samedi 24 mars 2018

Une certitude aussi bilieuse qu’inutile


via lastPictureShow

Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête – ni un héros ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu’inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir – il n’y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l’obligation morale – d’être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d’action, est une créature essentiellement limitée. C’est là une conviction vieille de quarante ans. Maintenant j’ai quarante ans – et quarante ans, c’est toute la vie : la vieillesse la plus crasse. Vivre plus de quarante ans, c’est indécent, c’est vil, c’est immoral. Qui donc vit plus de quarante ans ? Répondez, sincèrement, la main sur le cœur ! Je vous dis, moi : les imbéciles, et les canailles. Je leur dirai en face, à tous ces vieux, à tous ces nobles vieux, à ces vieillards aux cheveux blancs, parfumés de benjoin ! Je le dirai à la face du monde ! J’ai bien le droit de le dire, je vivrai au moins jusqu’à soixante ans. Je survivrai jusqu’à soixante-dix ! Et jusqu’à quatre-vingts !... Ouf, laissez-moi souffler.

Fédor Dostoïevski, Les Carnets du Sous-sol,
trad. André Markowicz, Babel

2 commentaires:

  1. Un des textes les plus éclairés sur le monde. A relire encore et encore, d'autant que cette traduction est sans doute meilleure que l'ancienne... En même temps je ne parle, ni ne lis le russe ! Mais c'est ce qui se dit. En tout cas, bravo d'indiquer le traducteur. Cette tradition se perd de plus en plus et je trouve que c'est une indignité de plus à porter au crédit de ces empaffés d'éditeurs. On n'a plus à coeur de citer le nom du type qui a passé des heures devant son alambic pour nous servir un texte sur un plateau d'argent. Alors que c'est l'écrivain dont le nom devrait disparaître parfois. Qu'on aborde un texte quand le capitaine même s'est jeté à l'eau et qu'il ne reste que les rats pour pleurer...
    Sale temps pour les traducteurs. Dans une version du monde hantée par des zombies, je comprendrais très bien que ce soient eux les traducteurs qui les premiers nous bouffent les tripes...

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    1. Merci, chère Sophie, pour eux (les traducteurs), ne parlons pas ici des autres (les éditeurs) – il me manque les mots pour les qualifier justement... Et louons (et trinquons à) la voix du grand Fedor, qu'elle nous provienne du sous-sol ou de ses illuminations... Bonne journée à vous !

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