samedi 12 juillet 2025

Dans le vide


Stanko Abadžic

 

le lendemain, 
disait-il
la gueule de bois,
sa force,
donnait l'envie 
d'une nouvelle vie

il avait passé la sienne
lancée à quelques semaines
de la première guerre
dans les tavernes
le cul des filles
— il les aimait estampillés —
et les livres de poésie

enfant illégitime
il ne vivait pas pour écrire
il écrivait parce qu'il vivait

parce qu'il avait vécu
un peu par miracle

Je vais te tuer !
avait gueulé fusil en main
le grand-père,
furibard d'apprendre que sa fille
était enceinte,
la traînant dans la cour
il lui ordonnait 
de se mettre à genoux
et pointait son arme sur elle
lorsque sa femme
qui avait le sens 
de l’à-propos, disait le poète,
surgit en gueulant à son tour
A table ! La soupe va refroidir !

comme allait l'indiquer
son prénom,
il serait aimé des dieux
comme le suggérait
son patronyme,
il s'attellerait à 
récolter les histoires
des piliers de comptoir
cheminots
ouvriers
magasiniers
voyageurs de commerce
courtiers d'assurance
emballeurs de vieux papiers
filles d'aubergistes
jeunes télégraphistes
récits condamnés pour 
grossièreté
pornographie
qu'on se refilerait
sous le manteau

il fallut pour cela
payer de sa personne
et des tonnes de tournées
parfois boire et écrire 
seul à une table
le soir au fond de la salle enfumée
oui, au Tigre d'or comme
à Ostende
la bière
on vous la servait
bien avant qu'on en redemande

empêché d'études par les Allemands 
de publication par les autorités
de son pays
il fut 
à plus de quatre-vingt balais
interdit 
de femmes
par le pouvoir médical
de gueule de bois
et de nouvelle vie
le lendemain,
Bohumil Hrabal
le plus libre des écrivains tchèques
trouva la force
de coller une table à la fenêtre
de sa chambre d'hôpital
et une fois debout
sur cette nouvelle scène
balancer à tous les censeurs
un ultime bras d'honneur
nous plongeant
dès lors dans une des plus bruyantes solitudes, 
dans le vide.

 

charles brun, ma bohème





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