jeudi 10 décembre 2015

Exile on Main Street



A l'hôpital, l'attente, il y en a, m'avait-on dit au téléphone en me casant un rendez-vous avant l'autre, le chirurgien avant l'anesthésiste et devant mon angoisse d'arriver en retard au second. Je suis donc parti en avance pour le premier. Et vite passé. Il me restait une heure avant l'autre et je ne me voyais pas la passer dans une salle d'attente de la mort. Aussi saluais-je le vigile de l'entrée et errais-je un temps dans le quartier. Ebranlé par le froid, j'entrais dans le premier bistrot, histoire de me réchauffer avec un jus. J'aurais dû me méfier. Le nom de l'établissement, Carpe Diem, comme le slogan d'une génération 2.0. J'avais rencontré ces mots latins lors de mon passage furtif sur un site de rencontre il y a une dizaine d'années. Il revenait régulièrement sous forme de pseudo, genre carpediem253, ou de credo concluant la présentation d'un profil. On a qu'une vie, on est là pour s'amuser. Mot de passe appris par cœur. Sur la porte que je poussais, je remarquais aussi, trop tard, cette injonction Pray for Paris et ce logo entre Tour Eiffel et sigle du PSG en noir et blanc, tristesse obligée. Derrière le bar, se tenait un enfant de Hell's Angels, barbe et cheveux longs grisonnants. Et tandis que je refermais le piège sur moi, une voix sonnante et trébuchante me lançait un Bonjour monsieur synonyme de Où allez-vous comme ça ? Elle appartenait à une jeune femme brune, coupe au carré, me tournant le dos, appuyée au comptoir dans un ensemble cerise légèrement boudinant. C'était l'heure où les derniers clients du déjeuner comptaient leur monnaie et l'ajoutaient à leur chèque-repas. J'ai demandé si je pouvais m'installer à une table pour un café. La vulgarité m'a alors fait face et lâché un Bien sûr frère-jumeau d'un V'là le boulet. J'étais on ne peut mieux accueilli. Elle est revenue dans sa robe-tunique cerise stoppée sous les fesses, a remercié, toujours trop fort, un couple après s'être enquis si tout s'était bien passé. Un peu tôt pour le dire, peut-être, n'ai-je pu m'empêcher de penser. Elle se tenait devant moi, sans me regarder, son double-menton en marche, une ceinture de cuir autour de la taille, descendant sur une fesse comme pour l'enlacer, ses bottines bon marché peu pratiques pour ce genre de métier, dernière touche au tableau de la maîtresse de maison. Un café, Monsieur ?, demanda-t-elle, toujours sans me regarder, soulignant ainsi mon insignifiance et la nullité de ma présence en ces hauts lieux. Ma commande était de nouveau exprimée en direction du barman qui l'avait pourtant déjà entendue à mon arrivée. La Louise Brooks enrobée du XIIe s'éloignait alors pour m'offrir son dos sur lequel, sous la marque de son ensemble, était inscrit en lettres d'argent Rock and Roll, juste sous le tatouage d'usage entre les épaules.
J'essayais de me plonger dans la lecture de Calaferte mais restait fasciné par le déploiement d'énergie folle et futile dont faisait preuve mon hôtesse. La table débarrassée, puis nettoyée, les paroles des chansons diffusées par la radio reprises en chœur, totalement inconnues cela va sans dire par l'ignare que je suis, additions, encaissements, remerciements mécaniques, textos, se demandant ce qu'elle allait pouvoir manger, chants ânonnés, sms encore, paroles de chansons toujours. La reine du brassage de vent. Une adepte du Carpe Diem d'aujourd'hui. Le barman a alors passé son cuir et collé deux bises à sa patrone, Salut ma belle et a filé dans le froid pour une sieste réparatrice et peut-être crapuleuse avec sa belle à lui que j'imaginais tatouée également, l'attendant nue sous la couette, un joint au bec et un autre prêt pour l'arrivée de son homme. 
Louise était enfin seule pour le reste de l'après-midi. Elle allait jouir de son pouvoir lorsqu'un opportun fit sonner le téléphone de l'estaminet. Oui, c'est moi ! La gérante du restaurant, je précise, parce que vous avez dit Pourrais-je parler au restaurant du gérant ?, alors je rectifie, Je suis la gérante du restaurant... Non, c'est trop tard, j'ai déjà tout acheté la semaine dernière, au-revoir, Monsieur ! Et de raccrocher, satisfaite d'avoir salopé la digestion du commercial mal embouché. Elle releva alors la tête, cherchant l'approbation de son public. J'étais seul et du haut de ma lâcheté lui répliquait par un sourire qui se voulait complice, Bien joué, ma belle ! en pensant, Pauvre conne !
En quittant le bistrot, j'ai cru entendre un vieux riff de 1972. Mais ce devait être dans ma tête. J'étais mûr pour rejoindre mes frères d'angoisse et de misère, les couloirs puant la détresse et la mort, et la mécanique des soignants débordés et résignés. 


4 commentaires:

  1. Tjr ! Comme l'impression que j'ai mis la main sur un nouveau crack de la trempe de Schiffer ou de Watt-Owen. Je m'en réjoui d'avance dans ce monde de tocards.
    À très bientôt.

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    1. N'exagérons rien ! Mais vous êtes bien entendu le bienvenu ici.

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  2. Merci. Et pardon pour ces fautes de frappe dues à l'aveuglement des rais de lumière déjouant les pièges des stores vénitiens.

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    1. Ici, on essaie de consoler. Pardonner est l'affaire des juges... Bonne journée à vous

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