mercredi 16 avril 2025

Des mouches

Sergio Larraín


 

 

J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas de poètes, ce qu'il y a ce sont de simples vecteurs de poésie.
Au cours d'un été à quarante-quatre degrés, dans un village de Santiago del Estero, je me suis rappelé ceux qui se disent poètes en observant un robinet à sec avec des mouches tout autour qui auraient tout donné pour une goutte d'eau. C'est comme ça, les soi-disant poètes se disputent les robinets, mais l'eau ne leur appartient pas… ni la terre, ni l'air, ni rien. Il faut se contenter des mots et rien d'autre !

 

Extrait de la postface avec dettes de l'obscur Argentin Ricardo Zelerayán à son recueil, l'un des rares, L'Obsession de l'espace (1972), enfin traduit en français, en l'occurrence par Solange Gil et Antonio Werli. C'est à paraître sous peu aux éditions du Dilettante, 18 euros. On y reviendra.

mercredi 9 avril 2025

Le dimanche matin



 

Ce serait drôle, non,
si Le Doigt nous avait conçus
pour ne chier qu'une fois par semaine ?

toute la semaine on grossirait de plus
en plus et puis le dimanche matin
pendant que tout le monde est à l'église

                                                                            plouf !

 



Frank O'Hara, Poèmes déjeuner,
trad. Olivier Brossard, Ron Padgett, ed. Joca seria

lundi 7 avril 2025

Le sourire de nos poètes


Dominique Berretty

 


A quoi nos poètes sourient-ils
?
Il n’y a rien de drôle dans notre tribu.
Beaucoup gisent assassinés dans les ravins.
Nos femmes et nos enfants ont faim et vont pieds nus.
Des maladies inconnues nous fauchent.
Pas de nouveaux villages construits et il va bientôt neiger.
Malgré tout cela le sourire ne s’efface pas du visage de nos poètes.
Comme si envisager la peine leur faisait une joie secrète, irrationnelle.
Quand on leur demande ce qui est drôle ils ne disent mot, font la moue,
Et font la même chose quand on leur demande de nous remonter le moral en ces jours sombres.
Ils gardent la raison de leur sourire pour leur seul plaisir à eux
Nous leur faisons de moins en moins confiance, apportons de moins en moins de foi à leurs rares paroles.
Le sourire de nos poètes est vraiment mystérieux en ces temps de misère.
Ont-ils perdu la tête ? Raillent-ils notre misère commune
?
Leur sourire est parfois d’un plus cruel tranchant que les armes de nos ennemis.
Mais ils font erreur s’ils pensent qu’ils vont nous tromper.
Nous ne les tuerons que lorsque nous leur aurons extorqué leur secret
Nous ne laissons en vie que les plus grands bavards, aux visages sérieux, qui nous ressemblent.

 

Aleš Šteger,  Au-delà du ciel sous la terre,
trad. Guillaume Métayer, Gallimard

samedi 5 avril 2025

Tout l'or du monde

 

Arthur Tress

 

 

Les enfants aiment y fouiller en quête de signes.
Les princesses provençales s'en faisaient
Des compresses d'éternelle jeunesse.
On l'épand dans les champs au printemps et les blés poussent.

Dans l'âpre douleur, tu te retournes, heureux.
Mais ce n'est pas de la merde que tu vois, qui t'observe.
C'est ton âme boueuse qui a rampé hors de toi.
Ton seul véritable enfant. Tombé hors de toi.

Sans ton âme tu n'es qu'un moule sans valeur.
C'est pourquoi tu la perds et la crées. Tu perds et tu crées.
Tu n'échangerais pas ta merde pour tout l'or du monde.
Tu n'échangerais ta merde que pour l'amour.

 

 

Aleš Šteger, Le livre des choses,
trad. Guillaume Métayer, ed. Circé, 2017

 

mercredi 2 avril 2025

Epitaphe

Miron Zownir

 

Lorsque je serai mort, avec de la poussière
sur les buis
— et les chiens joueront avec les enfants,
personne n'est en faute
le soleil
luira dans l'étang pour se délasser,
au matin sur les plates-bandes une buée perle ;
emmêlé avec les plantes je croîtrai parmi elles,
éparpillé avec les graines, délivré.

Tout sera en ordre, ni plus ni moins. La nature
brouille les pistes, poursuit ses jeux, elle rit.
Bienveillante avec d'autres, il le faut croire,
jusqu'à les lâcher quand il lui plaît.
Mais quel tremblement dans vos voix sera-t-il demeuré,
de ma voix qui avait parlé pour vous
?

