mardi 12 avril 2016

La nuit je mens



Je dors mal en ce moment. Je passe une partie de mes nuits assis. A lire, à écrire. Dimanche, je suis passé voir ma mère. Elle n'était pas là. Profitant du beau temps, elle était allée marcher. Et pas moyen de la joindre. Ma sœur, qui habite à deux pas de là, était partie avec l'un de ses fils acheter de la terre pour son jardin, et peut-être une tondeuse, dans un de ces magasins de bricolage ouvert le dimanche. Ne restait plus que mon deuxième neveu pour nous accueillir, ma fille et moi, en attendant le retour de tous. Il était occupé à faire de la musique et j'avais l'impression de le déranger. Mais ma fille tenait à le voir et à attendre sa tante et sa mamie. On s'est donc installé. J'ai appelé de nouveau ma mère, mais son manque d'aisance dans l'usage du téléphone portable, la canne qu'elle trimballe désormais, et les vertiges dont elle est victime depuis quelques jours me ramenaient sans cesse sur sa boîte vocale. J'essayais de ne pas m'inquiéter.
Lorsque ma sœur est arrivée, j'ai proposé de donner un coup de main pour le transport des sacs de terre. Laisse faire les jeunes, m'a-t-elle conseillé, sans penser à mal. J'ai donc quitté mon fauteuil et aidé à décharger la voiture. J'aurais dû écouter mon aînée.
On a ensuite opéré un transfert dans le jardin. Ma sœur me montrait les trous qu'elle compte combler avec ces sacs qui, je ne le sentais pas encore, m'avaient brisé le dos. Je regrette parfois de ne pas avoir un jardin, mais ça ne dure pas longtemps. Contrairement à ma sœur, je n'éprouverais, je crois, aucun plaisir à l'entretenir. J'ai enfin réussi à joindre ma mère, et pour faire le malin, j'ai feint l'exaspération. Pourquoi n'était-elle pas chez elle alors que nous étions venus la voir ? Mais elle n'a plus l'âge, la santé, de prendre les choses à la légère et s'est défendue sur un ton agressif que j'avais peine à contrer. Je n'avais pas indiqué d'heure pour ma venue, pas même de certitude, elle ne pouvait rester cloîtrée chez elle, il fallait qu'elle marche, il faisait beau, ça va ! Elle n'était pas loin, je lui ai proposé de nous rejoindre dans le jardin. Oh, non, elle était fatiguée, avait des vertiges, etc. J'ai donc demandé à ma fille d'aller la chercher et de la convaincre. Cinq minutes plus tard, elle était parmi nous, et heureuse de l'être. Depuis sa première opération il y a un an et demi, suivie de la seconde en décembre dernier, ces moments se font rares.
Je ne sais plus comment on en est arrivé à parler politique. Par le biais d'un commentaire de l'actualité quelconque certainement. Déjà ma mère s'en prenait à Podemos, al de la colita (celui de la queue de cheval), qu'elle trouve prétentieux et dangereux. Qu'est-ce que c'est que ça, vouloir donner l'indépendance aux Catalans ? Et pourquoi refuse-t-il de s'allier au PS et à Ciudadanos ? Heureusement, les derniers sondages indiquent qu'en cas de nouvelles élections, Podemos serait dans les choux. J'avais beau rétorquer que ce nouveau parti ne pouvait s'allier à la droite, s'inscrire dans la même politique soumise à l'ordre ultralibéral, corrompue, etc., elle ne voulait entendre raison, prétendait que les papiers de Panama avaient révélé que le Vénézuela de cet imbécile de Chavez avait versé une aide de 6 millions à Podemos. Je ne pouvais rien faire contre cette pensée formatée par la télévision d'état (espagnole), le discours conservateur de ma famille de Caracas, les restes d'une éducation catholico-franquiste, une vieille peur des Rouges depuis son enlèvement par des maquisards lorsqu'elle était enfant, et le refus d'une véritable conscience de classe. L'ordre, quel qu'il soit, vaut mieux que ces programmes démagos, voire révolutionnaires. C'est vrai que les politiques de ce pays sont corrompus jusqu'à l'os, reconnaissait-elle tout de même, mais ce n'est pas une raison ! On va quand même pas encore se taper Rajoy et sa clique ! Et puis, la politique, je m'en fous, conclut-elle, ils ne vont rien me donner !
