samedi 23 mai 2020

On remballe


Le carton est trop grand, il faudra le refaire, enfin, en trouver un plus petit et y remettre quelques uns des livres du premier, les autres dans un autre, de la même taille. Toute question est bonne pour perdre du temps. Dois-je en profiter pour remettre un peu d'ordre ? Mettre tous les livres d'un même auteur dans le même carton ? Je suis incapable de trancher. Suis-je prêt, par exemple, si le carton s'égare à perdre tous mes Thomas Bernhard ?


Sur une étagère, je tombe sur La Liberté n'est pas une marque de yogourt de l'ami Falardeau. Une feuille déborde du livre, une lettre, non, deux. Du temps qu'on écrivait à la main. Cette première lettre, de quatre pages, ne porte pas de date. La marge de la page numérotée 1 a un peu jauni, mais pas sur toute sa longueur, certainement est-elle restée trop longtemps mal pliée, pas dépliée.
Salut C.,
Je t'écris sur du papier recyclé, j'espère que ça ne te dérange pas trop. Je suis à la campagne pour quelques jours avec les enfants et c'est le seul papier disponible.
Je retourne la feuille perforée sur le côté et découvre le plan très schématique d'une prison, celle de Montréal, intérieur d'une "Wing" est-il titré. Je retourne les autres pages. Celle numérotée 2 propose une photocopie de mauvaise qualitée d'une reproduction de la prison de Montréal nommée Au pied du courant. Un document tiré des archives de Québec, sur lequel s'inscrit une date, 1837-38, semblable aux illustrations utilisées par Welles dans son adaptation de Kafka. Au premier plan, une table avec ses deux bancs, d'un côté et de l'autre. Derrière la table, dans le fond de la salle, une porte est ouverte sur un couloir de cellules. Près de la porte, ce qui ressemble à un poêle à bois, un long tuyau en L se perdant au-dessus de cette porte des enfers. A droite du chauffage, un banc, collé au mur. Au-dessus, presque à l'extrême-droite de la reproduction, la typique lucarne à barreaux.
La page 3 est la liste, la présentation des personnages du projet de film. Le premier d'entre eux est Marie Thomas Chevalier De Lorimer, 34 ans, notaire, marié et père de trois enfants. Un des chefs de la rébellion. Henriette. 32 ans, femme de Delorimier – cette graphie. Suivent un militaire, un étudiant, un autre notaire, des cultivateurs, un aubergiste, un instituteur… La page 4 est intitulée Générique. Dix lignes de texte, comme un synopsis, mais qui est très certainement la première page du scénario, comme l'indique le chiffre 1 noté dans l'en-tête.
Dans une cour de ferme la nuit, un détachement de soldats expulse une famille de sa maison. Puis y met le feu. A la lueur des torches, on sort les animaux de l'étable. Deux soldats sortent un cochon par les oreilles. Les hurlements du cochon se mêlent aux rires des soldats. Une vache meugle au bout de sa corde. On l'abat d'un coup d'hache en plein front. Puis on dépèce la bête à la lueur de l'incendie. La neige est rouge. D'autres soldats vident le poulailler à coups de pieds au milieu des volées de plumes. On court après les poules en hurlant, pendant que d'autres soldats traversent la cour avec des poches de patates, de carottes ou de navets. Les officiers suivent le spectacle avec attention. Comme la femme en pleurs entourée de ses enfants.
C'est ton scénario de 15 février 1839, sorti en 2001. Mais ça ne me permet pas de dater la lettre. Tu as bataillé des années pour faire ce film. Tiens, je ne me souvenais pas de cet autre livre, Lettres d'un patriote condamné à mort, paru chez Comeau & Nadeau en 1996, et que tu as préfacé. C'est certainement toi qui me l'as envoyé avec le scénario du film, publié la même année chez Staké et que tu as dédicacé :
Salut C., Comme le dit de Lorimier : « Vive la liberté, Vive l'Indépendance ! » 
La quatrième de couverture est un extrait de la préface. 
Ce livre est une monstruosité. Ni chair ni poisson. Ni littérature ni cinéma. Comme un foetus dans un bocal. Un projet inachevé. Ce livre n'est pas une œuvre d'art, mais l'ébauche d'une œuvre d'art. Ma façon à moi de me sentir un peu moins inutile. […] Ma façon à moi de partager le plaisir et la peine. 
Suit ce paragraphe. 
Ce scénario de film, refusé par Téléfilm Canada, raconte les vingt-quatre dernières heures de Chevalier De Lorimier, condamné pour haute trahison et pendu, avec quatre compagnons, par les colonialistes britanniques. 
