mardi 7 février 2017

Vérités et mensonges

Anders Goldfarb via Louxo's Enjoyables


- Ça me fait penser, l'autre jour, j'ai écouté cette émission de France culture que tu aimes bien...
- Ah bon ? Il existe donc des choses que j'aime ?
- Oui, tu sais, ça passe à 13h30, c'est toujours assez glauque...
- Les Pieds sur terre ! Tu exagères, c'est parfois poilant.
- Comme cette femme installée dans le sud après la séparation d'avec son mari et qui s'était lancée dans le massage dans sa petite maison...
- Ah, oui ! Avec finition manuelle. Irrésistible de drôlerie, effectivement...
- Intéressant, disons. Bref, là, c'était un autre témoignage de femme...
- ...Qui avait été violée par son père...
- Arrête ! Je te raconte ou pas ?
- Oui, ma chérie, je t'écoute. Un peu plus bas, s'il te plaît.
- Là ?
- Encore un peu plus...
- Ici ?
- Parfait !
-  Ça s'appelait L'Homme aux mille visages.
- Raconte, mais ne te déconcentre pas...
- Quel emmerdeur !
- L'homme aux cent visages ?
- Mille. Je parlais de toi.
- A qui ?
- A toi !
- Quand ?
- Quand je disais Quel emmerdeur !
- Tu es vache. Tu as commencé quelque chose de sérieux, un massage en l'occurrence. Tu me demandes si tu peux me raconter une histoire. Je t'y autorise...
- ...Tu es trop bon...
- ...Or je sens, dès lors, un relâchement dans tes gestes. Et je te le signale, voilà tout.
- Pardon, mon chéri.
- Dès que l'on lâche un peu du lest auprès de son petit personnel, ça prend ses aises et...
- ...Tu sais ce que tu mérites ?
- Que tu oublies ce que tu voulais me raconter et que tu t'appliques sur ce que tu avais commencé.
- Tu n'es qu'un mufle !
- Note que je ne demande même pas une finition manuelle !
- 150.
- Quoi, 150 ?
- 150 euros, la finition.
- Putain !
- C'est le cas de le dire. 
- Je préfère faire ça tout seul.
- Comment tu veux atteindre le bas de ton dos ?
- Je parlais de la finition...
- J'ai souvent repensé à cette émission, ça pourrait être un bon moyen de couvrir le découvert, les frais d'avocat. Je ferais ça discrètement, uniquement les jours où tu bosses...
- Bon, trêve de plaisanterie. Raconte-moi ton histoire de femme !
- Oui ! Donc, cette femme rencontre un type sur un site.
- Je pensais que ça ne marchait plus, ces sites, avec toutes les applications qui existent désormais...
- C'est une histoire qui remonte à quelques années.
- Un peu plus bas, si je peux me permettre, mademoiselle. Donc, ils se rencontrent...
- Et le type est charmant, c'est un grand chirurgien brésilien, ils s'installent ensemble...
- Et elle découvre ses cent visages.
- Mille !
- Ah oui, cent, ce doit être le film de Risi.
- Connais pas.
- C'est une sorte de film à sketches qui permet à Gassman de jouer une kyrielle de personnages. Ça vaut surtout pour ça. Mais Parlons femmes, par exemple, est bien meilleur...
- Le mien en a mille !
- Le tien ?
- Celui de mon histoire.
- Le Brésilien ?
- Oui, le chirurgien qui est en stage et doit s'éclipser tous les week-ends à Bordeaux.
- Aïe...
- Pourquoi ?
- Un stage, tous les week-ends, ça ne lui a pas mis la puce à l'oreille ?
- Non, elle tombe enceinte deux mois après leur rencontre...
- Aïe.
- Tu trouves que ça va trop vite ?
- Non, tu as appuyé sur un point douloureux.
- Oh, pardon ! Tu aurais pensé quoi, à sa place ?
- Que le type n'est pas chirurgien, mais footballeur, qu'il a un match tous les week-ends...
- Non. Même pas.
- Qu'il a une double-vie.
- Mille visages, j'ai dit...
- Mille vies ?
- La fille ne se doute de rien. Certes, parfois il lui emprunte du fric, mais lui offre des cadeaux en permamence...
- Qu'il finance en piquant du fric à ses autres femmes...
- Exactement.
- Et il n'est ni chirurgien, ni Brésilien...
- ...Exact. 
- En revanche, elle, elle est vraiment idiote.
