dimanche 19 juillet 2020

Adresse postale


Vojtěch V. Sláma

- Tiens, La Poste m'écrit.
- Un spam…
- Non, une enquête. Ils ne manquent pas d'air...
- Ils ignorent qui tu es. Et que tu ne réponds jamais à ce genre de...
- ...Non, ils ignorent ce qui s'est passé, tout comme toi.
- C'est une enquête sur quoi ?
- Le service de transfert de courrier.
- Suite à ton déménagement ?
- Quelle plaie... Comment osent-ils ?
- Qu'est-ce qui t'exaspère à ce point ? Que s'est-il passé que j'ignore et que La Poste ignore ?
- Tu es certain de vouloir le savoir ?
- Bien sûr, ça fait des semaines qu'on ne se voit plus, que je n'ai aucune nouvelle. Vas-y, raconte, on a le temps, et j'adore tes histoires...
- Ça a commencé avec Orange...
- Quel rapport ?
- Je t'explique. Commande deux autres verres.
- Bien, chef.
- Mi-juin, plus de 15 jours avant notre déménagement, je fais la démarche pour le transfert de courrier. Je me rends au bureau de poste près de chez moi. La préposée me
propose deux formules, donc deux tarifs  : 6 mois à une trentaine d'euros ou un an à une cinquantaine, et me demande de revenir avec la pièce d'identité de toutes les personnes concernées par ce service : la chérie, sa fille et moi. Je peux faire également la démarche sur le site de La Poste et payer en ligne, ce que je fais dès le lendemain, en créant un compte, etc. Un mail me confirme la commande, comme on dit, et le paiement. La veille du déménagement, vendredi 3 juillet, alors que nous sommes en retard sur notre semblant de planning, que nous manquons de scotch, de papier-bulle, de cartons, que nous avons prévu d'aller stocker quelques affaires fragiles chez mon amie Inès, je relève le courrier, postal, entendons-nous, et découvre une série de lettres de La Poste, totalement identiques. Nous en avons deux chacun, six au total. Elles contiennent le code à entrer sur mon compte afin de « compléter ma démarche », c'est-à-dire activer le transfert de courrier. Opération à effectuer au moins un jour avant la date prévue, est-il précisé six fois. Il ne nous reste donc plus que quelques heures. Tu suis ?
- Oui, mais quel rapport avec Orange ?
- J'y viens. Au cours de mes harassantes démarches administratives, de résiliation de contrats, d'abonnements, et de tout ce qui nous lie, au quotidien, à cette société de merde, j'avais, avec difficultés, joint Orange, fait part de notre déménagement le 4 juillet et donc demandé la résiliation du contrat à compter de cette date.
- Logique.
- Je reviens au 3 juillet, veille du déménagement, jour des six lettres de La Poste. Vérifiant qu'elles sont toutes identiques, et comportent toutes le même code, et après avoir bien entendu déploré le papier gâché, je file sur le site de notre grand service public. Impossible de me connecter. Je découvre alors que ces connards d'Orange ont déjà coupé la ligne. Avec un jour d'avance ! Or, comme tu l'as bien compris, je n'ai que quelques heures pour « compléter ma démarche ». J'appelle ma sœur à son bureau et lui donne toutes les instructions pour qu'elle « complète » à ma place. Mais là, impossible de me souvenir du mot de passe que j'ai inventé lors de la création de mon compte.
- Elle aurait dû cliquer sur « Mot de passe oublié ».
- Je vais t'en mettre, moi, des mots de passe oubliés ! Tu sais bien que dans ce cas, ils te renvoient un nouveau mot de passe ou un lien pour le réinitialiser. Par mail. Et comme tu le sais, je n'ai plus de connection.
- Tu vois, c'est utile, les smartphones !
- Tu ne m'auras pas. Ni toi, ni personne. Le temps presse et déjà notre ami qui doit nous aider à transporter nos cartons fragiles chez Inès est déjà là. C'est un ancien militaire, membre du groupe de promeneurs de chiens dont je t'ai déjà parlé, toujours à l'heure, souvent en avance. Il aime rendre service, mais aussi les choses carrées, pas question de le faire attendre. On embarque tout le bazar et je me dis que je pourrais « compléter » chez Inès, on n'est pas aux pièces. Sur place, nous stockons les affaires, nous désaltérons et libérons l'adjudant — je suis venu en scooter avec deux casques. Je parle rapidement à Inès de mon histoire de transfert de courrier, de coupure internet...
- Elle a de la chance...
- Tu as voulu savoir ? Tu écoutes ! Bref, elle me sort sa tablette. Je me connecte non sans mal, peu habitué à manier ce genre d'appareil. Je clique sur le fameux lien « Mot de passe oublié », pour te faire plaisir, puis me connecte sur le site d'Orange afin de récupérer sur ma messagerie le mail contenant la démarche à effectuer pour réinitialiser le mot de passe. Ce que je fais. Je suis enfin sur mon compte, et je sors l'une des six lettres de La Poste et entre enfin le code reçu six fois. Rien.
