mercredi 31 juillet 2024

Et voilà !

 

Robert Doisneau

 

Pour tous les miséreux de Montreuil, Popaul, c’était quelqu’un. D’abord physiquement, il en imposait : grand, corpulent, la barbe noire, vénérable… Et puis, surtout, il savait vivre.
Entrant ou sortant de la petite cabane qu’il avait plantée en solitaire sur la zone, Popaul était toujours disposé à payer à boire. Installé devant un litre, entouré d’amis, Popaul respirait la joie de vivre et son contentement faisait chaud au cœur. Avec cela sachant «
causer» et tout aussi bien écouter. Oui, Popaul, c’était quelqu’un…
Un jour, il partit. Comme ça, brusquement, sans raison apparente. Cela fit du bruit dans le Landerneau zonier de Montreuil. En tentant d’expliquer cette étrange disparition, on s’aperçut, autour des feux de planches et des litrons de rouquin, qu’en fin de compte la vie de Popaul n’était que mystère. Il dormait dans son cagibi, c’était vrai. Il buvait avec les copains, d’accord. Mais que faisait-il de toute la journée dans ce Paris immense et anonyme qu’il gagnait chaque matin ? Cela on l’ignorait.
Une semaine entière, on ne parla que de Popaul. Et puis vint l’oubli. La vie va trop vite pour qu’on s’arrête longtemps à penser aux autres.
Six mois plus tard, Popaul poussa la porte de son troquet habituel.
«
Et voilà!» soupira-t-il, fataliste, en se laissant tomber sur une chaise.
Les clodos, ses amis, le regardaient bouche bée. Le patron était resté, le bras levé, une bouteille à la main, comme pétrifié. Il y avait de quoi.
C’était bien Popaul, aucun doute : la voix, le geste, les yeux, le nez… Mais un Popaul sans barbe, avec une poitrine de matrone tendant la robe dont il était affublé.
Popaul haussa les épaules, le patron posa la bouteille, les copains se reprirent à respirer, la vie continuait…
Popaul – Paulette…
L’histoire était toute simple. Popaul s’appelait Paulette en réalité. Paulette mendiait pour vivre. Femme elle était, femme elle resta jusqu’au jour où elle s’aperçut que ses collègues masculins faisaient meilleure recette qu’elle. Alors, pour gagner plus, elle changea de sexe, le plus simplement du monde. Un costume d’homme, une amputation du prénom et, pour compléter le travesti, une fausse barbe : Paulette avait cessé d’exister. Et Popaul était né.
Il vécut longtemps… Jusqu’au moment où arrêté, conduit au poste, fouillé, il dut reprendre son véritable sexe.
«
Et voilà», conclut Popaul-Paulette.
Paulette a repris ses habits d’homme, sa belle barbe noire et est redevenue Popaul. Mais elle a changé de secteur.
Que Popaul ait pu tromper tout son monde, y compris ses familiers, n’est pas le plus drôle de l’histoire. Popaul était si bien entré dans son rôle qu’il en oubliait lui-même son véritable sexe. Il agissait et réagissait exactement comme un homme.
«
Quand je pense que je l’ai vue faire comme nous tous, debout contre un mur!» murmurait un copain abasourdi par la révélation.
À la réflexion, le comportement de Popaul n’a rien d’étonnant pour qui a plongé dans la misère des guenilleux de Paris. Rêveurs, mythomanes, illuminés, s’ils ne le sont pas, les clochards le deviennent. Ils aiment trop se retrouver entre eux et passer de longues heures à palabrer. Ils se racontent d’interminables histoires, toujours les mêmes, qu’ils finissent par croire et souvent à faire croire. Bien sûr, il n’y a pas que dans le monde de la cloche qu’il en est ainsi. Mais le miséreux a toujours été le meilleur gobeur de merveilleux. Celui-ci fait oublier tant de souffrances…

 

