mardi 1 décembre 2015

La mort du roman

Barbara Laage (piqué sur l'excellent blog de Charles Tatum)
 
Dans sa dernière livraison de Restez bourrés, la chronique qu'il tient dans le journal galicien El Progreso, l'ami Tallón revient sur la rententissante mort du roman, hier et aujourd'hui.
Chaque fois qu'un écrivain affirme « Le roman est mort  », il fait la une des journaux et déclenche un de ces incendies que l'on éteint de la pointe de la chaussure, au comptoir, sans lâcher sa bière. Entre écrivains, il n'est pas mal vu de dire que le roman est mort et s'atteler ensuite à l'écriture d'un nouveau roman comme si de rien n'était. Il ne s'agit même pas d'une de ces incohérences digne d'être mentionnée. Tom Wolfe, Milan Kundera, Roland Barthes, Félix de Azúa, Michael Hirst ou Eduardo Mendoza ne sont que quelques uns des auteurs ayant prétendu, d'une façon ou d'une autre, que le roman était mort, faisant une pause dans le roman qu'ils étaient peut-être alors en train d'écrire.
Mais la vie continue comme si la mort n'était la fin de rien. En dernier recours, je suppose que peuvent être écrits des romans morts qui seraient autant de chefs d'oeuvre. « Le roman est mort  » n'est qu'une sentence de plus. Ce pourrait même être une bonne phrase pour un début de roman. Faites-moi penser de commencer ainsi mon prochain livre.
De même n'est-il pas rare que d'autres individus, souvent également écrivains, affirment que lire des romans est une putain de perte de temps. Benjamin Disraeli disait que lorsqu'il souhaitait lire un livre, il l'écrivait, s'épargnant ainsi le risque de tomber sur des livres sans saveur. Sánchez Ferlosio, pour sa part, n'hésite pas à admettre que peu d'activités l'ennuient autant que celle que constitue la lecture d'un roman, sans parler de celle consistant à en écrire. Il fait d'ailleurs preuve de cohérence puisque voici déjà quelques décennies que cet auteur ne fréquente plus le genre. Personne ne fut en revanche aussi tranchant que Josep Pla. On se souvient encore du passage de A fondo, cette émission d'entretiens conduite par Joaquín Soler Serrano, au cours duquel l'écrivain catalan déclara : « Je pense qu'un homme qui lit des romans passés les 35 ans est un crétin. Vous ne croyez pas?»
On ne trouve plus aujourd'hui d'affirmations aussi catégoriques. J'ai été témoin d'une action à peine légèrement similaire il y a trois ans lorsque j'ai adopté un lévrier et que je l'ai emmené vivre avec moi. Ennuyé de voir la chienne dormir sur mon canapé, j'ai un jour décidé d'y poser un tas de livres afin qu'elle le trouve inconfortable et accepte de passer la nuit par terre. Malheureusement, le lendemain matin, à mon réveil, je découvrai avec horreur qu'elle avait détruit les livres. Si l'on se penchait attentivement sur ces chairs éparpillées dans le salon, on s'apercevait qu'il s'agissait exclusivement de romans, y compris certains titres de mon cru. Seule La Métaphysique d'Aristote, dans sa version cartonnée, éditée par Gredos, était intacte. Car il ne s'agit pas d'un roman.
Mort ou pas, le roman est un clou ardent qu'il faut savoir manier pour ne pas se brûler. Parfois le désenchantement surgit, inévitablement. Et parfois même la folie. Il y a environ un siècle et demi, les autorités de l'Etat de Virginie donnèrent le feu vert à la construction du Trans-Allegheny Lunatic Asylum, une clinique psychiatrique conçue par l'architecte Richard Andrews selon les principes de Kirckbride, défenseur de ce que l'on nommait la «thérapie mentale». Selon cette philosophie, on considérait que l'état mental des patients s'améliorait si un traitement humain leur était dispensé et qu'ils séjournaient dans des lieux ensoleillés et confortables, pourvus de chambres spatieuses, lumineuses, bien aérées, et décorées avec goût. Entre 1864 et 1889, la clinique mit au point un large catalogue des raisons qui pouvaient justifier l'internement d'un patient dans ses murs. A côté des symptômes habituels, on en remarquait d'autres plus extravagants comme le coup de pied d'un cheval dans la tête, les superstitions, la passion pour la politique, la masturbation durant plus de trente ans, la suppression soudaine de la masturbation, des études trop longues, les mauvaises fréquentations ou encore le whisky de piètre qualité. Rien qui ne fut pas normal en ce XIXe siècle.
Parmi ces dizaines de symptômes, cependant, le Trans-Allegheny Lunatic Asylum considérait que la lecture de romans était une raison parmi d'autres pour finir en hôpital psychiatrique. Il n'en est pas moins ravissant de savoir qu'un roman puisse vous mener à ce précipice. Après tout, lorsque nous ouvrons un livre de fiction, nous sommes tous à la recherche de quelque chose qui nous change la vie, même si ce n'est que pour quelques minutes.

Juan Tallón, La novela esta muerta,
El Progreso
, traduction maison

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