La couverture du livre-scénario est ornée d'un dessin représentant la pendaison des cinq hommes. A l'intérieur, en exergue, une citation de Gaston Miron.
Dans la douleur de notre dépossession
Nous, les raqués de l'Histoire
Suivent la liste des personnages, comme au dos de la lettre, puis un résumé du film à venir. Ta préface en colère, Pierre, est longue, drôle, toujours combative. Tu as placé au-dessus d'elle, une autre citation, de René Char cette fois. 
Tout être qui jouit de quelque expérience humaine, qui a pris parti, à l'extrême, au moins une fois dans sa vie, celui-là est enclin parfois à s'exprimer en termes empruntés à une consigne de légitime défense et de conservation. Sa diligence, sa méfiance se relâchent difficilement, même quand sa pudeur ou sa propre faiblesse lui font réprouver ce penchant déplaisant. Sait-on qu'au-delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d'indécentes vacances ?
Je ne peux recopier l'ensemble de ton texte qui nous conte l'histoire alors encore malheureuse de ce projet. Fidèle à ta réputation, tu finis par ces mots. 
Enfin, pour moi, le juge ultime de toute œuvre d'art, c'est le peuple. C'est lui qui fait qu'un auteur existe ou non. C'est lui qui fait qu'une œuvre existe ou n'existe pas. 
Suivent les coordonnées de Téléfilm Canada, téléphone et télécopieur inclus. Et cette mention :
Vous pouvez les féliciter ou les engueuler, libre à vous.
Là-dedans, il n'y a ni cadeau ni don de charité, seulement de l'argent qui nous appartient, de l'argent volé dans nos poches par le biais de l'impôt et des taxes. Alors, pourquoi c'est interdit de parler entre nous de ce qui nous intéresse ? Pourquoi c'est interdit de parler de nous-mêmes ? A nous-mêmes et aux autres ? A tous les autres ?
Pierre Falardeau
le 28 juillet 96. 
Suit un extrait d'un texte de 1943 de Lionel Groulx. Puis, le scénario, avec la première page à l'identique. Prologue a remplacé Générique. Tu as prévu une voix-off pour situer le contexte du récit. 
Je reprends la lettre, la replie, ni le courage ni le temps de la relire.  Je pense souvent à toi, Pierre, à notre rencontre à Montréal début 95, à nos conversations passionnées sur le cinéma, la politique, les gens d'en-bas, comme on dirait aujourd'hui, et dont nous étions tous deux issus, du canapé de la rue de Paris à Montreuil où tu as passé une nuit ou deux, courtes à cause de nos débats, la sortie parisienne de ton film Octobre, le distributeur vous avait logés, Manon et toi, dans un hôtel du Quartier latin, de nos coups de fil, et, suite, à ma séparation d'avec la mère de mes filles, un an après 15 février 1839, d'errances diverses et peu variées, de la distance revenue entre nos vies, nous nous donnions moins de nouvelles, nous perdions de vue, comme on dit. Tu n'avais pas le goût de faire chier tes amis avec tes œuvres, écrivais-tu avec des guillemets dans cette lettre que je replace dans le livre. L'autre lettre est plus courte, datée du 10 janvier 1995, sur du beau papier cette année-là. Tu y réponds aux traditionnels vœux. 
Ça m'a pris un certain temps de t'envoyer mon livre. D'abord à cause de ma timidité. Je ne veux pas faire chier mes amis avec mes petits papiers…
En PS, tu notais :
Tu pourras classer mon livre entre Einsenstein et Fellini. Ou peut-être dans la section des livres pour chauffer ton foyer ou plutôt tes foyers.
Tu ne parvenais pas à faire ce film qui te tenait tant à cœur et publiais ce livre composé d'articles, lettres envoyés aux journaux, projets, sur plus de 25 ans, en référence secrète à Dziga Vertov, écrivais-tu… La première page est une fiche de la Genmarderie – cette graphie – royale du Canada, présentant tes empreintes, lorsqu'en 1976, tu filais tourner ton documentaire A force de courage en Algérie. L'officer in charge y porte la mention No record. Ils ont dû étoffer mon record depuis, notes-tu, Vive la democracy à la canadian.  Après une citation de Ferré en exergue – Ce n'est pas le rince-doigt qui fait les mains propres ni le baise-main qui fait la tendresse –, le recueil s'ouvre sur une lettre à ton père qui m'avait beaucoup remué. Je la relirai, je nous le promets, lorsque je déballerai de nouveau ma bibliothèque. En attendant, il faut vraiment que je trouve de plus petits cartons, et que j'arrête de m'arrêter comme je l'ai fait avec toi – mais c'est une exception, comme l'amitié –, avancer dans l'évacuation de la maison, et de quelques souvenirs. Comment va Manon ? Et les enfants ?







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