Ma mère n'a jamais voté. Elle a passé sa vie entre rien et le néant. Immigrée à 20 ans, en pleine dictature, elle n'a jamais pris la nationalité française, et les lois de notre république étant bien faites, n'a jamais eu le droit de faire un tour dans l'isoloir en plus de 50 ans de présence sur notre sol. Pour qui voterait-elle, ici ou là-bas ? Je me souviens de sa colère en 2002 lorsque je lui disais mon refus de participer à la mascarade du sursaut républicain et d'aller voter Chirac. Je devais, en son nom, et en celui de tous les immigrés ayant trouvé refuge ici, faire barrage à l'extrême-droite. Déjà à cette époque, il était difficile de lui faire comprendre certaines choses dans ce domaine. J'ajoute que j'étais alors en pleine séparation d'avec la mère de mes filles et trouver un toit, même temporaire, me préoccupait davantage que ce cirque médiatico-politique. Et puis, je n'avais pas voté depuis des années. Pas grave, tu es toujours inscrit ici, m'apprenait ma mère. Plus de dix ans d'errances dans Paris, puis de nouveau dans la banlieue de mon enfance n'avaient pas effacé mon nom des listes électorales, et c'était toujours à l'adresse de mes parents qu'étaient envoyées les fameuses enveloppes de propagande. Pour être juste, ce n'est pas uniquement auprès de ma mère que j'ai suscité en 2002 quelque incompréhension et autre chantage à la démocratie. Combien de ces donneurs de leçon m'ont depuis avoué regretter d'avoir cédé à cette manipulation sans s'excuser toutefois de m'avoir traité de tous les noms ? J'ai défilé entre les deux tours, mais j'ai tenu bon, je n'ai pas voté.
Cinq ans plus tard, un dimanche de deuxième tour en fin de journée, en passant chez ma sœur pour une histoire de DVD je crois, celle-ci me disait être allée voter et avoir aperçu mon nom sur les registres. Le bureau fermait dans la demi-heure et, dans un moment d'affolement, pensant à mes filles, au danger bien plus sérieux me disais-je alors que représentait Sarkozy, acceptant le chantage du vote utile, trouvant soudain un sens à ma vie, j'ai filé déposer mon bulletin de vote pour le PS, le regrettant aussitôt.
Je n'étais pas en âge de voter en 1981. Avec mon frère, plus jeune encore, nous rêvions d'écologie et plus secrètement d'anarchie. Nous nous exprimions en allant détériorer les affiches des candidats devant les bureaux de vote. Le soir de l'élection de Mitterrand, mon père était rentré du bistrot plus tôt que d'habitude. C'était son anniversaire et ce fut certainement son plus beau cadeau. Si j'éprouvais une certaine joie, elle était essentiellement due à mon ignorance et au bonheur de mon père qui alla fêter ça avec ses amis au café du coin. Mais je ne me suis jamais identifié à la "génération Tonton" comme ces cons de Séguéla et Renaud - celui qui s'imagine aujourd'hui en électeur de Fillon, effets néfastes de l'alcool... Mon apprentissage désordonné de l'anarchie viendrait un peu plus tard, par romantisme et par un goût forcé puis immodéré pour la non-appartenance à quelque clan, groupe, parti, réseau que ce soit. Et je me souviens parfaitement du jour où, un peu théâtralement, en compagnie de Jean, je déchirai ma carte d'électeur en jurant ne plus jamais participer à ces jeux du cirque.
Dimanche, en quittant ma famille, je songeais à ces courageux jeunes et moins jeunes gens qui occupent la Place de la République et bien d'autres lieux de ce pays. Je me demandais comment ce carnaval, ce revival de 68 allait finir. Me revenait en mémoire la fameuse déclaration de ce terroriste nommé Warren Buffet, dont la fortune est estimée à 65 milliards de dollars : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c'est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner ». Je savais que le plus difficile serait de rallier au mouvement les ouvriers, les laissés-pour-compte, les immigrés, les banlieusards, les gens comme ma mère – et peut-être même comme moi. En éloigner certains du vote marine. L'agitation joyeuse et de plus en plus organisée, ne souhaitant pas être récupérée, ni récupérer le pouvoir, luttant bien au-delà de cette loi scélérate sur le travail, souhaitant en finir avec les professionnels de la profession, ne pouvait aboutir à des mesures concrètes, à un autre projet de société, à une vraie démocratie, en faisant l'économie de la violence : celle de la répression ou celle de l'insurrection véritable. Cette violence qui avait posé des limites à mon engagement, fait de moi un anar au petit pied, individualiste et sans illusions, avec pour seul acte remarquable ma longue collaboration à un journal militant à ma place.  
En me couchant ce soir-là, après avoir visionné quelques vidéos debout, j'avais presque envie de créer un compte Facebook et d'investir dans un téléphone intelligent pour suivre tout cela de plus près. Il va sans dire que j'avais dégoté là un nouveau motif d'insomnie.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire