samedi 11 octobre 2025

Beauté du système


Mikhail Korolkov

 

 

- Je n'en peux plus, ça me tape sur le système.
- Au contraire.
- Je t'assure.
- Quand je disais Au contraire, je voulais dire : Ça ne te tape pas sur le système, c'est le système qui te tape dessus.
- Très drôle.
- C'est la vérité. On en reprend une ?
- La vérité ?... Ils sont dingues, oui !
- Détrompe-toi. Ils sont loin d'être dingues. Ils veulent nous rendre dingues. C'est leur projet. Ce sont des pervers cyniques. Mis en place pour nous dégoûter, nous retourner la tête, nous abrutir, nous épuiser, nous éloigner à jamais du débat... 
- Il n'y a que ça, des débats, toute la journée.
- Tu confonds débat et ces pathétiques spectacles de pyrotechnie diffusés en boucle, seulement destinés à nous enfumer, nous infantiliser, nous abêtir, nous inculquer la servitude, la soumission à l'ordre commercial numérique et rémunérer leurs porte-flingues qui courent les plateaux télé, les ministères, les cabinets de conseil et les commissions de tout type...
- ...Tu y vas fort. 
- Je ne pense pas.
- Comme toujours, tu exagères. 
- Au contraire, encore une fois. En fait, crois-moi, je suis en-dessous de la réalité. Ce qui s'est mis en place depuis quelques années, avec notre collaboration zélée, nous échappe totalement, nous absorbe, nous lie à vie, à mort, à tous les autres noyés, nous avons laissé faire, fermé les yeux...
- Fermé les yeux ?
- Et abandonné tout esprit critique, toute capacité de réflexion, de pensée, de création... 
- Quel tableau, ça fait du bien de se retrouver après tout ce temps...
- C'est toi qui a commencé, je n'ai rien demandé.
- N'en parlons plus alors. 
- Oui, prenons nos responsabilités et buvons en silence. 
- C'est pas Charlie Parker qu'on entend, là ?
- Exact. 
- Ahmed, remets-nous ça. Il nous faut trinquer à la beauté... Tu vois, nous sommes encore capables de la reconnaître.
- Ça nous console, du moins, de le croire..

mardi 7 octobre 2025

Requiem



Vincent Petitdemange était né dans les Vosges en 1990. En rupture de ban, cet ingénieur de formation est parti à l'aventure, à la marge, durant huit années. Et a décrit ce qui ressemble à son parcours dans un roman à paraître ces jours-ci aux précieuses éditions des InstantsRequiem au bord du jour en est le titre. Le fichier de ce texte a été retrouvé par la famille peu après le suicide de l'auteur en 2022. Extraits des premières pages. 

(…) Ce n’est plus l’heure des barricades ni des martyrs. Le confort est passé par là. Il est rentré dans la viande, comme une seconde peau. Pousser un peu la voix de temps en temps, par hygiène, c’est tout ce que les revendicateurs peuvent se permettre. 
Quoi qu’il en soit, le confort n’est pas un horizon. Ce n’est pas suffisant. Il faut tout de même un but dans la vie, un idéal, un fil où se raccrocher et le suivre coûte que coûte, même s’il conduit au néant. Il faut habiller son quotidien d’idéaux, d’horizons et d’idéaux, ainsi vêtu devient-il supportable. 

(…) Aux élus et leurs séides, il leur poussaient les dents qu’ils avaient déjà fort longues. Il n’y avait plus de retenue qui tienne. Au point où ils en étaient, une hypocrisie de plus ou de moins, cela n’avait aucune importance. Pourquoi changer de cap ? Tant que le pourceau crache au bassinet, aucune raison d’effleurer le gouvernail. Seulement en bas dans les patelins, à Peirthe, à Sansoley comme ailleurs, la population commençait à s’empourprer qu’on les prenne pour des péquenots. Cela ne suffisait plus qu’on leur fasse les poches, fallait-il encore les mépri- ser. Les élus ne se comportaient plus autrement, ce qui en disait assez long. Lorsqu’on les met devant leurs privilèges, ils se dédouanent comme ils peuvent. D’abord, ils n’oublient jamais de rappeler qu’eux aussi sont des contribuables, comme tout le monde, des citoyens, des patriotes. Un peu moins patriote que citoyen sans doute. Le drapeau pour eux, c’est une jolie bavette. Ils rotent dedans et s’y essuient les babines, mais ils savent garder les apparences. Ils n’omettent pas de brandir la cocarde quand résonne le clairon. Tout cela est entendu. La population n’avait plus confiance. Cela faisait quelques années que l’abstention s’imposait, grimpait sur les scrutins, sur toutes les élections. Cette tendance n’était pas prête de s’infléchir. Le théâtre politicien avait perdu son éclat, son pimpant. Les tréteaux branlent, les comédiens bredouillent. Lorsqu’une élite perd son lustre, elle en perd aussi le nom. Alors le peuple, instinctif, bouillant soudain, lui vient des idées de meurtre. Nous en étions là.

