mardi 15 décembre 2015

Santé !




Tiens, j'ai encore dans mon sac deux livres d'Annie Ernaux, rapportés de l'hôpital dans lequel séjourne ma mère. Je les lui avais prêtés parce qu'ils sont courts, faciles à tenir en main au lit. Ma mère souffre aussi d'arthrose dans les bras et tout gros livre est à bannir. Conséquences d'une vie à frotter la merde des autres. J'avais sorti ces livres de ma bibliothèque parce qu'on avait reparlé d'Annie Ernaux peu avant son hospitalisation, que ma mère redoutait. Et parce qu'elle pensait avoir récemment acheté un des livres de cette auteure dont elle avait aimé, voilà bien des années, "le livre sur sa mère, tu sais" ? Une Femme est un des premiers bouquins que j'ai vu dans les mains de ma mère. Je venais de le lire et je lui avais suggéré d'en faire autant au cours d'une de ses convalescences. De quoi souffrait-elle à l'époque ? D'une sciatique ? Une hernie discale ? Avait-on aperçu Annie Ernaux chez Pivot ou était-ce simplement un de ces vols hasardeux dont j'étais coutumier à l'époque ? Une Femme, cela aurait pu être ma mère, c'était celle d'Ernaux. Mais ce récit avait marqué la mienne. Je crois que nous n'en avions pas beaucoup parlé. Je me souviens simplement qu'elle y faisait référence, au fil du temps, subrepticement. Pensait-elle à sa propre mort récemment lorsqu'elle se mit en tête de vider ce qui fut autrefois sa chambre de tous ses trastos, ces vieux trucs que l'on a accumulé durant toute une vie : vêtements, couvertures, revues, et livres récupérés il y a des années chez l'un de ses employeurs qui vidait, lui aussi, sa chambre ? Il y avait également quelques livres scolaires et des romans que les études avaient conduits ses enfants à lire. Elle mettait de côté des livres qu'elle avait aimés et dont elle ne voulait pas se séparer : Pérez Galdos, Clarin ou Tolstoï. C'est alors qu'elle m'a reparlé d'Annie Ernaux. Elle venait d'acheter un de ses livres. Je lui confessai avoir perdu Une Femme, certainement lors d'un déménagement, ce qui la contraria fortement. Comment avais-je pu ne pas prendre soin de ce livre ? Je la rassurai en lui disant que je l'avais racheté et même relu. Elle me certifiait avoir conservé son exemplaire bien précieusement... Elle me montrait alors le livre d'Ernaux acheté il y a peu. Elle en avait commencé la lecture mais elle ne l'aimait pas, malgré un prix qui lui avait été attribué. J'étais un peu étonné de ne pas avoir su qu'Ernaux avait récemment reçu un prix littéraire, mais tellement de choses m'échappent... En prenant le livre, j'ai vu qu'il y avait méprise, confusion de noms. Sa mémoire l'avait trahie. En tombant sur un livre d'Irène Frain dans la librairie où elle a ses habitudes, elle crut qu'il s'agissait de l'auteure normande. Aussi fut-elle heureuse lorsque, après son opération au genou, je lui apportai La Honte et La Place, après lui avoir offert le Tanner de Dubois qui l'avait beaucoup fait rire. Au cours de mes visites, je lui demandai ce qu'elle pensait des livres d'Ernaux que je lui avais passés. C'est bien mais c'est triste. La vie décrite par Ernaux l'avait gênée. Ce ne sont pas des lectures pour l'hôpital, conclut-elle. Je ne savais que dire. Mis à part que cette vie-là, petite, devait être racontée. Je lui demandai si elle désirait que je lui apporte d'autres livres. Elle rejeta l'idée sous prétexte qu'on venait de lui proposer un tour à la bibliothèque de l'établissement, ouverte le vendredi après-midi. 
Lorsque je suis passé samedi, elle avait sur sa table un livre d'Eric-Emmanuel Schmidt, qui lui avait beaucoup plu. J'essayais de démonter ce faux écrivain fat et constipé, mais sa voisine y alla de son couplet, arguant qu'elle s'était bien amusée, que ça faisait du bien, ce genre de livres. Face aux Feel Good Books, il n'y a pas d'argument qui tient. Surtout à l'hôpital. J'ai rangé dans mon sac les livres d'Ernaux et ils n'en sont toujours pas sortis. 

 ***

C'est un coup de fil qui m'a fait du bien, dimanche. C'était mon Sunday Feel Good Phone Call. Mon amoureuse allemande d'il y a 25 ans s'inquiétait de ma santé. Nous avions longuement parlé au téléphone le mois dernier. Un dimanche également. Elle avait appris par une amie commune mes petits soucis et désirait savoir comment je me sentais. Je lui avais décrit cet examen que je devais passer la semaine dernière. Et ce dimanche matin, elle se réveilla en pleurant, persuadée que ma disparition constituerait un événement très grave dans sa vie. Elle m'appelait pour me dire cela. Nous ne nous voyons qu'une fois tous les quatre ans environ. Et nous parlons une à deux fois par an. Mais nous sommes restés très proches malgré les centaines de kilomètres qui nous séparent et je compose encore son numéro par coeur. Ce qui a tendance à horripiler ma chère et tendre compagne. Je repense à cet appel qui a certainement flatté mon ego mais contribue à l'angoisse qui entoure mon opération. Je n'avais pas pensé à ça. Je ne me remettrais jamais d'avoir suscité douleur et chagrin chez les gens que j'aime si je meurs. 


***

Je sais que je mourrai comme j'ai vécu, en me demandant si ce n'est pas la mort qui arrive.


5 commentaires:

  1. The Swimmer, film poignant et remarquable... - comme les livres d'Annie Ernaux, d'ailleurs.
    Courage à vous.

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  2. Cher ami,

    Il vous reste des longueurs à faire. Vous les ferez.

    Amitié,

    FS

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  3. Cher Inconsolable,

    notre philosophe sans qualités a raison : vous êtes encore dans le grand bain et vous aurez encore bien du temps pour perfectionner votre brasse - coulée ou pas - ainsi que votre papillon aux éclats solaires.

    Bien à vous (au sens propre)

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  4. Merci cher Promeneur, le coup de bistouri devrait prolonger mon séjour dans le grand bain. Baignade surveillée cela dit. Je vais donc devoir apprendre à nager…

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