Des années que je n'ai pas pris le train. Un Nîmes-Paris, la dernière fois, il me semble. Sans billet. Mais avec amende. Il m'avait fallu des semaines pour régler cette affaire. Et pas le pévé. Un billet acheté sur le net, à retirer aux machines de la gare. Mais des distributeurs en panne et des guichets fermés à 21 heures m'avaient conduit à prendre le train sans titre de transport. Août 2010. Mais la perm' à Nantes, c'était quand ? La chérie avait été invitée à un week-end d'hommage à Jacques Demy, et j'en avais profité pour la prendre avec elle. La même année, mais en octobre, autour de mon anniversaire. Nantes est donc le dernier voyage en train en date. Et le suivant.
Je voyage très peu. Pourtant, à bien y réfléchir, j'étais fait pour ça. Je me demande ce qui a finalement fait de moi un pauvre sédentaire. J'ai trouvé un prix correct pour nos gringalettes finances. Il y a huit ans, les billets Ouigo n'existaient pas. Je découvre le parquage sur un quai caché. Hall B, fond du couloir, deuxième sous-sol à droite, double contrôle. Loi du low-cost. Pas de bar à bord, ni d'espace suffisant pour les jambes – y en a-t-il vraiment davantage dans les voyages plein tarif ? –, mais des wagons aux couleurs de la formule, blindés. Epuisés par des nuits sans sommeil, nous rabotons la durée du trajet en fermant les yeux.
La gare de Nantes a changé. Plus grande, plus transparente, contemporaine. En 2010, nous l'avions gagnée à pied depuis le centre-ville. Et tentons aujourd'hui le chemin inverse en faisant appel à notre mémoire vieillissante et que nous pensons défaillante. La jeune réceptionniste d'un Ibis, petit beurre sur la poitrine généreuse, infirme nos craintes. Nous sommes sur la bonne voie, celle du tram qu'il nous faut suivre, passé le château, jusqu'à la rue de la Paix. C'est ce que nous espérons, trouver un peu de tranquillité, une nouvelle vie, à n'en pas douter la dernière. Nous nous agrippons à cette illusion malgré l'article survolé le mois dernier qui présentait Nantes comme le nouveau Montreuil et la sensation immédiate et incontestable de parcourir une ville étudiante. Si nous parvenons à vendre la maison de Montreuil au prix du marché, auquel nous soustrairons forcément un forfait pour les travaux, et une fois la banque remboursée, il nous restera à peine de quoi acquérir trente mètres carrés à Paris. A six (trois humains, trois animaux), c'est un peu court. Alors, Nantes. Un vieux rêve pour échapper au cauchemar.
Pour le moment, nous devons nous contenter de cette mansarde aménagée en logement AirBnb, ce merveilleux service du monde d'aujourd'hui auquel j'ai également recours pour la première fois. Nous avons bien entendu opté pour l'option la moins chère. Une expérience, dit l'annonce, « Le calme au cœur de Nantes ». C'est une sorte de grenier aménagé en une sorte de studio que l'on arpente en deux pas. Pour gagner le lit en mezzanine, il nous faut coller une échelle brinquebalante et nous rendre flexibles pour ne pas écraser nos crânes au plafond. Notre hôte est Nantais et Camille le cuisine à feu doux pour des infos de première main : quartiers à éviter, véracité des rumeurs inquiétantes en terme d'insécurité glanées sur les forums, etc. Bon bougre, il vit et se déplace en centre-ville, uniquement, mais admet quelques incivilités dues aux gilets jaunes, aux Roms mais surtout à toute une faune drainée par les zadistes quatre années durant, punks à chiens, et la particularité de l'île de Nantes où l'on a déplacé la vie nocturne, « fabriqué la ville autrement », et où, à la sortie des boîtes, quelques imbéciles bourrés ou défoncés, voire cognés, finissent parfois dans la Loire. La chérie, mère prudente, pense à sa fille, mais celle-ci, ado rebelle, ne pense pas s'installer avec nous à Nantes. Peu d'éléments intéressants à glaner chez Olivier. Cette maison, une ancienne menuiserie avec cour privative et fermée – nous rêvons d'un extérieur pour nos chats – il ne l'a obtenue que « par relation », confie-t-il. Notre « logement saisonnier » est situé dans l'ancienne remise de l'entreprise. Dès son départ, nous percevons une odeur d'humidité bien plus développée que dans la maison que nous voulons quitter pour ses problèmes d'humidité. Les murs de la mini-salle d'eau s'effritent et l'absence d'aération dans ce réduit renforce la sensation d'étouffement. Nous sortons en laissant ouverte la seule fenêtre du prétendu studio.