Robert Giraud, Le Peuple des berges,
éd. Le Dilettante

vendredi 26 juillet 2024

Sans réponses

Nicolas Bouvier


Pourquoi, lorsque l'heure de l'apéritif prend fin, personne n'ose faire un sort à la dernière olive? Après avoir attendu le bus près d'une demi-heure, optez-vous pour un autre moyen de transport ou restez-vous fermement optimiste? Comptez-vous, le week-end prochain, aller voir ce formidable documentaire kirghiz, « regard fasciné sur la fin d’un monde» selon Télérama, d'une durée de treize heures? Le week-end suivant, alors? Lorsque l'on sonne à votre porte comme vous n'attendez personne, sursautez-vous systématiquement? Combien de temps faut-il laisser refroidir le plat de la vengeance? Peut-il se manger encore tiède ? Aimez-vous vos enfants ? En êtes-vous fiers? Comment vous informez-vous? Messieurs, pour un rasage véritablement efficace faut-il commencer par la joue gauche ou par la droite? Ou étiez-vous en 1983 lors du tournant de la rigueur? Vous faîtes-vous livrer de temps à autre vos repas? Ressentez-vous parfois les symptômes de l'écoanxiété? De manière générale, avez-vous peur? Vous surprenez-vous parfois à chantonner bêtement un tube plutôt ringard de votre jeunesse? En avez-vous immédiatement honte ou allez-vous jusqu'au bout de la chanson que vous connaissez encore par cœur ? Quelle est votre recette préférée à base de courgettes? Madame, vous attendiez-vous à tous ces désagréments physiques, physiologiques et psychologiques à la ménopause? Un homme qui lit est-il sexy, comme nous pouvons le lire dans les magazines féminins? Lisez-vous au lit? Combien de pages? Qu'espériez-vous? La bourgeoisie, comme semblent l'avoir démontré ces cent dernières années, finit-elle toujours par s'allier au fascisme ? Mangez-vous, le plus souvent, à votre faim? Les mathématiques sont-elles un langage? Le pratiquez-vous? Eprouvez-vous une fatigue chronique? Vous est-il déjà arrivé en évoquant votre propre situation d'utiliser l'expression «fins de mois difficiles »?— au pluriel ou au singulier, peu importe. Détestez-vous vraiment tous vos voisins? A la veille de la fête d'Halloween, préparez-vous chaque année des sachets de bonbons que vous distribuez à toutes ces jolies têtes blondes qui viennent toquer à la porte ou bien prenez-vous la fuite le soir fatidique car vous ne supportez pas ces enfants connement  grimés en Spiderman ou en Harry Potter? Si vous restez à la maison, vous accordez-vous le plaisir de gifler un ou deux de ces fâcheux? Pensez-vous être considéré(e) à votre juste valeur par votre entourage le plus immédiat ? Quelle est votre valeur? Mesdames, les hommes sont-ils tous des salauds? En connaissez-vous personnellement? Avez-vous du courage? Qui en possède? A quel prix se négocie-t-il? Quelle est votre tâche ménagère préférée? Connaissez-vous votre bilan carbone de l'année écoulée? Habituellement, lorsqu'une histoire d'amour prend fin, passez-vous rapidement à autre chose, comme on dit? Quelle différence faîtes-vous entre grossièreté et vulgarité? Est-ce la même que vous faites entre érotisme et pornographie? Qu'entendez-vous mugir dans les campagnes ? Pensez-vous que le travail rend libre? Connaissez-vous le quiet quitting? Le ghosting? Le quiet vacationing? Et les tracances? Et mon poing dans ta gueule? Espérez-vous le grand soir? A votre âge? Etes-vous satisfait de votre matelas? Quelle est votre activité préférée? Faut-il immédiatement classer sans suite toute affaire concernant des personnalités ou doit-on laisser agir le temps? Attendez-vous l'âge de la retraite avec impatience pour pouvoir enfin faire ce que vous voulez? Citez un livre de Roland Topor. Un deuxième. Savez-vous qu'il était né un 7 janvier? Vous souvenez-vous de ce que vous avez fait il y a deux soirs ? Avez-vous, un jour, en passant devant les affiches des candidats d'une élection, ressenti le désir de dessiner des moustaches à la Hitler à l'un de ces crétins?  Quel âge aviez-vous? Sauriez-vous reconnaître votre facteur sans sa casquette? Avez-vous déjà pensé un jour à en finir? Sommes-nous toujours en démocratie? N'est-ce pas déjà l'heure de l'apéro?

 

charles brun, questions sans champions

 


mardi 23 juillet 2024

Rouge !

