démocraties... On préfère de loin parler du héros Zelensky, ce mauvais acteur de sitcom, grand patriote et évadeur fiscal, manipulé par l'OTAN, McKinsey, les Amerloques et les néonazis ayant infiltré l'armée — qui tous rêvent d'entraîner l'Europe entière dans la guerre —, faisant des selfies en chef de guerre et t-shirt kaki, de l'agité parano et corrompu du Kremlin, tombé dans le piège, des bons réfugiés, bien blonds comme nous, du front républicain et de l'avenir de M'Bappé... Tiens, commande-nous la même chose et règle l'addition tant que tu y es, faut pas qu'on traîne... 

‒ Donc, tu ne voteras pas ? Comment veux-tu que les choses changent?

‒ Ne t'entête pas. Dis-toi bien une chose: ce rendez-vous dit démocratique est organisé par la bourgeoisie, soumise aux lobbies de toute sorte, sa promotion est faite par les médias, contrôlés par des milliardaires à 90%, c'est une illusion, une liberté en trompe-l'oeil, jamais un projet remettant en cause le fonctionnement-même de la société bourgeoise ne passera par les urnes. 

‒ Mais tout de même, Le Pen ou Macron, ce n'est pas la même chose.

‒ C'est vrai. La fille du borgne est une femme, par ailleurs, héritière d'une fortune mal acquise et vivant dans un château à Saint-Cloud tandis que l'éborgneur est un homme, par ailleurs, banquier d'affaires ayant dissimulé 90% de sa fortune dans les paradis fiscaux et proprio d'un manoir normand, d'un appartement dans un beau quartier parisien, et je ne sais plus quoi, et dont le gouvernement ces dernières années ne tenait plus que par la répression policière. Entre les deux, mon cœur balance, j'avoue. Pile, ils gagnent, Face, nous perdons. De quoi hésiter, en effet... Allez, faut que tu te rentres si tu veux, en allant te coucher ce soir, sentir que tu as fait ton devoir de vrai républicain et dormir tranquille jusqu'à dans cinq ou sept ans...


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