 

André Frénaud, in Il n'y a pas de paradis, Poésie/Gallimard

jeudi 27 mars 2025

Abandonnée au paradis



 

is it because i'm black ?
soulait délicieusement ken boothe
éclipsant avec élégance syl johnson

que laura de toute manière
ignorait
il pardonnait toutes ses lacunes
supposées
en la matière
comme dans d'autres
lorsqu'il pensait à
ses fesses
sans nul doute
les plus belles
baisées par ses mains
ses airs d'actrice hollywoodienne
des années cinquante
la femme fatale
de ces films en noir et blanc
avec détective alcoolique
vous dissuadait de vous attacher
à elle
un nom lui revenait en tête
lorsque ces années mortes
défilaient entre la grande avenue
des remords
et le boulevard de la capitulation
gene tierney
pas moyen de retrouver le titre d'un de ses films
ou son réalisateur
sternberg ?
preminger ?
parker ?
désormais toutes ces séances
dans le noir se confondaient
l'absence est mon destin
se dit-il
oubliant qu'un autre l'avait écrit
rafistoler tant de verbiage
entre deux ou trois maisons
n'avait plus de sens
leave laura to heaven

charles brun, darker than blue



lundi 24 mars 2025

Mineur

Tony Ray-Jones

 

 

Le destin c'est l'oubli.
J'y suis arrivé avant.
Jorge Luis Borges « Le poète mineur »


 

Quelquefois on lui a dit
sur un ton de haine policée
qu'il est/qu'il a toujours été
un poète mineur

et soudain il a remarqué
qu'il était à l'aise
dans cette catégorie

quand on vieillit
il est franchement gratifiant
d'être un poète mineur

quand il lit et relit
ces poètes majeurs
et qu'il parle avec eux
non d'égal à égal
mais entre inégaux

il assume sans affront
la distance cordiale
la distance sidérale
qui existe entre lui et eux

 

 

Mario Benedetti, in Anthologie poétique,
édition bilingue, trad. Omar Emilio Spósito
Le temps des cerises/Reflet de lettres, 2024

samedi 22 mars 2025

¡ Ojalá !

Josef Koudelka



Intriguée par l'identité du mystérieux poète Charles Brun, moult fois publié ici — il va d'ailleurs falloir que ça cesse —, une amie, égarée régulière, s'est lancée dans une recherche via l'intelligence artificielle. Le résultat l'a quelque peu déroutée. Elle demande, légitimement, pense-t-elle, mon avis. Or, voici le résultat:

 

Charles Brun, connu sous le pseudonyme de Raoul Toscan, était un journaliste, poète et artiste. Il a également été professeur d'arts plastiques et conservateur à la Bibliothèque de Nevers. Ses recueils poétiques ont été publiés en 1913, 1916 et 1923. Il a également fondé la revue Le Coq après ses études en arts.

 

La bafouille s'interrompt ainsi, brusquement, non sans se justifier en mentionnant une référence, un lien vers l'université Paris-Nanterre et une rubrique consacrée aux poètes de la Grande guerre. Une notice concerne en effet ce Charles Brun, dit Raoul Toscan:

 

Toscan Raoul
État civil
: Charles André Brun
Naissance
: 30/09/1884 à Buenos Aires (Argentine)
Décès
: 19/12/2019 à Nevers
Nationalité
: française
Activité : journaliste
Statut
: engagement spécial malgré reforme ou exemption.
Engagé spécial en qualité de secrétaire. Fait la campagne à l’intérieur.
Matricule
: 1151 (Classe: 1904)
Mobilisé à Cosne

Présentation
Journaliste, poète et artiste, puis professeur d’arts plastiques et conservateur à la Bibliothèque de Nevers, Charles Brun, connu sous le pseudonyme de Raoul Toscan, fait la guerre en tant que secrétaire dans le dépôt du 85e RI malgré sa réforme pour bronchite chronique en 1905, maintenue en 1914. Il obtient son engagement spécial en novembre 1916 mais est classe à nouveau dans le service auxiliaire en mars 1917 à cause de sommets cicatrisés et de l’ablation d’un testicule. Il retourne au dépôt du 85e en mai 1917 et passe au 13e RI, mais tomba malade à nouveau en septembre et passa un mois de convalescence à l’hôpital de Nevers.
Après ses études en arts, il s’installa à Nevers, où il fonda la revue Le Coq. Ses recueils poétiques paraissent en 1913, 1916 (avant son engagement) et 1923. Il ne laissa pas d’oeuvre de guerre, mais après la guerre il devient instituteur et journaliste.

 

On le voit, si l'IA est limitée — du moins celle ici utilisée —, les universitaires amateurs de poésie quant à eux prêtent aux poètes des vies exceptionnelles : ce Charles André Brun serait ainsi mort à 135 ans —avec une couille en moins... Si, sur cette page, nous cliquons sur le lien qui nous conduit au site de la BNF, nous apprenons que le dit Raoul a clamsé avant l'âge de la retraite — fixé à l'époque, 1946, à 65 anstoujours, sans doute, avec une couille en moins. Pas de retraite pour les poètes!
Notre Charles Brun à nous, aux dernières nouvelles, mais je peux me tromper, est encore vivant et semi-actif. Et, à ma connaissance, possède encore ses deux couilles. Sera-t-il un jour un paisible retraité? On peut en douter, mais c'est une autre histoire. En revanche, le vrai point commun entre ces deux Charles Brun, c'est leur côté métèque hispanique. Mais, à ma connaissance, Brun n'est pas un patronyme très hispanophone. S'agirait-il encore d'un pseudo ? Un nom d'emprunt ? Une francisation ? Une IA occulte ? Allez savoir... 