 


mardi 30 septembre 2025

De notre vivant

Sean Plunkett



nous affabulions à la moindre occasion
de notre vivant 
abhorrions leur douce version
hors de question 
de suivre leurs reproductions intelligentes et
avariées
nous rejetions leurs satanées explications
et persistions à entretenir le feu 
sacré
simulions des engueulades ménagères
dans les allées des alimentations 
générales
nous ignorions leurs sempiternelles 
préventions
assignations
injonctions à la con
leurs gueules de fion en boucle
sur tous les écrans
une guitare sèche et un bandonéon
parfois un piano droit
constituaient notre principale consolation

nous ne laissions rien paraître 
ni stupeur ni haut-le-cœur
et reprenions à tue-tête
cette chanson pop dont nous ne saisissions 
pas le sens
de notre vivant
je me penche à la fenêtre
tu es la fille d'hier
celle qui s'amuse avec les fleurs
de mon jardin
il est trop tard pour comprendre
rentre chez toi, petite
nous ne pouvons plus jouer

nous oublions le spectacle
que nous étions
de notre vivant




charles brun, production clandestine





jeudi 18 septembre 2025

Changement de direction

Bill Perlmutter

 

 

quand un homme marche 
vers son destin
il est bien souvent forcé 
de changer de direction. 
lancé en vingt minutes
de méditation
dans la médecine intégrative 
et la transformation personnelle 
j'ai quitté la finance internationale
et trouvé à l’intérieur de moi-même
l’endroit où rien
n’est impossible.

le bonheur ne devient concret 
que lorsqu’il est perdu. 
ressourcé et connecté 
à une joie profonde
j'ai ouvert mon esprit 
et mon cœur
à une paix sincère
un sentiment d'infini 
de liberté d’être 
tel que je suis. 
 

l'accès à des concepts 
auparavant réservés 
à quelques-uns
m'a conduit à 
adopter de nouvelles 
habitudes et vertus. 
penseur 
médecin
conférencier 
écrivain à succès
je suis avant tout
créateur de prospérité

être en compagnie de personnes 
partageant les mêmes idées que nous 
amplifie notre croissance 
émotionnelle
intellectuelle 
et spirituelle. 

faisons grandir cette communauté
retrouvez vous aussi
au milieu d’arbres centenaires
face à la mer 
le sens profond 
de votre être et de vos envies. 

à travers un voyage complet 
riche d’expériences 
qu'il me tient à cœur 
de partager 
vous vous sentirez 
reconnaissants et heureux 
retrouverez confiance en vous 
et dans la vie. 

ces quatre jours de reconnexion avec soi
au sein d'un groupe 
aux regards 
bienveillants et authentiques
vous plongera
en toute intimité
au cœur de votre humanité
paiement en ligne sécurisé. 



charles brun, vers un avenir radieux

mardi 16 septembre 2025

Citation


Vivian Maier

 

 

Les citations me tapent sur les nerfs. Mais nous sommes enfermés dans un monde qui cite en permanence tout ce qu'il est possible de citer, dans une citation permanente qui est le monde même. 

 

Thomas Bernhard, Perturbation
trad. Bernard Kreiss, Gallimard

mardi 9 septembre 2025

Left alone

Fred Lyon



 

seule la lune
pleine. 

pas un chat
d'oiseau, de train
la traîne d'un avion au loin 
caresse le silence 
l'ombre du chien. 
l'heure du loup. 
dans la cuisine

ce court présent
avant l'oubli et le chagrin
m'appartient
lâchement,
démuni,
je me rends,

dépose les mots
c'en est fini. 
déjà
un miaulement
m'implore
j'aide leo the last
à grimper sur mes épaules. 
comme avant il m'écrase
de son ronflement permanent
réconfortant
saluant le jour naissant. 
par chance
il en descend rapidement
s'allonge sur left alone revisited
et une nuit avec hamlet 
abandonné sur cette vieille table de ferme. 
je verse quelques croquettes
le regarde se régaler
lui offre un verre d'eau. 
le vacarme du temps peut s'imposer.


 

charles brun, nuits de pleine lune



vendredi 22 août 2025

Du malheur des hommes

Gianni Berengo Gardin



A la bibliothèque universitaire de Salzbourg, le bibliothécaire s’est pendu au lustre de la grande salle de lecture parce que – ainsi qu’il l’a écrit sur un billet qu’il a laissé– il ne pouvait plus supporter, après vingt-deux ans de service, de classer des livres et de prêter des livres qui ne sont écrits que pour causer des malheurs, et, par là, il entendait tous les livres jamais écrits. Cela m’a fait penser au frère de mon grand-père, qui était garde-chasse à Altentann, près de Henndorf, et qui s’est tué d’un coup de fusil au sommet du Zifanken, parce qu’il ne pouvait plus supporter le malheur des hommes. Lui aussi avait noté cette conclusion sur un billet qu’il avait laissé.