Alain Auboiroux



La nuit a toujours le goût du vin rouge, du beaujolais de préférence, c’est une opinion toute personnelle d’accord, mais je ne peux pas entrer dans un bistrot ouvert le soir sans qu’immédiatement mon verre soit là, servi sur le zinc. Dans des cas semblables, le vin rouge a une importance énorme. Les vrais buveurs de vin rouge se retrouvent toujours la nuit, personne n’a jamais pu en expliquer la raison.

L’« âme du vin» au fond n’est pas tellement une rigolade, c’est mieux que ça, comme un trait d’union entre deux hommes, une sorte de rite secret, de prière, jamais à sens unique. Certes, il y a des castes, des catégories, des grades si l’on veut, toute une hiérarchie de buveurs, ceux qui le sont, ceux qui y viennent, ceux qui y restent, tout cela mêlé, juxtaposé, groupé, retrouvé sous un uniforme sans couture, sans galon, mais de couleur toujours identique. Le vin est l’uniforme d’une sorte de légion de la grande ville– en argot, un litre s’appelle aussi un légionnaire, c’est tout dire.

 

Robert Giraud, Le Vin des rues,
rééd. Le Dilettante, 2017

samedi 20 juillet 2024

Tomber la chemise

 

Dominique Jacovides

Bêtise toujours, avec cet ouvrage du même Armand Farrachi consacré à l'étoile qui nous guide depuis 2017 et dont voici les premières pages :

 

D’abord, un constat : Emmanuel Macron se montre souvent en bras de chemise. On a vu pire crime, évidemment, mais est-ce pour autant un détail insignifiant ? Cette tenue, assez courante chez les patrons de bar, l’est moins chez les présidents de la République. Une question se pose alors. Pourquoi exposer de façon ostentatoire sa chemise sans la veste ou sans le vêtement qui, depuis le Moyen Âge, est censé la couvrir? Personne, ni le climat ni le protocole ne l’y obligeant, il faut bien qu’il plaise au président d’apparaître ainsi, comme d’autres en tenue de sport, ou de chasse, ou de golf, ou en smoking. Est-ce pour signifier que le président se sent partout dans l’intimité, partout au travail, partout chez lui, comme autrefois les rois? (…) C’est comme un privilège, une prérogative, un droit divin. Sa veste, il ne l’ôte pas pour les chefs d’État, ni pour les grands patrons, ni pour le pape, ni pour ceux «qui ont réussi», selon lui, il l’ôte pour les maires, les quidams, les foules, les travailleurs au niveau desquels il consent à descendre, les obscurs, les sans-grades, ceux «qui ne sont rien», comme il les appelle.(…)

Il est donc bien fini le temps où les présidents posaient solennellement, en habit, avec décorations et médailles, comme de Gaulle. Lui se fait photographier dans l’action, en bras de chemise, c’est pour ainsi dire sa tenue officielle, sa posture de prédilection.

Probablement est-ce sa façon d’être en privé, ce qui ne regarde que lui. Mais lorsqu’il se trouve en représentation, comme on ne peut croire qu’il s’agisse simplement de convenance personnelle ou de son bon plaisir, veut-il exprimer par là qu’il habite notre salon comme si c’était le sien?(…) C’est peut-être aussi un tic, une manie, comme d’ôter ses chaussures, défaire ses bretelles, ou se lisser la moustache. Peut-être est-ce simplement une négligence : on l’a vu s’adresser au public depuis la tribune, déhanché, le bras appuyé sur le pupitre, comme au comptoir d’un bar; je l’ai entendu dire «messieurs-dames»; il tape volontiers dans le dos, montre du doigt, parle à la troisième personne de son ministre pourtant présent. Ce n’est pas lui qui donnera des leçons de maintien, et tel n’est pas non plus son rôle, mais peut-être aurait-il dû en prendre. Beaucoup, pour citer La Rochefoucauld, se croient naturels quand ils ne sont que grossiers.(…)

Ce n’est évidemment pas là-dessus qu’on juge un politique, et on donnerait cher pour un président en savates ou en survêtement qui ne prendrait que des mesures justes et utiles. Cette affaire de chemise n’est pourtant pas un point de savoir-vivre ou d’élégance, ou pas seulement, mais une question politique. En adoptant le pantalon, les sans-culottes ne voulaient pas lancer une mode vestimentaire, ni LouisXVI en acceptant le bonnet rouge sur la perruque le 20 juin1792, ni Macron en refusant le gilet jaune sur le veston le 1ermars2019. C’est une façon de gouverner ou, comme on dit aujourd’hui, de «communiquer».



