mercredi 17 avril 2019

Nous aurons encore de mauvais moments


– Pardon de t'appeler si tard. Mais j'ai eu comme un malaise. Je ne me sentais pas bien. Toute cette indécence autour de Notre-Dame, la surenchère de dons pour transformer ce monument en nouveau Disneyland... Pourquoi ai-je écouté ce monstre et son chantage à l'émotion, à l'unité du pays, un pays sinistré qu'il ne fait que diviser depuis sa prise de pouvoir ?
– Ah ? Il a encore parlé ?
– Tu n'es pas au courant ? Je me demande parfois comment tu fais pour te tenir informé... 
– Je ne sais pas. Pas comme ça. Si c'est ça, l'information, je préfère ne rien savoir.
– De la fenêtre, l'autre soir, du haut de mon HLM,  je voyais la fumée, les flammes, au loin. J'ai eu peur, mon fils a regardé sur internet et m'a dit que c'était Notre-Dame. Toi, tu n'as rien vu, depuis Montreuil ?
– Figure-toi que j'étais à Paris. Dans un café, avec notre ami Pedro.
– Ah, comment va-t-il ?
– Mal, comme tout le monde.
– Il y a longtemps que je ne l'ai pas vu... Il y avait un match ?
– Non, les matchs dans les cafés, cette époque, c'est fini... Notre bouiboui roumain de la rue Saint-Sébastien est devenu un resto gastro pour bobos du quartier. Ailleurs, une soirée foot te revient vite à deux dizaines d'euros. Vivent les hackers et le streaming !
– C'est l'amour ou le boulot qui manque à Pedro ?
– Les deux. Tu sais bien, aujourd'hui, dès que tu n'as plus de boulot, tu te sens mal, tu culpabilises, tu te demandes quand tu vas pouvoir en retrouver, payer tes factures et tes dettes, et consommer comme tout le monde... Heureusement, il est économe et n'a pas de loyer à payer.
– Et l'amour ?
– L'amour, ça va, ça vient. L'amour physique, j'entends, le sexe. Il passe d'un corps à l'autre dans la pénombre de ses lieux de prédilection. Tant que ça marche, il y va. Il se dit que le temps est compté, qu'un jour, il devra peut-être payer pour baiser. Dans le monde du travail comme dans celui de la séduction, passé un certain âge...
– ...Il a raison, qu'il en profite. Il a la chance d'avoir un physique qui ne trahit pas son âge.
– Dans la pénombre, en tous cas. Dans la lumière, ça commence à se voir. Mais il peut encore tricher dans une fourchette de 5-10 ans.
– Tricher ?
– Sur les sites de rencontre. C'est le règne du fake, comme il dit.
– Tu veux dire qu'en dehors des saunas et backrooms, il fait aussi des rencontres sur internet ?
– Désoeuvré comme il est aujourd'hui, le sexe est devenu le centre de sa vie. Il est tombé récemment sur un type qu'il a revu deux-trois fois.
– C'est bien, ça...
– Pas forcément...
– Il m'a un jour raconté que d'habitude, il n'a droit qu'à des rencontres d'une nuit. Des One shot...
– Oui, sauf que, lorsqu'on se revoit, on se découvre à chaque rendez-vous. Et quand le gars a appris la vérité sur l'âge de Pedro, il est devenu distant.
– Il a quel âge, lui ?
– Vingt ans de moins.
– Ah oui, quand même...
– Tu vois ?
–  Ce n'est pas ce que je voulais dire...
– Mais ce n'est pas une grande perte. Le type était au chômage, avait perdu son appartement, et était revenu vivre chez sa mère, avec qui il ne s'entend pas. A sa dernière visite, il a demandé à Pedro s'il pouvait en profiter pour faire une lessive... Et Pedro n'a eu droit qu'à une demi-branlette sur le canapé en échange. Il l'a largué par sms.
– C'est sordide.
– C'est notre monde, tu n'es pas informée ?
– A moi aussi, il manque parfois un homme dans mon lit. M'endormir contre son corps, sentir sa peau, ses mains sur moi... Quand je serai en Bretagne la semaine prochaine, j'irai faire un tour sur le port, je trouverai peut-être un homme.
– Sûrement, il va faire beau, tu vas pouvoir sortir ta plus belle robe...
– Non, je sortirai le livre que je lis en ce moment, Place des héros, le laisserai en évidence sur la table de la terrasse d'un café...
– Essaie plutôt Marc Lévy ou Guillaume Musso, tu auras plus de chance... Ou Houellebecq. Mais Thomas Bernhard, personne ne lit ça. Et du théâtre, en plus...
– Je pourrais mettre une annonce dans le journal local : Perdu mon exemplaire de Thomas Bernhard. Bel homme, si tu le retrouves, merci de contacter le journal qui transmettra...
– Musso ou Houellebecq, te dis-je.
– Ou alors, j'opte pour une annonce du type Femme dominante cherche homme soumis. Là, je suis sûre que j'en trouve un.