Le soir est tombé et la faim ne tardera pas. Nous nous promenons et nos pas nous mènent vers la place Graslin où, il y a huit ans, nous étions logés. C'est dimanche et de nombreux rideaux sont tirés. L'ensemble du centre-ville est désormais rendus aux piétons-consommateurs, inondé de boutiques aux mêmes enseignes que partout ailleurs et du portrait de Javier Bardem, invité d'honneur et affiche du Festival de cinéma espagnol qui se tient dans quelques jours et pour lequel, si je me souviens bien, j'ai autrefois fait office de traducteur, puis de membre du jury… Le passage Pommeraye est fermé, l'opéra déverse un petit flot de spectateurs, et le Katorza semble désaffecté. En face la Cigale nous tend les pattes. A notre arrivée en 2010, un dîner nous y avait été offert. J'avais à peine bu que je renversai la bouteille de rouge sur la robe de ma belle qui avait eu l'idée saugrenue de s'asseoir en face de moi. Il me fallut boire toute la soirée pour oublier le désarroi que j'avais causé chez elle. Le lendemain, jour de notre départ et de mon anniversaire, je l'invitai à déjeuner dans cette même brasserie surannée, prisée par les surréalistes chers au cœur de Camille et de Demy.
Un œil sur la carte me laisse penser que c'est de nouveau une légère folie que je peux me permettre, et puis, nous ne savons où aller, et puis, il est déjà tard, et puis ça lui fera plaisir. Nous n'avons pas réservé et le maître d'hôtel sino-nantais nous attribue une table à quelques mètres de la porte d'entrée. Peu après notre installation, surgit un groupe de vieux rockers bruyants emmené par Jean-Louis Aubert. Un moment que j'ai perdu de vue l'ancien chanteur de ce groupe que j'écoutais au lycée. Il porte un bonnet trop grand, à l'instar d'un rasta, et joue encore à l'éternel jeune homme, sosie raté tout sourire de Jagger. Quelques fans n'en reviennent pas. Ça selfie à tout-va. Le couple assis à nos côtés, trop occupé par les petits écrans, n'a rien à cirer de ce vieil artiste qui a trouvé dans la poésie houellebecquienne une seconde jeunesse séditieuse et qui s'éclipse derrrière un paravent. Nous non plus. Camille préfère prendre en photo avec son téléphone cette jolie femme peinte sur le mur de l'entrée. Mais un spot mal placé rend l'opération délicate. Je lui propose d'essayer et prends un temps la pose du touriste instagrammé. Nous quitterons à regret, et le portefeuille encore plus léger, le décor de Lola, surgi la même année que l'invention des frères Lumière.
