Tu ne sais pas comment tu as réussi à vivre cinquante ans,
les gens comme toi partent toujours à vingt-huit ou trente ans,
ou trente-cinq ou quarante et un ans tout au plus dans le meilleur des cas,
ce n'est pas une affaire romantique, un destin héroïque, mais pas du tout,
bon dieu, ces mots, ça me rend malade ;
pas de ça, jamais, s'il vous plaît, s'il vous plaît, mille fois s'il vous plaît,
c'est un défaut de fabrique, un manque d'intelligence de toute façon.
Un défaut d'usine, c'est tout : mauvais organes,
neurones atrophiés, sang flemmard, débilité mentale,
pensées erronées, égarements, erreurs vulgaires,
un excédent de ratages dans le corps et dans l'âme.
Bon, tu étais un vrai lève-tôt ; tu avais un épatant réveil-matin.
Aller travailler et se lever tôt, ça aiguille dans la vie.
Les gens te parlent de livres maintenant ; maintenant
que les livres, tu t'en fiches pas mal,
qui ne se fiche pas des livres à cinquante ans
à part les grands bénéficiaires des livres ?
Non, très chers, ne me parlez pas de livres.
Parlez-moi de ceux qui les ont écrits dans la misère.
Ça je ne m'en fiche pas, la misère, l'humiliation, le dédain, l'insulte,
le silence, l'effondrement de ceux qui ont écrit
ces livres dont vous me parlez maintenant
avec tant d'enthousiasme, lors d'une fête littéraire estivale,
avec repas exquis,
sur une terrasse fabuleuse devant la mer,
avec du champagne et des vins de prix,
avec des gens souriants, avec des gens très heureux,
avec des femmes très belles et très jeunes et des hommes athlétiques.
L'amour, je ne m'en fiche pas,
ça non, je ne m'en fiche pas ;
l'amour éternellement
non partagé,
ce fut pour moi la poésie.
Manuel Vilas, Le poète de cinquante ans,
trad. Annie Bats, éd. Al Manar, 2014
Magnifique ce poème...
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