– Tu vas t'emmerder avec un toutou à sa maîtresse. Sauf si, une fois attaché, à tes pieds, tu lui lis du Thomas Bernhard... Tiens, prends ça dans tes oreilles, mon salaud !
– Tu penses vraiment que plus personne ne lit Bernhard ?
– A part quelques illuminés dans notre genre, ma belle, je ne vois pas, non...
– Ses pièces sont encore montées...
– J'ai l'impression que tu parles d'une autre époque... Tiens, l'un de ses interprètes français est mort récemment, dans la misère... Non, je t'assure, la littérature, à part quelques bluffs et quelques buzz comme Houellebecq, ça n'intéresse plus grand monde dans ce pays...
– Tu exagères. La France reste le Pays du livre.
– Arrête, on dirait une expression de Macron.
– Tu exagères.
– Nous aurons encore de mauvais moments.
– Et toi, tu parles comme un de tes prophètes scandinaves.
– Détrompe-toi, c'est le titre du petit essai d'un grand écrivain espagnol qui, justement, est mort début avril, à 91 ans, dans l'indifférence la plus ignoble. Pas un seul papier dans la presse de ce Pays du livre...
– Je ne te crois pas. 
– J'ai vérifié, car j'ai appris sa mort, par hasard, sur un site espagnol. Et je t'assure, pas une ligne, nulle part. Aucun journal français n'a signalé sa disparition.
– Comment s'appelle-t-il, ce grand écrivain espagnol ?
– Rafael Sanchez Ferlosio. 
– Connais pas...
– Attends, je dois avoir ce bouquin pas loin, je l'avais ressorti dernièrement pour une traduction... Voilà, il est là. Tiens, dis-donc, ce n'est pas mon exemplaire...
– A quoi le vois-tu ?
– Aux passages soulignés. Je ne souligne jamais rien. Mais je me souviens avoir offert ce livre à ma chérie, au début de notre histoire, ce doit être le sien. 
– Tu lui as offert Nous aurons encore de mauvais moments ? On peut dire que tu sais ce qui plaît aux femmes, toi...
– Je ne leur mens pas, en tous cas. Et la suite m'a donné raison... Bref, écoute ça, au hasard : « Contre Goethe. Jamais je ne me sentirai aussi éloigné ni ne m'opposerai davantage que de celui qui a dit : « Grises, cher ami, sont toutes les théories ; / vert, en vérité, est l'arbre doré de la vie. » Il m'a toujours semblé, à moi, au contraire, que le gris, c'était la vie  triste, sinistre, poussiéreuse et sèche momie d'elle-même. Je n'ai vu de vert que l'arbre idéal de la théorie, justement ; et dorée, la fleur imaginaire de l'utopie, qui brille entre ses branches comme une ampoule tremblante et impavide défiant l'abominable nuit dans la ville prise sous les bombardements.  »
– C'est gai...
– Attends, j'essaie de comprendre ce que ma belle a noté en marge. Désolée, je suis plutôt comme Goethe alors... Avec un point d'exclamation, la chienne...
– Elle a raison.
– C'était le fils d'un des fondateurs de la Phalange...
– Qui ? Ton grand écrivain ?
– Ce n'est pas mon grand écrivain. Il a reçu de nombreux prix tout au long de sa carrière. Et s'est toujours moqué de ces distinctions et de la pose de grand écrivain. Un peu comme Thomas Bernhard, vois-tu ? Tout le contraire d'un Houellebecq justement, qui va bientôt se faire décorer par l'Etat français auquel il a durant des années fait un sacré bras d'honneur en allant s'exiler fiscalement en Irlande.
– Dis-moi, la Phalange, n'était-ce pas un parti fasciste ?
– L'un des plus grands, oui. Mais personne n'est responsable de ses parents. A part quand ils deviennent grabataires... Il a toujours rejeté le concept de nationalisme, ça le faisait vomir, disait-il... Tout comme Dieu. Sur qui il écrivait : « Les hommes, innocents, en dernière instance, de tant de laideur, de tant de haines et de tant de souffrances, finirent par placer qulqu'un en haut, pour avoir quelqu'un à maudire et contre qui agiter un poing levé vers le ciel, dans les heures de désespoir. Autant ou plus que la louange, Dieu est une création du blasphème. »
– C'est beau comme du Cioran.
– Oui. Allez, une petite dernière, que j'ai déjà cité par ailleurs, et qui est plus vrai que jamais. « Le présent se remet entre les mains du futur de la même façon qu'une veuve ignorante et confiante se remet entre les mains de l'agent d'assurances retors et malhonnête. »
– Cioran, d'ailleurs, dans sa jeunesse, a fricoté avec le fascisme, non ?
– Il ne s'en est jamais caché et a beaucoup écrit sur ses errances de jeunesse...
– Un type qui est accusé en ce moment de faire le jeu du fascisme, c'est Juan Branco. Tu as vu ?