Nous consacrons le lendemain à la tournée de popotes immobiliers. Des rendez-vous pris quelques jours auparavant sont annulés. Les biens, apprendra-t-on, partent vite. Il n'est pas rare que l'annonce paraisse après un prompt compromis. Ça promet… Il nous faut décliner identité, coordonnées, quartiers recherchés, critères du logement idéal…, à une ahurissante série de commerciaux de tout type, sympathiques, affables, affabulateurs, abrutis, guère surpris (« Encore des Parisiens… »), roublards, obligeants, malveillants, en marche… Il va nous falloir une sacrée santé. Morale surtout. Si la seule visite de la journée, dans le quartier de la médiathèque Jacques Demy, est décourageante, un appartement à l'architecture sans âme, c'est aussi parce qu'elle correspond parfaitement à notre hypothétique budget. Dépités nous regagnons notre base, relançons les contacts du lendemain, prenons connaissance des pauvres alertes reçues par mail et tentons d'affiner notre quête, de relativiser cette expérience qui n'est, nous rappelons-nous, adeptes du docteur Coué, qu'un premier pas vers la nouvelle vie tant espérée mais encore lointaine. Le soir, Camille est conviée au pot d'adieu de la responsable des affaires culturelles de la ville, une cousine des Demy si j'ai bien compris. De mon côté, je fais un pas de côté impressionnant à Bouffay où m'attend un autre inconsolable. D'où me vient cette sensation de prendre un verre avec un vieil ami ? Nous nous voyons pour la première fois et tout semble simple et naturel. Sans doute en raison de nos origines sociales communes, et parce que nous avons, au fil des billets de blogues et autres commentaires, deviné chez l'autre une sensibilité proche de la nôtre. Cette parenthèse est trop courte. D'autant que je ne sais quand je retrouverai ma belle. J'erre dans la ville aux stores baissés comme un dimanche. Les terrasses et les bars ne désemplissent pas de jeunes gens encore insouciants. Je me sens vieux et vais noyer cette certitude dans un autre ballon de côtes de quelque chose. Au comptoir, quatre filles jeunes et laides s'entretiennent avec le barman. Ce grand black au large sourire évoque ses nouvelles lunettes, des vacances passées au lit puis paie sa tournée à tous, sauf à moi. Sur l'écran, la France déroule face à l'insipide Islande. Je glisse vers la sortie et tente de joindre la chérie. Je la retrouve quelques minutes plus tard, aguerrie par quelques bulles et les contacts repris. Nous finissons par aller grignoter un morceau à l'Epicerie, un bar à tartines. La serveuse nous propose la salle vide et tranquille du fond où les jeunes qui composent la majorité des clients de l'ancienne boutique ne nous apercevront pas.
Mardi, deux rendez-vous nous attendent avant de reprendre le train le soir. La visite d'un bel appartement niché au premier étage d'un édifice de 1766, nous dit l'annonce, et situé dans le quartier supposé mal famé de Commerce. Nous traversons sans encombre ni agression le chantier qui longe les voies du tramway, sous lesquelles coule la Loire. L'immeuble suinte l'humidité et les murs de la cage d'escalier s'effritent. La porte du logement ouverte, nous longeons une sorte de coursive lumineuse avec vue sur la courette aux poubelles. Mais l'appartement est séduisant. Nous discutons un moment avec l'agent immobilier qui reconnaît un prix trop élevé et ce problème des ordures communes sous le nez. Pour l'après-midi, j'ai noté dans mon carnet un autre rancard dans le même coin mais aucune trace de description du bien ni de prix. A l'heure dite, nous faisons le planton devant le 8 de la rue. Même type de construction. Et d'inquiétude. L'interphone indique une agence de gestion immobilière et quelques psychologues. Après un quart d'heure d'attente impatiente, j'envoie un sms à notre contact, modérant mon exaspération. La réponse ne tarde pas : Je vous attends au bureau, interphone n°3. C'est alors que me revient à la mémoire notre conversation de la semaine dernière. L'appartement pour lequel j'avais contacté cette intermédiaire était vendu avec locataire à bord mais elle avait proposé de nous rencontrer lors de notre séjour nantais afin de « préciser notre recherche ». Nous accueillant à la porte, elle nous mène à son bureau où, habituellement, elle ne reçoit personne. On vient de lui installer un nouvel écran king size et, une fois assis, nous n'apercevons d'elle que le front. Camille propose judicieusement que, tout en restant face à elle, nous nous installions chacun à un extrême de l'écran. Dans ce ping-pong des regards, nous est confirmée la difficulté à trouver la perle rare, le marché dit-elle étant « particulièrement tendu » depuis quelques mois. Nous évoquons la solution de la location. Une fois sur place, nous serons plus à même d'immédiatement réagir à la moindre bonne affaire. C'est une idée, dit-elle, encore faut-il les revenus nécessaires. Nous aurons beau nous prévaloir de la vente de notre maison, pas de salaire, pas de bail. Nous nous retrouvons dehors plus conscients encore de la difficile équation que nous nous sommes proposée.
