vendredi 1 mai 2020

Avec les légions qui besognent



Il la regarda : la pitié faisait briller ses pupilles. Il se souvint alors qu'il l'aimait, et fut stupéfait de la bonne fortune qui lui permettait d'aimer la jeune fille qui lui tenait le bras et qu'il accompagnait à une conférence.
Qui es-tu, Martin Eden ? demanda-t-il à son image dans le miroir ce soir-là, quand il revint dans sa chambre. Il s'observa, s'interrogea longuement. Qui es-tu ? Où est ta place ? Ta place est avec des filles comme Lizzie Connoly. Ta place est avec les légions qui besognent, avec tout ce qui est vil, vulgaire et laid. Ta place est au côté des bœufs, des bêtes de somme, dans la saleté et la puanteur. Ah, les relents de ces légumes moisis ! De ces patates qui pourrissent ! Sens-les, pauvre imbécile, sens-les ! Et pourtant, tu oses ouvrir des livres, écouter de la belle musique, tu oses apprendre à aimer de beaux tableaux, à parler un anglais châtié, à penser comme personne ne pense dans ton milieu, à t'arracher aux bêtes de somme, à Lizzie Connoly et à t'enticher d'une sylphide qui vit dans les étoiles, à des millions de miles de toi ? Qui donc es-tu ? Et qu'es-tu exactement ? Pauvre imbécile ! Tu crois vraiment pouvoir réussir ?
(…)
« Imbécile ! » lançait-il à son image dans le miroir. « Tu voulais écrire, tu essayais d'écrire et tu n'avais rien à dire. Quelles richesses avais-tu en toi ? Quelques idées puériles, quelques impressions sans valeur, de la beauté mal digérée, une montagne d'ignorance crasse, un cœur débordant d'amour et une ambition aussi bouffie que ton amour et aussi creuse que ton ignorance. Et tu voulais écrire ! Allons donc ! Tu commences tout juste à disposer de quelques matériaux. Tu voulais créer de la beauté alors que tu ne connaissais rien à la nature de la beauté. Tu voulais parler de la vie, sans connaître les traits essentiels de la vie. Tu voulais parler du monde et de l'ordre des choses, alors que le monde était pour toi un casse-tête chinois, et que tu n'aurais pu parler que de ton ignorance de l'ordre des choses. Mais ne te décourage pas, Martin ! Tu finiras bien par écrire, mon petit gars ! Tu en sais un peu maintenant, un tout petit peu, et si tu continues sur cette voie, qui est la bonne, tu en apprendras encore plus. Et un jour, la chance aidant, tu ne seras peut-être plus très loin de savoir tout ce qu'il y a à savoir. Et alors, tu écriras. »

Jack London, Martin Eden,
trad. Philippe Jaworski, Gallimard

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