Armand Farrachi, Macron, un roi en bras de chemise,
éd. Serge Safran, 2020


vendredi 19 juillet 2024

Vers la perfection

Lee Madgwick




Un ami cher me signale les écrits d'un certain Armand Farrachi dont il se délecte ces derniers jours. Cet écologiste détestant les écologistes, me dit-il, est l'auteur de quelques volumes aux titres (et contenus, semble-t-il) savoureux en effet: Les poules préfèrent les cages, L'Adieu au tigre, Sermons aux pourceaux, La tectonique des nuages, Macron, un roi en bras de chemise, et Le triomphe de la bêtise, dont voici un court passage:


La civilisation a cru qu’en échappant à la condition des animaux et aux lois naturelles elle s’acheminait vers sa perfection. Il semble qu’on puisse aujourd’hui penser le contraire : on n’échappe pas à la nature sans verser dans l’erreur, et plus souvent dans la bêtise.
Les hommes sont prompts à se targuer de leur propre intelligence et de leurs prodigieuses réalisations, mais, en tenant compte du nombre incalculable d’actions, d’opérations, d’inventions, d’activités dont ils n’ont su ni prévoir, ni mesurer, ni réparer les conséquences véritablement catastrophiques à l’échelle planétaire, ne serait-on pas tout aussi fondé à les tenir pour de prétentieux crétins?

 

samedi 13 juillet 2024

A corps perdu

 

Paul Cupido

 

En quittant le cabinet de l'ostéopathe, j'oublie mon pauvre patrimoine génétique. Difficile de lutter contre nature. Je songe davantage au cinéma d'art et d'essai, aux femmes et aux livres. Que n'ai-je bousillé mon dos en consacrant ma vie, à corps perdu, à ces trois passions... « Si c'était à recommencer » n'est pas une formule qui me passe par la tête. Plutôt « Si ça pouvait recommencer ».

 

charles brun, accord perdu

vendredi 12 juillet 2024

Suites judiciaires

Bert Hardy


 

Madame,

Les points mensongés et diffamatoires rapportés par vous peut-être ou un voire plusieurs de vos soutiens inconditionnels ne m’étonnent pas.
Je tiens à les contester :

- Sur les sacs de déjections canines, faits remontant vers fin Mai, qui sont bien postérieurs à l’AG du 22 Mars et inscrits dans le PV d’AG ?
Voir le mail adressé à la personne concernée avec des réponses, elles, véridiques, ainsi que les précédents mails concernant les sacs.

- la nourriture que je donne seulement en hivers jusqu’à mi Mars aux oiseaux graines et boules de graisse ne dérangent que certaines personnes aigries. Par contre, des jardins évoqués lors de l’AG, sont alimentés de nourritures de toutes sortes à  longueur d’année, nourrissant  volatiles ,les nuisibles eux ont aussi en plus des déchets canins (photo) aucun écrit dans le PV ? Pas de vague au risque de froisser un souteneur !!

- Mon véhicule ne va pas plus ou moins vite que les autres! Il serait bien d’étalonner vous et vos rapporteurs votre pifométre !

- sur la sécurité, la traverse (photo) de la barrière d’entrée qui surplombe la descente d’entrée des boxes (2.70m) était restée plus de 18 mois par terre suite à sa chute, sans que personne ne s’en inquiète. Elle a été remise en place grâce à un accident du camion des jardiniers, sans cela je pense qu’elle serait encore par terre à ce jour. En son temps des enfants jouaient près de ce coin aux risques de se blesser grièvement, rien n’a été fait en urgence !

- Les encombrants sont restés le temps qu’ils sèchent suite à une inondation du boxe d’à côté et vous le savez !

D’autres encombrants parquet et moquette appartenant aux locataires du 1er étage sont restés plusieurs mois. Leur avez-vous fait une remarque ? je doute !

- vous pouvez aussi mentionner l’interdiction formelle de stationner les vélos tout juste après avoir terminé fraîchement la peinture du hall (photo)

- interdiction formelle d’aboiements en début de soirée et parfois  jusqu’à une heure et demi du matin du chien de Mr Quenard cela depuis plusieurs mois .