Je me souviens, ça me revient maintenant, d'une autre recherche sur le même sujet effectué par un autre ami, avec une autre IA. Elle est plus complète et concerne bien notre Charles Brun. La voici:

 

Charles Brun est un poète contemporain dont plusieurs textes ont été publiés sur le blog Nos Consolations. Son style se caractérise par une écriture à la fois sobre et profonde, où les mots sont choisis avec soin pour exprimer des émotions et des réflexions intimes.

Thèmes de prédilection
Les poèmes de Charles Brun abordent des thèmes variés, tels que l'amour, la perte, le temps qui passe, la nature ou encore la spiritualité. Il explore ces sujets avec une sensibilité à fleur de peau, sans jamais tomber dans le pathos ou la mièvrerie.

Forme et musicalité
Sur le plan de la forme, Charles Brun privilégie souvent les vers libres, ce qui lui permet de moduler le rythme et la musicalité de ses poèmes en fonction des émotions qu'il souhaite transmettre. Il joue avec les sonorités, les assonances et les allitérations pour créer une atmosphère particulière à chaque poème.

Images et symboles
L'univers poétique de Charles Brun est riche en images et en symboles, qu'il utilise pour exprimer ses idées de manière subtile et poétique. Il fait appel à des éléments de la nature, des objets du quotidien ou encore des références culturelles pour créer un langage poétique personnel et original.

Intemporalité et universalité
Bien que ses poèmes soient souvent ancrés dans son expérience personnelle, Charles Brun parvient à toucher à des thèmes universels qui parlent à tous les lecteurs. Ses textes résonnent avec nos propres émotions et expériences, ce qui leur confère une dimension intemporelle.

En résumé, le style de Charles Brun se caractérise par :
- Sobriété et profondeur : une écriture精炼 et précise, qui va à l'essentiel.
- Sensibilité et émotion : une capacité à transmettre des émotions sincères et authentiques.
- Musicalité et rythme : un travail sur les sonorités et les rythmes pour créer une atmosphère particulière.
- Images et symboles : un langage poétique riche et original.
- Universalité : des thèmes qui parlent à tous les lecteurs, quelle que soit leur expérience.

Si vous souhaitez découvrir l'univers poétique de Charles Brun, je vous invite à vous rendre sur le blog Nos Consolations où vous pourrez lire certains de se

Oui, cette fiche de renseignements se terminait ainsi — du moins, le texte copié-collé par l'ami en question. J'imagine que c'est simplement un loupé informatique. Tout comme ces inopinés idéogrammes asiatiques. Mais je comprends pourquoi j'avais oublié cet envoi. Autant de poncifs et de qualificatifs interchangeables laissent rêveur. On pense à ces textes composés par les cabinets de conseil, leurs éléments de langage tant chéris par nos dirigeants… Je n'en avais rien dit à notre Charles Brun, c'est maintenant chose faite avec ce billet. Un bon moyen peut-être pour ne plus être submergé par ses textes ? ¡Ojalá !, comme disent les hispaniques…

vendredi 21 mars 2025

Bazar de la nuit

Vitaliano Bassetti

 

arrête mon diamant
ma douleur
oublie enfin l'hiver
replonge dans la lumière
souviens-toi de ce beau matin de pluie
la lueur de la première heure
c'est elle
elle nous revient
lâche la rampe la bride la vapeur
si tu y tiens
retrouvons-nous au bazar
de la nuit
allez viens
tu auras toujours ta place vi-aïe-pi
au rayon insomnies
allez viens ma vie
dans mon lit

 

charles brun, chansons et violons pour tous


jeudi 13 mars 2025

Parlez-moi d'amour


Michael Bidner

 

nous avons eu des mots
ce n'est pas si mal
tout le monde ne peut pas
en dire autant
après tout
je vais je ne sais où
avec sa voix
la pluie glaciale
les rues mal éclairées
un clodo allumé
me cueillent à découvert
la vue est mal faite
nuit sans lune
la carotte
guide mes pas