 

 

Thomas Bernhard, L’Imitateur
trad. Jean-Claude Hémery, Gallimard

 

jeudi 21 août 2025

Un voyant


Shōmei Tōmatsu

 

Un malade est un voyant, personne d'autre n'aperçoit plus clairement l'image du monde. Quand il aura quitté l’Enfer, ainsi avait-il désormais qualifié l’hôpital, les difficultés qui, ces derniers temps, lui avaient rendu le travail impossible seront écartées.  L'artiste, l'écrivain en particulier, lui avais-je entendu dire, a carrément l’obligation d’aller de temps en temps dans un hôpital, peu importe que cet hôpital soit un hôpital, une prison ou un monastère. C’était là une condition préliminaire absolue. L'artiste, l'écrivain en particulier, qui ne va pas de temps en temps dans un hôpital, donc ne va pas dans un de ces districts de la pensée, décisifs pour sa vie, nécessaires à son existence, se perd avec le temps dans l'insignifiance parce qu'il s'empêtre dans les choses superficielles.

 

Thomas Bernhard, Le Souffle
trad. Albert Kohn, Gallimard 

dimanche 17 août 2025

Elle t'a demandé…

Camilla Gorini



Une jeune fille t'a demandé : Qu'est-ce que la poésie ?  
Tu voulais lui dire : C'est ce qui fait que tu existes, ô oui, que tu existes,
et que de crainte et d'émerveillement,
qui sont la preuve du miracle, 
je sois si cruellement jaloux de la plénitude de ta beauté,
et que je ne puisse t'embrasser ni dormir avec toi,
et que moi, je n'aie rien, et que celui qui n'a rien à donner
doive chanter…

Mais tu ne lui as rien dit, tu as gardé le silence
et ce chant, elle ne l'a pas entendu… 

 

Vladimir Holan, trad. Dominique Grandmont,
Une nuit avec Hamlet et autres poèmes, Poésie/Gallimard 

 

mercredi 13 août 2025

Le désespoir de Narcisse

Ludwig Van Borkum




 

 

Je voudrais n'avoir jamais existé ; gommer toute trace de ma présence sur cette planète. Mes peintures sont des paravents qui, tant bien que mal, masquent ma misère et mes ruines. Mes poèmes sont des fragments d'un miroir brisé qui fait le désespoir de Narcisse. Tout comme croire en Dieu, s'aimer est impossible mais parfois se tolérer serait paradisiaque. Ma religion : être ébloui par le pur éclat du néant.  

 

Jean Raine, Le Temps du verbe
L'Echoppe, 1992 

samedi 2 août 2025

Refus du poème

Přemysl Koblic

 

 

Les filles du chant sont venues:
– « Veux-tu de nous ? Nous sommes nues,
nos lèvres sentent la lavande »
 
– Je songe aux ravins de Finlande
où dorment des soldats de gel... 
Les vierges de sel du poème
m'ont dit : – « Il est temps qu'on nous aime !
Nous sommes nues sous la peau. »

Je songe aux navires sous l'eau
noyés derrière les vitrines…

Les molles putains de mon songe
me crient : – « Lâche pied et plonge
que les poissons sont frais et muets ! »  
– Je songe aux forçats d'Allemagne :
ils sont maigres sous le fouet... 
Les douces mères du sommeil
me choient : « Couche-toi ! Les orteils
dressés vers la pointe du somme. 
La belle au bois qui dort dans 1'homme
ne se nourrit que de baisers… » 
– Je songe aux énormes brasiers
qui brûlent autour de la terre... 
La vieille édentée de la mort
m'a dit : – « Chaque cheval a son mors.
Ton lot sur terre est la mort lente.
Que ça te déplaise ou non, chante !
Nul être n'a droit au merci...
A quoi penses-tu, ombre vague ? » 
– O très chère, je songe à Prague !
Je n'entends pas, je n'entends plus
les prières de ses synagogues...

 

Benjamin Fondane, 
in Le Mal des fantômes, Verdier poche, 2025

 





mercredi 30 juillet 2025

Du malheur d'être homme

Gil Prates

 

Il fut un temps, pas si lointain, où la radio d'Etat dite France culture offrait à une personnalité un espace de trois heures pour retracer son parcours, écouter les personnes qui comptaient pour elle, et ainsi de suite… Les nuits de la chaîne, constituées d'archives sonores, ont rediffusé dernièrement Le Bon plaisir d'Annie Le Brun, enregistré en 1992. Celle qui affirmait qu'« il n’y a pas de poésie sans la conscience extrême du malheur d’être homme » était entourée de Jean-Jacques Pauvert, du directeur du Crazy Horse, Alain Bernardin, et du plasticien surréaliste québécois Jean Benoît– Alfred Jarry s'étant fait porter pâle ce jour-là. 