Avant de regagner notre grenier, nous longeons le Cours des 50 otages à la recherche de l'ancien garage Demy, précisément situé dans la partie de l'Allée des Tanneurs. Sans l'adresse exacte, nous le trouvons facilement, pénétrons dans cette cour pavée avec un excès d'émotion et la photographions sous tous les angles. Camille a l'intention, à notre retour, d'écrire à Agnès Varda et à sa fille Rosalie, au courant de notre voyage et nos rêves, mais aussi à Hélène Demy. Elle pense bien leur envoyer quelques vues du garage pour illustrer le récit de notre séjour et partager avec elles un projet qui lui tient particulièrement à cœur et dont il fut justement question à la mairie lundi soir.
Mais avant cela, nous rappelant l'absence de bar dans le train et l'heure tardive de notre arrivée à Montparnasse, suivant les conseils de la SNCF accompagnant nos billets imprimés, nous décidons d'acheter deux trois bricoles nous permettant de pique-niquer durant le trajet de retour. Le temps file. Nous nous apprêtons à refermer cette parenthèse enchantée, retrouver notre maudite maison, une lourdeur au cœur et Camille suggère, sur le chemin de la gare, de trouver une bouteille afin d'alléger nos angoisses. Nous approchons du château et nous n'apercevons aucune boutique. Nous interrogeons une fleuriste puis un antiquaire qui tous deux nous conseillent de faire demi-tour. Dans la désormais célèbre rue de la Paix, à deux pas d'une fameuse et fumeuse chaîne américaine de café, une cave nous attend. Nous avons encore le temps et je reviens sur nos pas. Le rideau s'abat devant moi. Il est tout juste 19 heures. Je repense alors à cet établissement corse face à notre mansarde. Mais il n'a pas ouvert de la journée. Enfin, par dépit, alcoolisme avancé et folie douce, j'essaie le Bocal, face à l'Hôtel de ville, dont j'ignore tout mais où il m'a semblé, le matin, apercevoir en vitrine des bouteilles. Je repère un employé et lui demande s'il a un tire-bouchon. Surpris, il a à peine le temps de répondre par l'affirmative que je m'enquiers de deux verres. C'est possible aussi. J'attrape alors un gamay de chez Landron-Chartier, vigneron indépendant, le bien nommé Esprit détente, malgré le prix de la consigne. A la caisse, une cliente et la préposée s'attardent sur la couleur d'un produit. Pour gagner du temps, et à la stupéfaction générale, je débouche la bouteille sur le comptoir, la rebouche tant bien que mal, la règle enfin et la range dans mon sac à dos, les deux gobelets à un euro dans la poche de ma veste. Le pas de course qu'il me faut dès lors en nage assurer pour ne pas rater le train inquiéterait tout homme sain d'esprit. Bizarrement, moi aussi. A peine assis à nos places, Ouigo ! J'ouvre alors mon sac, dépose nos salades sous vide et débouche sans peine ce petit rouge effectivement apaisant. A la maison, je prends soin de mettre ces contenants consignés de côté, me jurant de ne pas les oublier lors de notre prochain voyage à Nantes.
Vendredi, la chérie sélectionne enfin les photos à envoyer à Agnès, Rosalie et Hélène lorsque j'ouvre l'ordinateur et sidéré découvre la triste nouvelle. Demain, je reprends le travail et laisserai seule Camille retourner à Montparnasse. Je sais que le soir, devant le feu, j'ouvrirai une bouteille pour nous mentir à nous-mêmes encore un peu.
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