mardi 14 février 2017

Oh Gaby...




Je finissais de m'arsouiller en suisse au comptoir, tranquille, quand une rumeur sourde suivie d'un bruyant silence ont interrompu mes réflexions sans fond. Je me suis tourné vers l'entrée comme tout le monde. Elle était là, esquissant quelques pas de claquettes malgré ses basquettes. J'ai pensé aux femmes en général et me suis demandé quel alcool leur seyait le mieux. Elle avait l'air de sortir d'un remake bas de gamme de Singin'in the Rain ou de The Band Wagon. Une robe verte à paillettes ouverte sur des jambes à la Cyd Charisse. J'en ai repris une et l'ai abandonnée au regard de tous les mâles en mal de feux de Bengale. Je pouvais rien y faire. J'ai replongé mes pensées décousues dans mon verre de bière bon marché. Mais ça n'a pas duré. Elle était déjà collée à moi. C'était pas mon soir.
Salut, tu bois quoi ? a-t-elle dégainé. J'ai filé la marque, le degré d'alcool, le degré de la température du baril, mon âge et le montant de mon découvert. Ça ne l'a pas calmé. Elle a demandé la même en deux fois, une pour elle, une pour moi. J'ai dit que j'acceptais exceptionnellement parce que d'habitude, je ne parle pas aux inconnus. Alors, elle m'a donné son nom. Gabrielle. J'ai repensé à Cyd Charisse, noté mentalement de vérifier comment se nomme son personnage dans le Minnelli. Et à Bashung aussi. Je sors du théâtre et j'aurais tellement aimé que ça continue, c'était super... Moi, je ne vais jamais au théâtre. Regarder, mal assis, et sans pouvoir me tirer, des comédiens hurler des textes devant moi et des décors en carton m'a toujours paru une pratique qu'on ne peut s'infliger que sous la torture, forcé par un prof de français dépressif et sadique ou pour faire plaisir à une amoureuse qui rêve d'être comédienne, une occupation que tout honnête homme se doit de fuir au plus vite. Je préfère de loin le spectacle d'un bar le soir, peu avant la fermeture quand tous les paumés sentent monter en eux l'angoisse de rentrer et, n'ayant jamais connu la guerre, redemandent pour la énième fois la der des ders. Je n'ai rien dit de tout ça à Gaby. Oui, je l'appelais Gaby parce que sinon, c'est trop long. Voire désuet. J'aime bien le désuet, cela dit, mais ça ne collait pas avec sa dégaine, décolorée comme toutes les filles, peinte et repeinte comme une mobylette volée, la voix rouillée par tant d'enthousiasme mal canalisé. Gabrielle, je vois plus ça du côté d'un film romantique, un truc à costume, une reconstitution brillante, un drame bourgeois de trois heures, pas une nana de 25 piges se prenant pour une starlette de la MGM. J'ai donc dit, C'est bien le théâtre, Gaby. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Elle m'a donné le titre du spectacle. Music-hall. Ben, tiens. Mais ça non plus, je ne l'ai pas dit. Tu connais ? Elle était trop vivante pour moi. Toutes ses paroles baignaient dans un bonheur sucré et gluant. Impossible de s'en dépêtrer. C'est de Lagarce. Tu connais Jean-Luc Lagarce ? Attends, non, je ne crois pas. J'en ai connu pourtant des garces, mais qui s'appelaient Jean-Luc, j'ai pas le souvenir... 
Alors, elle m'a expliqué, le provincial, le théâtre ouvert, le sida, la mort, le succès posthume, Fanny Ardant, Lambert Wilson. C'était trop. Je commençais à ne plus tenir debout, j'avais envie de la baffer quand elle m'a demandé de l'embrasser. C'est là que c'est parti. Je lui ai balancé tout ce que je pensais du théâtre, de Hollywood, de Fanny Ardant, de Vincent Delerm et de son couillon de père, de mon existence médiocre, du tort que peut causer l'alcool chez les jeunes filles perdues, du rappel pour le tétanos désormais à âge fixe alors que je ne savais pas ce que j'avais foutu de mon carnet de santé, de Bouvard et Pécuchet que je n'arrivais pas à finir... Flaubert non plus, elle m'a sorti, avant de me rouler une galoche sans ma permission. Je voulais gentiment la repousser mais je me suis écroulé sur elle. On s'est retrouvé tous les deux par terre. Elle qui se marrait malgré un choc sur la tête et moi qui, une fois allongé, cherchait la couette. Faut frotter, je lui ai dit. Alors elle s'est mise sur moi et a commencé ses allées et venues autour du bassin. Des crétins qui s'étaient avancés pour nous ramasser ont commencé à applaudir la performance. Les encouragements autour de nous me stimulaient presque. C'est lorsque le patron a trouvé malin de déverser le seau d'eau dégueulasse, la serpillère et le balai qui vont avec, que j'ai lancé mon appel à la révolution, le lynchage de tous les abrutis et une distribution générale de robes vertes à paillettes...
Après, je ne sais plus ce qui s'est passé. Je me suis réveillé cloué sur une paillasse empunaisée. Ça me grattait, collait, puait de partout. J'ai mis un moment avant de comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un cauchemar éthylique et que Gaby était entrée dans ma vie.
Tu devrais pas me laisser, la nuit...

Charles Brun, Poésie urbaine


2 commentaires:

  1. Merci d'avoir étrillé Fanny Ardant comme elle le mérite... On sera parmi les quelques uns à ne pas ramper devant elle. Et que cette petite foule de réfractaires grossisse pour me fournir alors le plaisir de la déserter aussi sec.
    S

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    1. Je passerai le message à ce bon Charles Brun, chère Sophie !

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