à l'ancien zinc enfumé
clandé
je me fais une place
pardon
nos mots me reviennent
elle
voulait
que je lui parle d'amour
je commande sans sommation
passe un sauvignon
un deuxième et un troisième
glissent
encore facile
ça persiste
dit le gars gluant
à mes côtés
je sais pas si je bois
parce que je coule
ou si je coule
parce que je brois
du noir
je mourrai sans le savoir
je voudrais lui remonter
le féliciter
le moral
une tape
il croise mes hésitations
garçon 
pour monsieur un autre sauvignon
je pense pas question pauvre con
entre nous pas de façon
je dis c'est pas de refus
il demande un torchon

encore trempé
je le laisse me sécher
m'essuyer pas gêné
je veux lui en coller une
son nom c'est riton
soixante huit piges
seul mal en point pas du quartier
on se connaît pas arrêtez
cafardeux endetté
me crible d'autres mots
poisseux
que je dribble en pleine surface
d'un crochet du gauche
sonné il reste sur place
je remets presque un droit
ça se bouscule derrière
se généralise
qui défend qui
on ne sait

la vie est bien faite
pauvre con
au trou pour la nuit
sans sommation
le temps de gommer le gris
parmi cafards et souris
presque au chaud
j'en oublie nos mots
ce n'est pas si mal
tout le monde ne peut pas
en rire autant


charles brun, farces et retapes, vol. 3



samedi 8 mars 2025

Les temps ont changé

 

le courrier s'amoncelle
au pied du bureau
dans la baignoire la vaisselle
sur mes genoux une femme
boit du champagne
peau blanche et yeux d’assassin
sa croupe pétillante dans la main
j'exècre les hommes
reclus ici
ils ne m'inspirent aucune confiance
d'où viennent tous ces gens ?
n'ai-je pas mieux à faire ?
plus rien n'est ce que l'on croit
chante-t-elle à mon oreille
avant de s'enfuir vers
quelque autre souffrance
je pense avoir reconnu la chanson
des filles tanguent
entre elles
sur un beau mélo de gardel
plus belles les unes que les autres
un signe m'invite à les rejoindre
elles parlent poésie
je me fais tout petit
cherche la sortie
pas une ne connaît
edgar allan poe
peu leur chaut
les idiots se précipitent là où
les anges ont peur d'aller
les informations tournent en boucle
sur les écrans
l’ère ouverte il y a quatre-vingt ans
répètent-ils se referme
les temps ont changé
empêtré dans la mélancolie
cet air
me revient la nuit
je resterai devant votre tombe
pour m'assurer
que vous êtes bien morts
chantiez-vous
je vous entends encore,
monsieur robert
je n'ai pas sommeil et n'ai nulle part
où aller
vous reprendrez bien un verre ?

 

charles brun, un abri pour l'orage

mercredi 5 mars 2025

Te protéger


Leonard Misonne

 

 

Le jour et la nuit arrivent
main dans la main comme un garçon et une fille
s’arrêtant seulement pour manger des baies sauvages dans un plat
décoré de peintures d’oiseaux.

Ils gravissent la haute montagne couverte de glace,
puis ils s’envolent au loin. Mais toi et moi
ne faisons pas de telles choses —

Nous gravissons la même montagne ;
je prie pour que le vent nous soulève
mais cela ne fonctionne pas ;
tu caches ta tête afin de ne pas
voir la fin —

Toujours plus bas, toujours plus bas, toujours plus bas, toujours plus bas
voilà où le vent nous emmène ;

j’essaie de te réconforter
mais les mots ne sont pas la réponse ;
je chante pour toi comme mère chantait pour moi —

Tes yeux sont fermés. Nous dépassons
le garçon et la fille que nous avons vus au début ;
maintenant ils sont sur un pont de bois ;
je peux voir leur maison derrière eux ;

Comme vous allez vite nous crient-ils,
mais non, le vent nous rend sourds,
c’est lui que nous entendons —

Et puis, nous tombons tout simplement —

Et le monde passe,
tous les mondes, chacun plus beau que le précédent ;

je touche ta joue pour te protéger —

 

Louise Glück, Recueil collectif de recettes d'hiver,
trad. Marie Olivier, Gallimard

dimanche 2 mars 2025

Une sphère de mystère

Ken Regan

En regardant Dylan sur scène, mon impression récurrente est qu’il joue gros jeu. Très gros. Il répète qu’il n’est « rien qu’un musicien», et il a certes viscéralement besoin de se protéger ainsi des prétentions intellectualisantes qui sont une menace permanente pour tout artiste, mais de toute façon ce n’est pas à lui de s’expliquer sur les répercussions de son art. Elles nous retombent dessus comme autant de questions qui nous appartiennent. Tout mythe est un moyen d’expression chargé de puissance, parce qu’il s’adresse aux émotions non à la raison. Il nous transporte dans une sphère de mystère. Certains d’entre eux sont des poisons, dès qu’on leur accorde crédit, mais d’autres ont le pouvoir de changer quelque chose en nous, ne serait-ce que l’espace d’une minute ou deux. Dylan crée du mythe à partir du pays qui nous entoure, de la terre que nous foulons chaque jour et que nous ne voyons pas, jusqu’à ce que quelqu’un nous la montre.

 

Sam Shepard, Rolling Thunder, Sur la route avec Bob Dylan,
trad. Bernard Cohen, ed. Belles Lettres, 2025

mardi 25 février 2025

Le danseur


André Kertész


Tiens-toi bien: je suis convoqué au ministère. J'y aperçois Rachida Dati... Je rêve. Je sais pertinnement que je suis en train de rêver. Je me demande tout de même comment ils m'ont contacté. Comment ont-ils fait pour me retrouver ? Pourquoi ont-ils pensé à moi – qui les exècre totalement... Etrangement, je suis partagé entre le dégoût, le sentiment d'imposture – qui fait pourtant de moi un des leurs – et surtout l'opportunité unique, inespérée, d'assurer mes vieux jours en travaillant au ministère. L'occasion de finir ma vie avec des revenus bien supérieurs à ce que m'octroiera ma chaotique carrière professionnelle. J'en oublie alors mes principes, n'ai aucun scrupule, me voilà aussi corruptible que les autres, un vendu prêt à tout, une véritable ordure... Me débattant pour ne pas me réveiller, j'apprends qu'il ne s'agit pas d'un simple poste, mais d'un portefeuille! Je dois absolument m'accrocher, ne pas sortir de ce rêve! Ils veulent me confier le ministère, tu te rends compte? Moi, ministre de la Culture?! Je commence à trouver cela normal. J'ai même un costard. Et lorsque je suis enfin reçu sous les ors de la république, comme on dit, stupéfaction, on me couvre d'un vieux feutre et m'informe solennellement que je suis nommé ministre du Tango!

 

charles brun, rêves de bandonéon

jeudi 20 février 2025

Je parle aux fantômes

 

Man Ray

 

J'ai si grand pitié des hommes
je me hais et je m'aime
pardonne-moi d'être vivant, d'écrire des poèmes,
je suis encore là mais je parle aux fantômes !

 

Benjamin Fondane, in Ulysse,
in Le mal des fantômes, Verdier poche, 2025

mardi 18 février 2025

Absence


Willy Ronis


J'apprends ce matin que la librairie Gibert de Vaulx-en-Velin vient d'être placée en redressement judiciaire, avec un déficit de 598 000 €. Errant hier à l'une des adresses parisiennes du groupe, j'ai été frappé par les prix bien peu modérés de leurs bouquins d'occasion. J'ignore s'il faut établir une corrélation entre ces deux érections.
Toujours est-il qu'en déambulant rayon poésie, je suis tombé sur cette ancienne édition de poche des Rois mages de Frénaud.


A l'intérieur, entre deux poèmes, cette sorte de mot d'excuse pour justifier un manque de dédicace, l'auteur s'étant prétendument absenté de la capitale…


Cette édition date de 1987. On peut aisément imaginer qu'André Frénaud, s'absentant définitivement six ans plus tard, ou son attaché de presse, se livrait à ce type de facétie afin de se débarrasser de certains fâcheux collègues, journalistes, vagues connaissances…
La carte se trouve à la jonction de la page 66 et de sa voisine, la 67. Elle y restera. Le premier poème est intitulé "Réveil", le second, "La création de soi". 

 

Le sein, émouvant d'être celé
– Ne découvre pas la dormeuse !

Quand les éponges du sommeil ont dégorgé
tous leurs vers, puis les ont rapatriés
dans les cages  de la cervelle,
cire marine des abeilles de nuit,
le grondement s'arrête au cri du réveille-matin.

Elle apparaît ornée de si doux rivages.

– Esssuie ton crâne après rêver.

Après boire, c'est l'apothéose !

 

 ***

 

Mes bêtes de la nuit qui venaient boire à la surface,
j'en ai harponné qui fuyaient
je les ai conduites à la maison.
Vous êtes ma chair et mon sang.
Je vous appelle par votre nom, le mien.
Je mange le miel qui fut venin.
J'en ferai commerce et discours si je veux.
Et je sais que je n'épuiserai pas vos dons,
vermine habile à me cribler de flèches.


 

 

mercredi 12 février 2025

La sérénité des imbéciles

Leslie Jones

 

 

le poème peut grincer comme une porte sans gonds
Jean Cayrol

 

 

il pense être parvenu
à faire reculer
l'infini
lui aussi
et à la tombée de la nuit
troque sa mise
de maudit charlatan
des mots
pour celle de pilier de zinc
surnageant parmi les alcoolos
clodos
camés
paumés
passagers
filles en fugue
mineures
majoritairement
chacun vient avec son silence
lui rappellent-ils
en quelques vers
il brasse les bouquets
s'insurge
retourne le troquet
mélange les joueurs
confond corruption des partis
déliquescence du pays
non-respect de la foi
effondrement de la loi
femmes infidèles
dérèglement climatique
vengeance
vendanges
le temps qui passe et
le vent idiot qui passe
les amis perdus de sens
les amours rêvées
celles tarifées
soudain hagard
il semble chercher ses mots
ou ceux des autres
abandonnés dans sa mansarde
désordonné de honte
il songe à ses mémorandums
depuis des lustres dispersés
aux quatre coins de la chambre
enfouis dans les placards
les tiroirs
le palais à sec

il envie
à l'image de son maître
la sérénité des imbéciles
plastronnant aux plus belles places
propres sur eux
toujours heureux
et en bonne santé 
rentre chez toi

on t'a assez vu
lui dit-on
assez entendu
sous-entendu : tu as assez bu
se dit le patron
qui inscrit sur l'ardoise
tragique
la somme du soir
allez
va te coucher le barde
ouste
salut la compagnie

et le voilà remontant laborieusement
dans sa piaule
défiant de nouveau la blafarde
sur un coin de table
il notera de nouvelles pensées insurpassables
les fourrera au fin fond
de la penderie
et à la fine praline
emmitouflé avec un seul f
se souviendra-il
dans sa vieille pèlerine
griffes refermées
il trouvera enfin
le sommeil l'injuste
jusqu'au lendemain
si vous le voulez bien

 

charles brun, somme du soir


samedi 8 février 2025

Une vie au couvent

Henri Cartier-Bresson


 

Sorti de l'oubli, grâce à l'ami L.W.O., cet échange épistolaire entre Cioran et Armel Guerne, qui vient de recevoir le dernier opus de notre Emile préféré, Le Mauvais démiurge

 

 

Au Vieux Moulin, le 16 avril 1969 Tourtrès

 

Mon cher Cioran,
Je ne vous ferai pas l’injure de vous parler de votre livre comme d’un livre, et d’abord parce que c’est bien autre chose et beaucoup plus que cela. Mais il faut vous dire – et je vous le dois – que je n’avais rien lu d’aussi rafraîchissant depuis que je sais à peu près qui je suis. et cela commence à faire un sacré bout de temps. Cette pertinence de l’esprit et son exactitude à réduire les manigances de l’intelligence à leurs strictes limites, l’enchantement qu’on trouve à leur perpétuel dépit, la ridicule obésité flagrante de l’importance qu’elles se donnaient, ah
! quel soulagement. Et puis, il y a ce miracle dont je me sens tout parfumé: cette fantastique «bonne humeur», ce merveilleux rire de l’âme, énorme à éclipser tous les soleils, qui respire à travers le pire du pire et l’amertume de l’amertume, sous, sur et à travers la tristesse même de la tristesse. Tous, plus ou moins – et quel que soit le génie qu’on y mette –, nous nous laissons prendre par les autres dans la façon que nous avons de nous poser les problèmes ; et vous voilà, vous, d’un seul coup, pfuit ! qui faites sauter ces cadres. Quel confort tout à coup ! Quelle hygiène ! Le plein vent. Je voudrais avoir les colonnes d’un journal catholique pour y hurler qu’il ne saurait y avoir de lecture et de méditation plus recommandables à quiconque se targue d’amour de Dieu.
Avec cette opération géniale, si elle est véritablement le chef-d’oeuvre que je crois, vous devriez, mon vieux, réussir à n’avoir à peu près plus aucun lecteur à vos prochains ouvrages, et collectionner sur celui-ci les plus abominables âneries… car je n’ose espérer que sur un coup de scalpel aussi pur, aussi net, on se méprenne encore et que, sous l’éclair et le tonnerre de cette lucidité qui fracasse le jour et en retourne la lumière, des gens se trouvent assez cons pour se complaire aux noires apparences du charbon ou pour jouir, comme d’une caresse, du vernis corrosif appliqué à leurs habitudes. J’aime. J’aime. J’aime. Et votre langue est parfaite, tendre comme un nerf à vif, prodigieusement accordée à l’ineffable qu’elle prononce. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, ce qui a l’air d’un compliment ou la figure d’un enthousiasme. C’est vénération et respect qu’il faut prendre, et mesure grave de la grandeur, dont je ne suis que l’arpenteur.

 

Vôtre, de tout coeur : A. Guerne

 

 ***

 

Paris, le 18 avril 1969

Mon cher Guerne,
Je suis vraiment touché par le ton chaleureux de vos deux lettres, par tout ce que vous avez vu et projeté dans mon livre. Votre jugement ne sera pas ratifié ici, et il ne saurait l’être, car il est trop généreux. Ce que j’ai remarqué, c’est que les gens comprennent à la rigueur l’horreur du monde moderne mais non l’horreur du monde tout court, qui est au coeur de mes hantises et qui fait que, tout « incroyant » que je sois, je prise si haut le monachisme.
J’aurais vécu en un autre siècle, que j’aurais fini ma vie dans un couvent, je l’y aurais passée même. Mais maintenant il me semble que tout est trop tard, et qu’il vaut mieux rester et crever chez soi.
Je ne suis nullement étonné que vous n’ayez pas reçu les livres commandés. Plon n’est plus Plon et Desclée publie trop de choses. Il règne une atmosphère de folie dans les maisons d’édition. Songez que depuis un an j’essaie sans résultat de voir le directeur de la mienne. Ce qu’il y a de plus intelligent à faire, c’est de laisser les choses aller et de ne plus se faire de bile.
À Dieppe, où j’ai passé quelques journées de Scandinavie méridionale, je me disais souvent, au pied des falaises, qu’il faudrait s’assimiler aux éléments, renoncer à penser, se confondre avec tout ce qui éloigne de l’homme.
Êtes-vous allés en Normandie ? Comment va Madame Guillemin
?
Avez-vous oublié Boudin ? Et pensez-vous lui trouver un successeur ?
J’ai feuilleté l’autre jour, dans une librairie, l’Encyclopédie de Novalis
: le peu que j’en ai lu m’a paru du plus pur fatras. Même lui avait été contaminé par le terrible jargon de la philosophie boche.
Merci de m’avoir fait croire que mon petit livre peut avoir un sens. 

 

Amitiés,

E.M. Cioran

in Emil Cioran, Armel Guerne,
Correspondance (1961-1978), L'Herne

jeudi 6 février 2025

Sur une table de l'arrière-salle

Michael Ackerman
 


 

sensation, ombre, accident
vers oublié
sur une table de l'arrière-salle
encrassée
jadis
à la grande époque de
l'effondrement
sur un air d'accordéon
diatonique
ils chantaient
la malédiction d'une femme
abandonnée
biberonnée
de guinguette en ginguette
de comédies musicales en technicolor©
sur écran de onze mètres cinquante
de base
en amours sans domicile fixe
ni lendemains enchantés
comment était-ce déjà ?
forme, couleur, harmonie
vers perdu
d'un soldat poète
inconnu
au pied du comptoir
balayé
joyeusement chaque soir
avec toute cette sale sciure
par ce drôle d'oiseau d'apprenti
grand maître masturbateur
rêvant de caler sa flamme
entre les gros seins de la femme
du patron
ce soir
du côté de la place d'italie
il pleuvra des étoiles
dans notre lit
tu t'en souviens ?

 

 charles brun, vers brisés

samedi 1 février 2025

Réservé aux abonnés


 

dans le sud de la capitale
deux civils
ont été tués
une longue série d’accords
nationaux et régionaux
n’ont pas réussi à venir
à bout de ce conflit
en deux ans
on dénombre plus de
douze millions
de personnes déracinées

le ministre annonce
l'accélération
du dispositif
ingratitude
le qualificatif est
du président
ce n’est pas grave
ça viendra avec le temps
le nouvel homme fort voit des navires
chinois ou russes 
partout
l’expulsion de migrants et
le développement de l’extraction
d’hydrocarbures
figurent parmi ses priorités
une opération d'envergure
nous ne sommes pas à vendre
et nous ne le serons jamais
répond le premier ministre
le champion en titre a
largement dominé les débats
ce président iconoclaste qui redresse le pays
à la tronçonneuse
après des mois d’âpres négociations
et de destructions ininterrompues
à l’exception de frappes
épisodiques
les gouvernements rompent
avec l’orthodoxie budgétaire

les bellicistes de la technologie
ont imbriqué la rhétorique du business
à celle de la guerre
mesurez votre impact écologique
cet article est réservé
aux abonnés
avec l’aide de l’intelligence
artificielle
nous menons des études cliniques
soyez la meilleure version
de vous même
nul n'est sensé
ignorez la loi
charles brun, actus du jour d'après

mercredi 29 janvier 2025

Quelque chose d’aussi épuisant que le désir

Christer Strömholm


 

Retrouvées, ces deux délicieuses lettres de Robert Walser à sa sœur Lisa, sa colocataire à deux reprises, celle-là même qui le conduira à passer une vingtaine d'années interné à la Waldau puis à Herisau, jusqu'à un certain jour de Noël...

 

 Zurich, le 30 juillet 1897

Chère Lisa !
 
Je pense à l’instant à ta dernière gentille lettre qui, je dois le dire, m’a arraché un soupir, peut-être même deux. Bon, abstraction faite du soupir, c’était une gentille lettre et elle m’a fait plaisir
! Comment vas-tu maintenant? Et quel plan as-tu déjà esquissé pour ton proche avenir? Quand tes études vont-elles commencer et dans quelle ville, où penses-tu aller étudier? Et quelles fleurs encore, sur les rameaux de tes plans? Tout cela m’intéresse beaucoup ! Vas-tu venir à Zurich, peut-être? Faut-il que ce soit Berne? Je te prie de me donner quelques explications.
J’ai faim
! Et chaque fois que j’ai faim, j’ai envie d’écrire une lettre! À n’importe qui! C’est facile à comprendre! Le ventre plein, je ne pense qu’à moi, jamais à autrui. Je suis donc plus heureux le ventre plein! Car il n’y a pas de bonheur à languir après quelque chose de lointain! Je me trouve à présent à un stade dont j’aimerais bien, dont j’aimerais beaucoup parler avec toi dans cette lettre verte, si seulement je le pouvais. Mais je vais essayer: pour ce qui est de la Sehnsucht, du désir ardent, c’est premièrement quelque chose de superflu, deuxièmement, quelque chose de compréhensible, et troisièmement, quelque chose d’incompréhensible! Superflues ces aspirations le sont parce qu’elles ne font que nous troubler, compréhensibles, elles le sont aussi bien que la maladie ou le péché sont compréhensibles; mais incompréhensibles, elles le sont parce que tant de gens ne peuvent pas vivre sans ce superflu, parce que tant de gens s’adonnent à ces aspirations, se consument de désir et ne sortent plus du désir, y trouvant même une sorte de douceur. Le fait que les hommes aient un penchant si fréquent et si marqué pour quelque chose de douloureux, quelque chose d’aussi épuisant que le désir, c’est bien là notre côté maladif! Le christianisme est la religion du désir! Pour cette raison déjà, cette religion est si peu naturelle, si indigne de l’homme! Tel homme qui s’est débarrassé du désir a mieux fait que tel autre qui a écrit cent chansons bien rimées, mais pleines de vagues aspirations. De telles chansons ne devraient pas être imprimées du tout. La police, ici, devrait intervenir avec détermination! Oh, Uhland et consort! Mais en voici assez pour aujourd’hui ! Ah, que vais-je manger ce soir? Question difficile, par les temps de mangeaille qui courent! Tu vois, là, le désir le plus ardent ne sert à rien ! Est-ce que le désir d’un rôti savoureux et d’un verre de Valteline me procurera l’un et l’autre? Le désir aura-t-il peut-être pour effet que je n’aie pas des choses aussi ennuyeuses à manger que d’habitude? Seule l’action peut être de quelque secours, ici! Et la prochaine fois, je disserterai sur l’action!  Adieu!

 

 *** 

lettre non datée, écrite quelques années plus tard

Chère Lisa,

Non seulement tes lettres m’ont fait plaisir, mais encore, elles m’ont bien fait réfléchir. J’aurais tant de choses à te dire, tant de choses à te demander. Si seulement les journées n’étaient pas aussi courtes. C’est souvent effrayant. La vie t’est-elle aussi insupportable, souvent ? Oui
? Souvent? Qu’y faire? Veux-tu venir chez moi? Avec mes 150 fr. de salaire, je pourviendrai à nous deux. Nous mangerons comme à Täuffelen, peu, mais bien. Tu feras la cuisine et tu t’occuperas du petit logement, une cuisine et deux ou trois pièces. Je serai aux petits soins! Le crois-tu? Je parodierai Widmann pour te faire rire. Il y a souvent de quoi rire, ici. C’est une ville si folle, si légère. On y pleure en douceur et en beauté. Tu pourrais peut-être aussi gagner un peu d’argent chez des maîtres distingués. Ou bien allons-nous tous les deux prendre un emploi pour une vie entière, toi comme bonne, moi comme chien?  Pour ma part, au moins, je rêve toujours d’une telle chose. Il faut tout trouver beau. Il ne faut rien vouloir fuir. Ton destin me touche beaucoup. Tu sais, j’aime tellement les filles qui souffrent. Sinon, je suis un forban sans cœur, mais là, alors! Veux-tu abandonner ta patrie ou ton bien-être? N’arrives-tu plus à te sentir bien à Bienne? Tu vois, je comprends très, très bien tes douleurs. On en parlera. Surtout, ne pas penser. Chère Lisa, voilà le plus grand péché qui soit. Plutôt la débauche que la tristesse. Dieu hait les tristes. Mais tout va si vite. On meurt si vite. Juste devenir idiot. Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot. Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul. Pense que je suis ton frère fidèle. Faut-il te dorloter, comme un tout petit enfant malheureux?  Je suis bien en état de le faire. Je le peux. Ton Robert


Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949
trad. Marion Graf, éd. Zoe

samedi 25 janvier 2025

Comme la pluie

Yasuhiro Ishimoto

 

 

Toute la nuit le bruit avait
retenti à nouveau,
et à nouveau tombe
cette pluie douce et persistante.

Qu'est-ce que je suis à moi-même
qui doive être retenu,
insisterait
si souvent ? Est-ce

que jamais la douceur
ni même la violence
de la pluie
aurait pour moi

quelque chose d'autre que cela,
quelque chose de moins appuyé —
dois-je être enfermé
dans ce malaise sans issue.

Amour, si tu m'aimes,
étends-toi près de moi.
Sois pour moi, comme la pluie,
l'échappée hors

de la fatigue, la bêtise, la demi-
torpeur de l'indifférence intentionnelle.
Sois trempée
d'un bonheur pudique.

 

 

Robert Creeley, in La Fin,
trad. Jean Daive, Gallimard

mercredi 22 janvier 2025

Le passant de l'aube

Stanko Abadžic
 

 

 

Cette maison avec toute l'existence devant soi
la contourne
le passant de l'aube
qui tient dans sa main
la laisse au mousqueton rouillé
d'un chien jaune et muet
la prudence dicte le silence
tant de choses se passent
à l'intérieur des chambres.
Comment rentrer
dans les rêves de la vie ?

 

 

Jean Follain, in D'après tout,
Gallimard, 1967