 

 

mercredi 23 juillet 2025

Fermeture définitive

Gilles D'Elia

 

 

 

quelle était la chanson ?

nous déambulions cet air
en tête
le long de la coursive
d'un passage couvert 
désert du XIXe siècle
en ruines
en haut des marches
il se tenait majestueux
époque soûl sous le balcon
était-ce cette chanson ? 
chemise noire
ouverte sur un médaillon
naturellement semblant
nous attendre
seuls à le comprendre
incapables de lui parler
nous nous mîmes à chanter
ce standard noir et blanc
sans savoir 
que nous ne connaissions plus
les paroles du deuxième
couplet

honteux j'espérais 
qu'il eut reconnu 
le fils du maçon espagnol
grassement
payé au noir 
pour refaire 

avec un de ses Javanais

sa garçonnière du XVIe
arrondissement 
et redoutais
qu'il ne nous tournât 
le dos
le ré et le la

Un type comme ça,
le chanteur,
dit mon père
qui ne me parle plus guère
le pouce levé pour confirmer
me faut-il toujours mettre en doute
les paroles de ce seigneur des bobards ?

Oublions souvenirs
cauchemars
morts et vivants
place au rêve
entre jazz et java
était-ce la chanson 
pour Audiberti 
sa promesse de revenir
la chanter pour les marches
les murs
le cœur des pierres 
et le maçon ?

le boxeur toulousain
nous souriait 
comme à des gosses
perdus
abandonnés
depuis des années
vieillards précoces
nous resservait
ses vers
à l'oreille
que nous reprenions 
à tue-tête
en l'air
en chœur
en espoir de cause
empathie générale

quelle était la chanson ?

liquidation totale
tout doit disparaître

 

charles brun, fin des soldes 

mercredi 16 juillet 2025

Etranges figures

Emil Otto Hoppé 

 

je me suis vu dans deux miroirs
l'un était blanc l'autre était noir
je me déplaçais à l'envers

il n'y avait pas d'horizon
et je n'entendais pas un son
pas même l'écho d'un seul vers

la poésie n'est pas au monde
on a beau parcourir la terre
constater que les glaces fondent
et longer longtemps les parterres
 

des jardins où meurent les fleurs
et les sujets d'enluminures
on ne voit guère que des pleurs
ravager d'étranges figures

 

Jean-Claude Pirotte, Gens sérieux s'abstenir
Le Castor astral, 2014 

mardi 15 juillet 2025

La vie comme une ombre

 

Leonid Korovin

 

Emmanuel Bove est mort à 47 ans. Il y a tout juste 80 ans. Le 13 juillet 1945. 

France culture a pioché dans ses archives pour rediffuser récemment ce portrait de l'auteur de Mes amis.   

Claude Royet-Journoud y rencontrait Yves Martin, dit « lecteur de la première heure », grâce à un libraire du 17e arrondissement de Paris, et Raymond Cousse, qui deviendra avec Jean-Luc Bitton le biographe de Bobovnikov —il se suicidera en 1991, avant même la parution au Castor Astral de l'excellente biographie, Emmanuel Bove : La Vie comme une ombre. 

Ici, nous sommes en 1983. L'année où, grâce à mon ami Pascal, qui m'apprend à voler des livres, je découvre Emmanuel Bove.

 

 

 

samedi 12 juillet 2025

Dans le vide


Stanko Abadžic

 

le lendemain, 
disait-il
la gueule de bois,
sa force,
donnait l'envie 
d'une nouvelle vie

il avait passé la sienne
lancée à quelques semaines
de la première guerre
dans les tavernes
le cul des filles
— il les aimait estampillés —
et les livres de poésie

enfant illégitime
il ne vivait pas pour écrire
il écrivait parce qu'il vivait

parce qu'il avait vécu
un peu par miracle

Je vais te tuer !
avait gueulé fusil en main
le grand-père,
furibard d'apprendre que sa fille
était enceinte,
la traînant dans la cour
il lui ordonnait 
de se mettre à genoux
et pointait son arme sur elle
lorsque sa femme
qui avait le sens 
de l’à-propos, disait le poète,
surgit en gueulant à son tour
A table ! La soupe va refroidir !

comme allait l'indiquer
son prénom,
il serait aimé des dieux
comme le suggérait
son patronyme,
il s'attellerait à 
récolter les histoires
des piliers de comptoir
cheminots
ouvriers
magasiniers
voyageurs de commerce
courtiers d'assurance
emballeurs de vieux papiers
filles d'aubergistes
jeunes télégraphistes
récits condamnés pour 
grossièreté
pornographie
qu'on se refilerait
sous le manteau

il fallut pour cela
payer de sa personne
et des tonnes de tournées
parfois boire et écrire 
seul à une table
le soir au fond de la salle enfumée
oui, au Tigre d'or comme
à Ostende
la bière
on vous la servait
bien avant qu'on en redemande

empêché d'études par les Allemands 
de publication par les autorités
de son pays
il fut 
à plus de quatre-vingt balais
interdit 
de femmes
par le pouvoir médical
de gueule de bois
et de nouvelle vie
le lendemain,
Bohumil Hrabal
le plus libre des écrivains tchèques
trouva la force
de coller une table à la fenêtre
de sa chambre d'hôpital
et une fois debout
sur cette nouvelle scène
balancer à tous les censeurs
un ultime bras d'honneur
nous plongeant
dès lors dans une des plus bruyantes solitudes, 
dans le vide.

 

charles brun, ma bohème





mardi 8 juillet 2025

Résolutions

Shomei Tomatsu



Couper d’eau les infinitifs trop désirables
priver la grand-mère de son châle
ne pas y aller de main morte
être sujet à la chlorophylle
guérir de ses mamelles le silence général
travailler jusqu’à la ceinture
être à tu et à toi avec un épouvantable événement
raser sous les bras une belle douzaine d’escargots
asséner un coup de rame sur le crâne des galériens
épiler soi-même la chaise du mérite
stopper net toute évacuation en décembre

 

*** 

Encore un petit verre
bois Socrate
il est forcé que l’homme soit pathétique
et s’enrichisse le foie de toxiques
bois
encore un petit verre de poison
à la santé de ton médecin
à ta santé sans lendemain
bois bois
sois raide comme la planche
dont le feu fera de la cendre
tu ne mourras pas assez vite
bois bois
bois Socrate bois

Des profondeurs superficielles
Et si j’étais parti lassé de vous attendre
et si j’étais parti sans revenir vous prendre
et si j’étais parti parti parti parti
et si j’étais parti je serais revenu
vous dire adieu merci
et noyer en silence votre ombre au fond d’un puits

 

Jean Raine, Poèmes à peine poèmes (1958)

dimanche 6 juillet 2025

Du néant

Fabio Furlotti


 

Je hais tout ce qui affirme, ce qui nie et précise les formes. Il faut rendre au néant ce qui lui appartient.  

  

Jean Raine, Le temps du verbe, L'Echoppe, 1992

 

jeudi 3 juillet 2025

Une autre indifférence

Gilles D'Elia

 

 

Dans mille ans il ne restera plus rien
de tout ce qu’on aura écrit en ce siècle.
On lira des phrases isolées, des traces
de femmes perdues,
des fragments d’enfants immobiles,
tes yeux lents et verts
simplement ne seront plus.
Ce sera comme l’Anthologie Grecque,
plus distant encore,
comme une plage en hiver
pour un autre étonnement et une autre indifférence.

 

 

Roberto Bolaño, Poèmes
trad. Jean-Marie Saint-Lu et Robert Amutio

 

mardi 1 juillet 2025

Comme elles étaient belles

 

Toni Schneiders

 

aujourd'hui sur ta tombe cher paps
j'aimerais te dire comme 
les jeunes filles deviennent belles
et comme leurs jupes sont courtes
comme leurs nichons grossissent

tu aimais tant voir ça cher paps
tu les regardais de tes yeux bons
le sourire calme du vieil homme

tu aimais tant parler cher paps
d'une paire de nichons fermes ballons
que tu aurais aussi encore une fois
asticotés comme un coquin cher paps

c'est ça que sur ta tombe j'aimerais te dire
comme elles étaient belles cet été
comme avec tes yeux pleins d'amour
je regardais leurs jupes si courtes
leurs jeans moulants

tu ne pouvais pas les regarder
je sais que mams te l'interdisait
tu détournais ton bon regard
tes doux yeux bruns
de chien trop brave

c'est pourquoi aujourd'hui je raconte ça
avec un sourire un peu mélancolique
sur ta tombe

 

 

Louis Paul Boon, Le cauchemar de l'an deux mille
trad. P. Franck, éd. Angle mort, 2023 

 

lundi 30 juin 2025

Comme ça

Steve McCurry

 

 

ainsi je finirai comme ça
à me sentir tout doucement vieillard
une fleur un poème sur les lèvres
à continuer de bricoler encore
la pollution de l'air et ainsi de suite

ainsi je finirai comme ça
un vieillard propre
comme notre chien qui ne pouvait plus
faire ses besoins à l'intérieur et a fini
sourd comme un pot et ainsi de suite

ainsi je finirai comme ça
à raconter d'une voix rauque
à mon petit-fils le bon vieux temps
la révolution que nous voulions alors
la république soviétique des flandres et ainsi de suite

ainsi je finirai comme ça
à m'enquérir de mes lunettes
et à chercher ma canne
pour m'appuyer dessus et ainsi de suite


Louis Paul Boon, Le cauchemar de l'an deux mille
trad. P. Franck, éd. Angle mort, 2023

samedi 28 juin 2025

Un souffle léger

Henri Cartier-Bresson

 

 

Asseyons-nous ici. D'ici on voit davantage de ciel. Comme elle est consolante, l'immensité de cette profondeur étoilée. En la contempant, la vie fait moins mal ; sur notre visage, tout échauffé par la vie, passe un souffle léger, comme le signe d'un frêle éventail.