- Incroyable…
- …Ne m'interromps pas, commande plutôt un autre verre. Je recommence, toujours rien. Erreur je ne sais combientième. Nouvelle tentative. Rien. Le truc reste bloqué. J'ai l'impression que l'erreur machin est restée dans la mémoire de l'appareil et j'ai beau relancer le truc, rien. Inès me propose son smartphone.
- Tu vois ?
- Non, je ne vois rien, et toi non plus, tu n'as encore rien vu. Avec ou sans smartphone, pas moyen de « compléter ». Je suis énervé, en nage, et en retard. Lorsque deux voix impatientes s'élèvent derrière moi et me conseillent de me rendre directement au bureau de poste. Il est déjà 17.30. Je file en pestant contre La Poste, internet, la Covid, la société sans contact y la madre que les parió.
- Je n'en doute pas...
- Les mesures barrière, barrage, ou je ne sais quoi obligent les « usagers » à attendre sous le cagnard. Un vigile nous fait tenir à distance et respecter les mesures sanitaires, le personnel et nos semblables. Châtiment moderne. 
Les mains gelées, j'approche enfin du guichet où une pauvre septuagénaire est en pourparlers avec la préposée cachée derrière son plexiglass. Elle demande que La Poste garde son courrier pendant ses vacances. Elle n'a pas internet, pas de smartphone, et part chez son fils le lendemain à 4.00 du matin. C'est trop tard, lui dit la postière inflexible, je ne peux rien faire pour vous, vous pouvez rester là autant que vous le voudrez, ça ne changera rien. Sur ce, elle m'appelle. J'essaie de rester calme, de ne pas commenter la scène à laquelle je viens d'assister. J'explique la situation après avoir présenté ma carte d'identité et mon exemplaire de la lettre reçue six fois. Je dois reprendre à plusieurs reprises car le masque et le plexiglass altèrent la fluidité du dialogue. La préposée regarde ma lettre, et me demande les cinq autres. Je n'en ai apporté qu'une puisque ce sont les mêmes à l'identique, à la virgule près. Montrez-moi sur votre téléphone le mail que vous avez reçu lorsque vous avez passé votre commande, exige-t-elle.
- Ah merde…
- Tu l'as dit… Je m'applique à lui expliquer que mon appareil ne comporte aucune application et que je ne peux donc lui montrer le fameux mail. Je ne peux rien faire pour vous, dit-elle, car il me faut votre identifiant. Pourquoi, lui dis-je, ne figure-t-il pas sur cette lettre envoyée 6 fois ? Ça lui échappe. Mais elle reste ferme. Ma carte d'identité et cette lettre ne suffisent-elles pas ?, tenté-je.
- Quel cauchemar…
- Toute démarche administrative est aujourd'hui devenue un cauchemar… Bref, je m'emporte un peu, et demande si, avec mon nom, mon adresse postale actuelle, et la future, il n'y a pas moyen de moyenner… Ça dure encore plusieurs minutes, et finalement, elle parvient à me retrouver sans très bien comprendre comment. Elle imprime alors un contrat en double exemplaire que je dois signer. Une fois, la chose faite, j'ai completé. Le transfert prendra effet dès le 4. Dès demain, lui fais-je remarquer. Ah oui, dit-elle. Elle me redemande alors ma lettre et conclut qu'avec ce code à entrer, ça ne pouvait pas fonctionner, j'étais obligé
pour compléter ma démarche de passer par un bureau de poste. Je lui fais relire la lettre, point par point, et insiste sur la phrase : il vous suffit de vous connecter sur votre compte et entrer le code ci-dessous. Jamais dans le texte de cette lettre envoyée six fois il m'est demandé de me rendre à un guichet de poste. Oui, mais c'est comme ça, ça ne peut pas marcher, soupire-t-elle derrière son masque et son plexiglass. Travail, Famille, Wifi… Je manque d'air, le vigile me propose de reprendre du gel. Et je te jure, je ne sais pourquoi, peut-être ai-je la tête à ça, il me conseille d'aller prendre l'apéro !
- Pas possible…
- Tout est véridique. Nous sommes rentrés à 20.00, après avoir acheté du papier-bulle, et récupéré quelques cartons et avons fini sur les genoux à 2.30. Réveil à 6.30, reprise des activités abrutissantes. Là-dessus, le déménagement nous a achevés, malgré l'aide précieuse de mon neveu et trois de ses potes, jeunes et costauds. Je mets à peine un pied devant l'autre, deux semaines plus tard…
-
Dire que ce n'est que le premier déménagement, que ce n'est qu'une adresse provisoire…
- Ne m'en parle pas… Enfin, voilà, tu sais maintenant pourquoi je ne t'ai donné aucune nouvelle… La prochaine fois, je te parle de la banque…
- Tu veux qu'on se prenne carrément une bouteille ? Je t'invite, tu le mérites ! En échange, tu ne me parles jamais de la banque…

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