mardi 28 juillet 2020

Toutes ces choses

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Fin 1969, Jean-Patrick Manchette a 27 ans. Après des années de travaux d'écriture alimentaire, il envisage de passer à la réalisation et attend pour la première fois une réponse de la commission de l'Avance sur recettes du CNC. En jeu, un projet de film développé avec Jean-Pierre Bastid, écrit en grande partie par Manchette. Dans les pages de son Journal, à la date du lundi 1er décembre, il note :
Des coups de téléphone aux gens de la commission. Une difficulté épaisse à les joindre. Je me sens non exactement découragé, mais saisi par la même indifférence qui m'a fait abandonner, à six ou huit reprises, le bachotage en vue de l'oral de philologie. Cette commission au cursus honorum — parcours du non-combattant ― on la refuse soudain, sans révolte, car ce refus n'est pas constructif. On se laisse couler. Ne pas participer à la manipulation que le système veut opérer sur vous.
Et le vendredi suivant :
Avance obtenue aujourd'hui sur LES DANSEURS, quarante briques. Je suis scié.
C'est un changement majeur de niveau. C'est la possibilité de devenir metteur, d'avoir un revenu mensuel de cinq briques. C'est un bouleversement complet.
Puis, le samedi :
Je nage dans le bleu, à cause de cette avance. Au point que je n'arrive pas à dormir, surexcité que je suis.
J'ai pas mal arrosé ça, aujourd'hui et hier. Canceil est passé cet après-midi.
Les coups de téléphone crépitent.
Je ne vois pas pourquoi on m'a donné l'avance. Le scénario est bon, certes, mais ce n'est pas une explication. La commission est sans nul doute incapable de prendre conscience qu'il est bon, absolument. Elle aime simplement tel et tel texte, en fonction de ce qu'il est, qui est inconnu. Toutes sortes de raisons font qu'un soldat, sur un champ de bataille, ramasse une balle perdue.
(...) Pour moi, je crois que ça vient à temps. Je touchais le fond de l'épuisement et du dégoût. Me venait la peur vertigineuse de la stérilité dépressive. Je ne pouvais plus imaginer sans un frisson incontrôlable la page blanche qu'il faut noircir de niaiseries.
(...) C'est un bouleversement,
c'est un énorme bouleversement. Mon bonheur, c'est l'ébaubissement fatigué de Mélissa, qui croyait tant que les choses comme ça ne peuvent nous arriver. Et c'est l'expectative de réelles denrées, de vrais talbins, de vrais changements pratiques dans la vie de Mélissa et moi ― appartement, habits, repos, voyages, quiétude ; surtout quiétude, un peu. Savoir de quoi demain sera fait, et dormir, en conséquence, quiétement.
Demain, nous irons à la campagne, au restaurant, au cinéma. Demain, nous ne foutrons rien. Toutes ces choses.
Pour le moment, au passage, plaisir de marcher sur des pieds qui essuyèrent leurs semelles sur nos gueules. Le bon Lapoujade, par exemple. Et puis, n'importe qui, devant qui Mélissa se sentait minable. Ah je suis content, et j'aime ma femme et mon enfant.


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