 

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité
trad. Françoise Laye, Bourgois.

mardi 24 juin 2025

En premier lieu

Tore Johnson 

 

Dans les premières pages de son réjouissant essai, sobrement intitulé Hemingway, Laurent Jullier note:


...les histoires d’Hemingway finissent mal. Pire encore, elles ne sont au service d’aucune religion, d’aucune noble cause, d’aucun idéal élevé. Là-haut, tout là-haut, il n’y a rien. Nada. « Nada, y pues nada y nada y pues nada», comme le martèle un de ses personnages. Rien, et puis rien et rien et puis rien.
Dans cette logique, nous sommes faits de molécules organiques qui finissent toujours par se désassembler au bout de quelques années passées à collaborer. Et tout le reste est fiction, images et consolation. Inutile, pourtant, d’en faire une maladie, ou d’y voir un prétexte à devenir amer et cynique, puisqu’existe un moyen d’affronter cette logique avec calme et dignité. Il consiste à se livrer à des activités qui ne séparent pas la tête des jambes.
Italo Calvino l’avait deviné: «Le héros d’Hemingway veut s’identifier aux actions qu’il accomplit, pour échapper au sentiment de vanité de tout, de désespoir, de défaite et de mort.» Hemingway lui-même avait trouvé quelques-unes de ces actions, qui fonctionnaient à condition d’être bien exécutées, c’est-à-dire avec la tête à ce qu’on fait: pêcher, chasser, boire, faire l’amour et, surtout, quelque chose d’encore mieux, de fabuleux et d’imparable, qui est la clé de l’émerveillement de Duras, mais qui ne peut pas être dit tout de suite.
Il faut d’abord préparer le terrain.
Et en premier lieu, se débarrasser du suicide. Surtout si l’on pense à ce qu’écrit la critique du New York Times à propos de la dernière biographie en date d’Hemingway: au bout de sept cents pages de détails, on a vraiment envie qu’il l’empoigne, son satané fusil !
D’ailleurs, les deux sont liés
– les choses qu’on fait bien, et le suicide. 

 


lundi 23 juin 2025

De premier ordre

 

Jean Marquis

 

 

Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; elle s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. 

 

Walter Benjamin, 
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique
,1936

vendredi 20 juin 2025

L'acharné

Otto Haeckel




LA VILLE SE CACHAIT

La ville se cachait comme un port en exil
Une rumeur échouée à l’intérieur des terres
Qui oubliait la mer

La ville se gonflait de sa chanson futile
Que restait-il ?
Se souvenir n’est pas facile

Les femmes arrangeaient leurs guirlandes
Coquetteries d’anges louches aux balcons de dentelles
Aux jupons en nacelles
Les femmes ébruitaient leurs légendes
Qui tenait les chandelles ?
Se souvenir parfois vous ensorcelle

Des galoches sonnaient un dru refrain d’Irlande
Des fados de Portugal
Vous serraient la gorge 
Comme une écharpe soyeuse
Prise dans la roue implacable du destin
Des tangos, des femmes fatales,
Plus ou moins
Jouaient leur partition de corrida
Et Le Temps des cerises,
- Juste le premier couplet,
Bien saignant s’il vous plaît !-
Redressait les cœurs

D’autres gourmandises
Agitaient leurs grelots :
Hidalgos, femmes frugales,
Plus ou moins
Des danseuses sans taille, des lianes, des fusains
Même les lourds, les ours, les balourds
Laissaient traîner
Des grâces d’elfes dans leurs mains

La ville, comme un phoque essoufflé, roulait sur son dos
« Plaisir d’offrir, joie de recevoir,
À toi d’ouvrir, à toi de voir ! »
Se souvenir, est-ce un cadeau ?

Des fantômes se perchaient sur le dos des nouveaux venus
Certains se camouflaient, d’autres restaient nus

Qu’une ville appareille, ça ne s’est jamais vu
Il n’y a plus d’inconnus
Au bal des revenus

Qu’une ville appareille
On ne l’oublierait plus

Se souvenir…

À force de mémoire, on ne reviendra plus


***
 
PLEIN SUD

Et puis j’irai plein SUD
le soleil brisera
mon ombre malhabile
et le vent dénouera
mes muscles fatigués

Je serai dénudé
comme un oiseau malade
mais si tranquille enfin

Une pierre posée
dans le milieu des sables
une pierre nichée
dont les dunes un peu rêches
mais sans haine et sans hâte
ne garderont qu’un grain

Puis je ferai mon tour
sans avoir froid ni faim
ni le manque de celles
qui m’ont toujours manqué

Roulant mon tour de terre
je pourrai me laver
me déprendre des peines
et de mes mauvais sangs

Dans le tamis du vent
je serai chanson douce
rime tendre qui crisse
fantôme minuscule
sans remord ni regret
insouciant inutile
et plus triste jamais 

***

HÔTEL DU PORT

La pierre
Contre la mer
L’homme
Aux pieds de l’hiver
Et face contre mer
Tandis qu’au bout du quai
Roule la rouge chanson d’un accordéon

Les yeux fermés d’un homme au bras d’une pendue
Le cri d’un oiseau mort
Qu’ils n’ont pas entendu
Et la grève au ressac près des villes endormies

Hôtel du port
Entre les mâts des grues

 

 


L'ami Jérôme Soufflet, comédien et auteur, vient de publier ce bien nommé recueil aux toutes nouvelles éditions Les Grands singes (tiens...), fondées par Jérôme Pauchard, lequel s'associe pour la circonstance à Gustavo Bocaz et son Escalier-Espace d'art. 
Quatre autres titres accompagnent la naissance de la maison, invitée au Marché de la poésie, stand 620, Place Saint-Sulpice (Paris), jusqu'à dimanche prochain. Des lectures s'y tiennent, me dit-on. 
Une rencontre-lecture avec les cinq auteurs publiés –  Valeria Varas, Frédéric Pagès, Miguel Espejo, Jérôme Karoly et 
Jérôme Soufflet– est également programmée vendredi 27 juin, à 19h00, chez Gustavo Bocaz: Escalier-Espace d'Art - 104-106, rue Edouard Vaillant, 93100 Montreuil. A priori, on y sera, c'est à deux pas de chez ma mère.