- Si tu veux... Mais le type est un surdoué, parle plusieurs langues car chaque famille se trouve dans un pays différent et dans l'un, il est banquier, dans l'autre danseur...
- Ben, tiens...
- Il passe son temps à voyager d'un pays à l'autre, de la Pologne à l'Amérique latine, l'Afrique, je ne sais plus quoi...
- Pour son boulot ?
- Non, pour ses familles.
- C'est bien ce que je dis : c'est son boulot, du plein temps... Et il parvient à vivre avec le fric des unes et des autres... Et aucune ne se méfie ?
- Apparemment, non.
- Comment elle a découvert la vérité ?
- Par hasard, sur un détail, elle a su qu'il mentait. Elle a ensuite fouillé son ordi, et trouvé ses multiples identités.
- Le type est maintenant derrière les verrous ?
- Non.
- Elle ne l'a pas dénoncé ?
- Tu l'aurais fait, toi ?
- Aller voir les flics ? Je ne sais pas. Non, je ne pense pas. Je me serais contenté de lui casser la figure.
- Elle, elle a juste informé trois ou quatre femmes, certaines l'ont cru, d'autres non...
- Il va donc continuer à sévir ?
- Elle considère simplement qu'il a un problème psychologique. Qu'il n'est pas dangereux. Ce n'est pas un Jean-Claude Romand qui trucide sa famille quand on comprend qui il est...
- D'accord, mais les gamins de cet homme, on va leur raconter quoi sur leur père ?
- Ça... Je ne sais pas...
- Ben voilà. Cette femme de l'émission, je ne la vois pas dire à son môme : Tu sais ton père, c'était un escroc, tu as plein de frères et soeurs à l'étranger, tu verras, ce sera super quand tu seras à la fac pour les échanges Erasmus...
- Elle va lui inventer une histoire.
- On ne peut pas raconter de bobards à un enfant. Quand il s'en rend compte, c'est la cata, et quinze ans d'analyse derrière... Concentre-toi sur le bas du dos, ma chérie, pour le haut, j'ai quelqu'un d'autre...
- J'en étais sûre ! Tu sais que j'ai pensé à toi en écoutant cette histoire horrible ?
- C'était une blague, ma chérie.
- Avec toutes les femmes que tu as eues...
- C'était avant qu'on se connaisse, voyons...
- Qu'est-ce qui me dit que tu n'as pas continué ?
- Moi.
- Mais cette histoire prouve bien qu'on ne connaît jamais les personnes qui partagent notre vie.
- Et je ferais comment ? Je suis tous les soirs à la maison. Tu crois que j'attends que tu t'endormes pour prendre un avion et retrouver ma famille au Guatemala ou à Lodz ? Ou alors, c'est mon hologramme, comme dirait l'autre...
- Ah oui, tu as entendu ça ?
- Et puis, je n'ai plus 20 ans, faut la santé pour mentir...
- Si tu étais plus jeune, tu mentirais plus facilement ?
- Je n'ai pas dit cela.
- Un peu quand même...
- Mais non ! D'ailleurs, tu sais, bientôt ce ne sera plus possible, ce genre d'histoire...
- Pourquoi donc ?
- Il suffira de porter un bracelet.
- Quel bracelet ?  De quoi tu parles ?
- D'intelligence artificielle. On vient de mettre au point un bracelet qui détecte le ton d'une conversation, qui l'analyse, en révèle les dessous, les intentions...
- Noooon...
- Une histoire d'algorithmes. Un vrai coach pour la vie en société, disent-ils...
- Où est-ce que tu as entendu ça ?
- L.W.-O.
- C'est le nom du bracelet ?
- Un nom de code, pour initiés...
- Je me demande quand même ce qui motive ce type.
- L. W.-O. ?
- Le faux Brésilien.
- L. W.-O. est un faux Brésilien ?
- Arrête, je parle du faux chirurgien, pas de tes amis virtuels !
- Il n'a rien de virtuel, L. W.-O.... Mais oui, c'est curieux. Ce type ne vole pas d'argent, fait juste un peu de cavalerie financière avec l'argent des unes et des autres, leur fait des enfants. C'est un Madoff de pacotille...
- C'est juste le plaisir d'être polygame.
- Le destin des polyglottes.
- Tu parles combien de langues, toi ?
- Trois, mais très mal, ma chérie, je t'assure... Aïe !

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