mardi 24 décembre 2019

Les géants de l'angoisse

Sepp Dreissinger


Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs,
Il n'y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on pense à la mort.
On traverse l'existence, affecté, inaffecté, on entre en scène et on la quitte, tout est interchangeable, plus ou moins bien rodé au grand magasin des accessoires qu'est l'Etat : erreur ! Ce qu'on voit : un peuple qui ne doute de rien, un beau pays — des pères morts ou consciencieusement dénués de conscience, des gens dans la simplicité et la bassesse, la pauvreté de leurs besoins... Rien que des antécédents hautement philosophiques, et insupportables. Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité nous sont devenues les éléments de notre détresse quotidienne. L'Etat est une structure condamnée à l'échec permanent, le peuple une structure perpétuellement condamnée à l'infamie et à l'indigence de l'esprit. La vie est désespérance, à laquelle s'adossent les philosophies, mais qui en fin de compte condamne tout à la folie.
Nous sommes autrichiens, nous sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt généralisé pour la vie, nous sommes, dans le processus de la nature, la mégalomanie pour toute perspective d'avenir.
Nous n'avons rien à dire, si ce n'est que nous sommes pitoyables, adonnés par imagination à une monotonie philosophico-économico-mécanique.
Moyens à fin de déchéance, créatures d'agonie, tout s'explique à nous, et nous ne comprenons rien. Nous peuplons un traumatisme, nous avons peur, à juste titre nous avons peur, car nous apercevons déjà, bien que confusément, à l'arrière-plan : les géants de l'angoisse.
Ce que nous pensons l'a déjà été pour nous, ce que nous ressentons est chaotique, ce que nous sommes reste obscur.
Nous n'avons pas à avoir honte, mais nous ne sommes rien non plus et ne méritons que le chaos.
En mon nom et au nom des personnes distinguées en même temps que moi par ce jury, je remercie très expressément tous ceux ici présents.

On trouvera ce discours, prononcé par Thomas Bernhard lors de la remise du prix d'Etat autrichien de littérature en 1967, dans le fameux petit recueil intitulé Mes Prix littéraires, traduit par Daniel Mirsky. On y lira également un texte, composé une dizaine d'années plus tard, souvenir hilarant de cette cérémonie et de ce milieu de la culture qu'exécrait tant l'auteur de Gel. Savoureux.

2 commentaires:

  1. Saint Thomas et sa génialité du dégoût sarcastique.

    Joyeuses fêtes de fin du Monde à tous, en pire.


    Oreilles aux hommes sourds et mon indéfectible sympathie à vous.


    Au lit.

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    1. Mettez fin sans pitié et dans la bonne humeur à cette année qui ne mérite que mépris, Marquis !

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