A demain

Marion Kalter




Toujours 
j'ai essayé
à l'instar de l'ange sans ailes
González
de remettre au lendemain
tout ce que j'aurais pu 
ne pas faire la veille

Reste tranquille
disait-il.
Puisse demain 
rester toujours demain 

Quelque chose
comme ça.

Je crois
y être parfois parvenu,
je n'en suis pas peu fier. 

 

 
charles brun, quelque chose comme ça

 

lundi 16 juin 2025

Sale réalisme

Joan Colom




Elle pensait que 
Johan Cruyff
était un de ces professeurs 
de désespoir que j'aimais citer
venu le soir entre deux
verres d'un trop vert pinard
un type du nord 
du genre Kierkegaard.
Je dus alors me lancer
sans élan ni élégance
dans des histoires sans fin
sur cet autre fils 
d'une femme de ménage
le football total
Amsterdam et Pandora
la guerre de Troie
comprenne qui pourra.
Elle repensait à cet ancien instituteur 
déclamant fièrement
Tous les matins 
je me remets
en bouche un poème
pour faire travailler la mémoire
les pieds
et la langue

après s'être s'emporté 
contre
les trottinettes sur les trottoirs
les mômes sur les écrans
les drones traquant 
civils 
hommes 
femmes 
et enfants
le naufrage de nos dirigeants
l'imposture de toutes leurs positions 
la bêtise des oppositions.
Et me voici
dans le ventre de cette 
nuit de perdition 

cher Roger Wolfe
passant tes vers 
d'enfant de Westerham, Kent
écrits dans ta langue d'adoption
apprise à Alicante
pour moi maternelle
dans ma propre langue 
d'adoption
titubant en me relevant
butant l'adaptation
devant un verre
à moitié vide.
J'observe du coin de l'œil
sur la table la bouteille
ouverte après l'appel
de ma mère
décrépite par les ménages
qui s'étonne au téléphone
dans son mélange de langues
qu'une blouse blanche
lui parle de
ses quatre vingt huit ans
quatre vingt sept 
elle insiste 
oubliant encore
ses deux dates de naissance.

Bientôt l'heure du réveil
seul je sèche 
à faire tenir 
droit
un poème

dit de réalisme sale
que personne n'attend
et
trouve sur la toile
les images en mouvement
en couleur puis en 
noir et blanc 
sous tous les angles
de la fameuse
volée 
du Hollandais volant
un soir de mille neuf cent 
soixante-quatorze
sous le ciel catalan.

Nous avons tous
disait je crois
un poète chilien
mort à Barcelone
Nous avons tous
un ancien amour
à évoquer
lorsque nous n'avons plus
rien à dire 

et que l'aube pointe son nez. 

 

charles brun, hommage à la catalogne



mardi 10 juin 2025

Poésie intelligente

 

Babette Mangolte

 

 

J’apprends à l'instant que la vénérable BBC propose aux aspirants romanciers une masterclass animée par Agatha Christie – tout au moins son ménechme de synthèse. La reine du roman policier dispense désormais ses ficelles à tout un chacun, moyennant la rondelette somme de 79 livres (pounds), pour construire un récit, opérer des retournements de situation, installer et maintenir le suspense, etc. Rassurons-nous, tous ces conseils restitués par synthèse vocale sont recréés à partir des propres mots de la romancière tirés de ses écrits, lettres et entretiens, compilés par des spécialistes de la dame et validés par ses ayant-droits. L’objectif de cet atelier d’écriture nommé BBC Maestro, et qui réunit également quelques pointures vivantes, est de «démocratiser le savoir». Louable entreprise. Qui promet, en sous-texte, de prolonger l’influence des grands noms de l’écriture sous forme de directeurs d’ateliers virtuels. On songe à nos auteurs favoris qui, chez nous, animent des ateliers d’écriture, par exemple ceux que sponsorise le quotidien de Xavier Niel ou la maison Gallimard. Imaginer qu’un David Foenkinos, une Marie Darrieussecq ou un Eric-Emmanuel Schmitt sont appelés à sévir des décades après leur mort n’est pas pour me déplaire.

