mardi 20 février 2018

Je hais les dimanches


Sortir de temps à autre et découvrir que tout était fermé, presque mort, produisait un effet embarrassant, mais agréable. Nous éprouvions alors l'impeccable sensation que le monde, le temps de quelques heures, avait pris fin et que, maintenant qu'il n'avait plus aucune utilité, rempli d'absents, de volets fermés et de voitures à l'arrêt, il nous appartenait en quelque sorte. Nous ne devions le partager qu'avec un petit nombre de types perdus qui, comme nous, ne supportaient pas le poids de la maison. Tous, nous cherchions et ne trouvions pas. C'était l'essence des jours fériés, tout nous était refusé. Et peu importait où nous posions notre regard, tout mourait d'ennui : les feux rouges, les flaques, les poubelles, les vitrines, la moitié des bars, les bureaux... Si nous sortions à l'heure opportune, nous pouvions voir défiler par la porte des afters des rangées de jeunes gens se demandant où ils créchaient. Nous étions parfois l'un d'eux. Et il n'était pas désagréable de quitter ces lieux tels des épaves, et ne rencontrer pour ainsi dire aucun témoin. Que la ville vide et inutile était protectrice !
Lorsque les dimanches n'étaient qu'une vraie merde, sublime, et que nous ne savions que faire parce que l'ensemble du paysage dormait toute la matinée, la vie offrait un charme intraduisible, et nous ignorions s'il était question d'enchantement ou d'abjection. Mais un jour, les dimanches ont cessé d'être cette saloperie, et se sont proposé d'offrir les mêmes prestations que les autres jours de la semaine, ce qui les rend désormais absolument répugnants. Tout est ouvert. Il est gênant de les voir essayer de se faire passer pour des samedis, voire des lundis. Ils sont pathétiques. Il n'y a quasiment plus rien que nous ne puissions résoudre un dimanche. Les gens vont d'un endroit à l'autre avec un objectif qu'ils savent pouvoir accomplir. A tout moment, et irrémédiablement, une partie du monde que nous avons connu disparaît.
Evoquer le caractère sacré des dimanches me fait penser à Jean Dézert, personnage mélancolique et désabusé, immortalisé dans son roman par Jean de La Ville de Mirmont. Dézert, faible, médiocre, routinier, sans imagination, était le parfait homme invisible, que l'on pouvait distinguer par le seul fait qu'il ne se distinguait jamais. Il occupait, par dessus le marché, un poste ennuyeux au Ministère de l'Encouragement au Bien, Direction du Matériel, où il se limitait à remplir des formulaires. Il n'avait qu'une passion, les dimanches, qu'il célébrait avec enthousiasme. Toute la semaine, il attendait le jour de repos, comme s'il n'y en avait qu'un seul par mois et qu'il ne durât que le temps d'un soupir, comme tout ce qui nous rend heureux. Il convient d'ajouter que Dézert n'avait aucune ambition. J'imagine que c'était la seule manière de goûter au délabrement propre aux dimanches. Le fait que des personnes dotées d'aspirations aient envahi notre monde nous a conduit à cette situation dans laquelle un dimanche se distingue à peine d'un jeudi.
Ce monde fermé des jours fériés nous apprenait la patience, nous permettait de maintenir une certaine frustration, et de respecter l'ennui. Arrivé un âge, nous prenions goût, par pur désespoir, au journal et à son supplément du dimanche. Trouver la presse et le pain, et puis tomber sur un bar ouvert, sans vie, rendait la journée vertigineuse. Tôt ou tard, nous finissions par être attirés par les rues désertes. Pas une âme dans la rue jusqu'à l'heure du déjeuner car il n'y avait, tout simplement, nul lieu où se réfugier. Ce qui ne nous empêchait pas de sortir. On ne badinait pas en ce temps-là avec les portes et les serrures. Nous étions seul dans ce désert aménagé, et nous tombions, parfois, sur un type comme nous, mais encore plus seul. Découvrir que tout était fermé autour de nous, nous renvoyait à une décadence qui n'était pas étrangère à la beauté, comme les maisons hors de prix, les livres reliés ou ces meubles abandonnés devant le container faute de pouvoir y entrer. Au cours d'un dimanche vraiment horrible, hostile, qui nous refusait tout ce dont nous avions besoin, nous étions tous capables d'accomplir les miracles les plus incroyables comme trier des affaires à la maison, lire un livre d'une traite, ou même se traîner jusqu'au vidéo-club dont la déliquescence est allée de pair avec le crépuscule des authentiques dimanches de merde.

Juan Tallón, Chronique "Restez bourrés",
El Progreso
, 20 février 2018, trad. maison

4 commentaires:

  1. Et les dimanches d'août ! Une merveille absolue de paix et de vacuité.

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    1. Vous parlez d'une époque en noir et blanc, cher Promeneur ! : https://www.youtube.com/watch?v=dLZSL_U_8Tg
      Fini tout ça !

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  2. Une raison poétique d'être contre l'ouverture des magasins le dimanche, il n'en fallait pas plus pour me convaincre !

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