– J'ai survolé quelques textes sur la toile. Tout ce cirque de batailles d'intellectuels pour savoir qui est le plus à gauche de la gauche, qui n'existe pas, est exténuant. Un cirque qui amuse certainement ce Petit Paris dont parle Juan Branco. Qu'une des figures de la gauche radicale soit ce fils de la noblesse du Vivarais, il y a de quoi sourire... 
– Personne n'est responsable de ses parents, souviens-toi...
– Exact. Mais nous sommes responsables de ce que nous écrivons. Surtout lorsque l'on est un normalien ayant pignon sur rue, que l'on dirige une collection d'essais chez Fayard. Editeur, entre parenthèses, appartenant à Hachette Livres, si je ne m'abuse, propriété de l'ancien client du banquier Macron, Arnaud Lagardère, que brocarde justement l'ami Branco. Tout cela pue terriblement. D'autant que ce gauchiste de salon, proche du prolo Edouard Louis ou de Didier Eribon que j'aime beaucoup, un type en somme pour qui j'avais jusqu'ici du respect pour l'avoir entendu une ou deux fois à la radio, traite Branco de facho avec des arguments à peine dignes de Picsou magazine... A le lire, on a l'impression que Juan Branco vient d'écrire Bagatelles pour un massacre ! C'est le même type de justifications utilisés par d'autres à propos de Julian Assange.
– Ce jeune philosophe avait également affirmé que le travail de ton copain David Dufresne de recension des violences policières était "complice de l'ordre policier"... 
– Fabuleux ! Ecoute, ça m'avait échappé. Mais visiblement, le gars a pété une durite, est jaloux du succès des autres, ou bien ce sont là les relents d'une certaine classe qui, tout en prônant des valeurs humanistes, de partage des richesses et je ne sais quoi, défend les privilèges dont on l'accuse de toujours bénéficier... Je préfère me tenir loin de tout ce bruit ridicule et effrayant par bien des égards.
– Mais tu le connais, Branco ?
– Je n'ai fait que le croiser. Il m'intéresse en dépit de son narcissisme. C'est son père que j'ai rencontré longuement à plusieurs reprises et que j'aime bien, malgré son côté pirate revendiqué, pirate de la rue de Rennes et du café Flore certes, mais sans qui bien des films d'auteur n'auraient jamais vu le jour. Je me souviens de ce que me racontait mon amie Emmanuelle, qui était produite par Branco père. Elle n'était pas payée depuis plus de deux mois, allait être mise à la porte de son appartement, mais a réussi un jour à le coincer dans son bureau. Il lui a dit Emmanuelle, tu as besoin de combien ? Il a alors sorti de la poche de son veston des liasses de billets qu'il lui a filées. Un flambeur comme il en reste peu dans le cinéma, ayant fui la dictature portugaise, marié à une psy ayant fui le régime franquiste. Ces deux-là se sont parfaitement intégrés dans le petit monde culturel parisien et ont donné naissance à ce cher Juan, brillant, agaçant, dérangeant apparemment, mais plus que nécessaire. Ne serait-ce que pour comprendre pourquoi les premiers donateurs pour reconstruire la cathédrale, ces bienfaiteurs de l'humanité, à qui on accordera de nouveau un régime fiscal particulier, se nomment Arnault, Pinault, Bettencourt, Bouygues, Total ou Apple, tous spécialistes de l'évasion fiscale... Quel cirque !



4 commentaires:

  1. Devait tout de même être un drôle de fasciste, le Rafael Sanchez Mazas pour avoir pondu deux rejetons de ce calibre. Parce que le frangin de l'écrivain, Chico, était, lui aussi, assez particulier .
    Quant à Juan Branco, on le trouve un peu germanopratin à notre goût.
    Salud !
    Jules

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    1. Oui, cher Jules, l'être humain est complexe : il peut être agaçant en étant intéressant... Et je me souviens bien de ton billet de 2014, l'un des premiers lus sur L'Herbe tendre... Et de ce disque étonnant autour de Durruti des années 90, et du film de Loach à la même époque et de...
      saludos !

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  2. Au sujet de l'incendie , la lecture du billet du Marquis de l'Orée m'a fait un bien fou.
    Un abrazo

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    1. Ah oui, en effet... J'aime aussi celui de ce cher Théophraste https://www.legrandsoir.info/quand-brule-un-toit-de-cathedrale.html
      Saludos

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