Il y a un peu moins d’un an, une étude consacrée à la poésie et l’IA fut publiée par la revue Scientific report. Après avoir rassemblé les poèmes de dix auteurs, de Shakespeare à Lord Byron, en passant par Emily Dickinson et Sylvia Plath, les chercheurs à l’origine de la chose ont ensuite généré via l’IA cinq poèmes à la manière de ces grands noms de la poésie. Il fut ensuite demandé à un panel de 1634  personnes, non expertes en lyrisme, de comparer les poèmes originaux et les poèmes rédigés par la machine. Personne ou presque n’a pu faire la différence. Encore mieux, pour la plupart de ces lecteurs, les poèmes écrits par l’IA étaient signés par de véritables auteurs en raison de leur beauté, leur originalité et les émotions suscitées. Conclusion des scientifiques: «Les poèmes générés par IA, comme les peintures ou les visages, sont maintenant plus humains que les humains, et les lecteurs de poésie non experts préfèrent la poésie générée par intelligence artificielle parce qu’elle est plus accessible, et qu’elle communique des émotions, des idées et des thèmes de façon plus directe et dans un langage facile à comprendre». On ne peut être plus clair.

Je viens de jeter un œil à ce que la toile qualifie de générateurs de poésie. L'un d'eux permet de créer sans se creuser la tête des « poèmes d'amour touchants», un « haïku sur le printemps» ou encore un « poème acrostiche nommé». On peut également choisir la longueur du texte ainsi que la langue de la création. Du haut de ma bêtise naturelle, friand de toute nouvelle expérience, j'ai demandé à cette IA de m'écrire un poème à la manière de Bukowski. J'ai répété la même démarche auprès d'une autre IA. Ma joie est immense. Le résultat est bluffant. Faisons un jeu. Je copie ci-dessous les deux poèmes prétendument bukowskien. Et recopie la traduction d'un vrai texte de l'auteur de Women, chopée sur la toile — je n'ai pas de livres sous la main. Je mélange. Saurez-vous dire quel est le poème qu'a véritablement écrit l'ami Bukowski ? 

 

la machine à écrire crache ses mots sales  
comme un ivrogne qui vomit ses rêves,  
les lettres se tordent sur le papier jauni,  
c'est ma vie qui saigne en encre bon marché.  

les bars sentent la bière et la sueur,  
les femmes rient trop fort pour cacher leur peine,  
je bois encore, je bois toujours,  
pendant que le monde pourrit sous nos pieds.  

la ville gronde comme un chien enragé,  
les néons clignotent, éclairs de misère,  
je marche dans la boue des trottoirs,  
mes chaussures trouées pleurent de fatigue.  

les amours passent comme des trains de nuit,  
sifflant leur départ dans un brouillard de larmes,  
je reste là, les mains vides,  
à compter les étoiles qui meurent une à une.  

le matin arrive avec sa gueule de bois,  
le soleil me frappe comme une gifle,  
je rallume une cigarette, je reprends la plume,  
parce que même l'enfer a besoin de poètes.  

et quand je mourrai, ce sera sans fanfare,  
dans un lit sale, avec une bouteille vide,  
mais les mots, ces putains de mots,  
continueront à danser sur ma tombe.

 

 ***

tout va bien puisque je ne suis pas encore mort
et les rats s'activent entre les canettes de bière,
les sacs en papier s'emmêlent comme des petits chiens,
et ses photographies sont collées sur une peinture
à côté d'un Allemand mort et elle aussi est morte
et il m'a fallu 14 ans pour la connaître
et s'ils me donnent 14 années de plus
je la connaîtrai encore mieux...
ses photos collées sur le verre
ne bougent ni ne parlent ,
mais j'ai quand même un enregistrement de sa voix,
et elle parle certains soirs,
de nouveau elle-même
si réelle qu'elle rit
qu'elle dit les milliers de choses,
la seule chose que j'ai toujours ignorée,
qui ne me quittera plus :
j'ai eu l'amour
et l'amour est mort ;
une photo et un morceau de scotch
ne sont pas grand-chose, ai-je appris sur le tard,
mais donnez-moi 14 jours ou 14 années,
je tuerai tout homme
qui osera toucher ou prendre
ce qui reste. 

*** 

Dans le bruit des villes qui n’animent plus,  
je marche,  
les pieds usés, le cœur lourd,  
les néons brûlants illuminent des visages hagards,  
les ombres dansent sur le pavé  
comme mes rêves oubliés.

Les bars crasseux,  
odeur de cigarette et de regrets,  
un verre de whisky pour chaque pensée volée,  
les rires s’élèvent, ivres de douleur,  
et moi, je me perds dans les histoires inachevées  
des âmes égarées.

Les femmes,  
elles ont ce regard,  
à la fois lueur et abîme,  
elles parlent de liberté,  
mais se saisissent de cages dorées,  
et moi, je les écoute,  
captif de leurs murmures.

La nuit se déploie,  
comme une couverture sur une table de poker,  
les étoiles sur le tapis,  
un mélange de rêve et de désespoir,  
qui sait, peut-être que demain,  
je trouverai la beauté dans l’ordinaire.

Mais pour l’instant,  
je sors et je regarde,  
les vies qui passent,  
des histoires se tissent dans l’air,  
des cris étouffés par le bruit de la ville,  
et moi, je reste là,  
un observateur,  
épuisé,  
un poète sans rime,  
un cœur battant au rythme de la solitude.