Pour le compte rendu de AG, on est 6 copropriétaires il vous faut presque quatre mois pour le rédiger et à plusieurs reprises Faute de ne pas avoir tenu compte de ce qui a été dit à l’AG

Pour finir sur ce chapitre, je reçois tous les ans le PV de AG d’un autre syndic que vous vous connaissez mutuellement, 1200 lots, plus boxes et parkings, il est lui rédigé correctement, dans un délai d’un mois et sans revenir déçu !

Une nouvelle fois quelle immense énergie déployée à mon encontre pour des âneries ! Quand est-il de l’énergie que vous déployez au sujet des brises vues?

Ceci sera remis à mon avocat pour l’étudier et éventuellement l’annexer au premier dossier.
 
Madame  et Mr MERLOT

 

NB : suite de la correpondance entre voisins vigilants dont j'ai, comme pour la première partie, laissé les approximations linguistiques.

mercredi 10 juillet 2024

Des crayons posés sur la table

 

Paul Almásy

 

Tu vois, cette tristesse-là, je ne suis pas capable de t'expliquer d'où elle vient. Des fois, je ne pense à rien, je regarde des crayons posés sur une table, ou un téléphone qui ne sonne pas, ou une voiture qui passe, enfin je surveille d'un œil des choses qui ne veulent rien dire. Et tout d'un coup, tu vois, je ne sais pas pourquoi, mais ça vient, je me sens devenir triste.

 

Jean-Paul Dubois, Parfois je ris tout seul,
Robert Laffont, 1992

mardi 9 juillet 2024

Crimes et légendes


André Kertész



Je ne dirai pas tout.
J’aurai passé ma vie à me décortiquer, à me déshabiller,
à donner en spectacle à n’importe quel prix ce que j’avais de plus précieux, de plus original,
plus vivant que moi-même,
au prix de quels efforts,
je ne le dirai pas.

Je ne dirai pas tout.

On passe au beau milieu de ses contemporains et la figuration n’est pas intelligente.
Ils ont tous un cerveau fendu par le milieu
dont toute une moitié se transforme en silex.

Je vais jour après jour, envers et contre tout, vers mon point de départ,
cercueil aussi tranquille, aussi doux qu’un berceau.

Le besoin de parler ne m’a pas réussi,
les hommes sont cruels et crèvent de tendresse,
les femmes sont fidèles aux amours de hasard,
tout le talent du monde est à vendre à bas prix
et qui l’achètera ne saura plus qu’en faire.

L’animal a raison qui sait tuer pour vivre…
Les animaux sont purs, ils n’ont pas inventé la morale au rabais, les forces de police
ni la peur du néant, ni le Bon Dieu chez soi,
ni l’argent ni l’envie
ni l’atroce manie de rendre la justice.

Les poissons de la mer n’ont pas d’infirmités.
Là, chacun se dévore et s’arrache et s’étripe
et le meilleur des mondes est encore celui-là,
sans paroles perdues, sans efforts de cervelle,
mensonges cultivés, mis au point, sans techniques…

L’antilope sait bien qu’un lion la mangera, elle reste gracieuse.
La savane est superbe, elle y prend son plaisir
et moi de jour en jour
Je suis comme un crapaud, de plus en plus petit,
écrasé, aplati malheureux sous une planche de jardin.
Le soleil me fait peur… Vos regards d’imbécile ont eu raison de moi.

Je ne dirai pas tout.
J’ai compris trop de choses,
mais de comprendre ou pas nul n’en devient plus riche.
La vie comme un brasier finira par gagner,
attendu que la cendre est au bout de la route
et que tous les squelettes ont l’air d’être parents.

Je croyais autrefois, à l’âge des étoiles et des sources et du rire et des premiers espoirs
être né pour tout dire,
n’être là que pour ça.

Intoxiqué très tôt par le besoin d’écrire,
je me suis avancé, parmi vous, pas à pas,
et l’on m’a regardé comme un énergumène,
comme un polichinelle au sifflet bien coupé
qui savait amuser son monde…

À la rigueur…
le faire un peu sourire, le faire un peu pleurer,
j’aurais pu devenir assez vite un virtuose mais le goût m’est passé de parler dans le vent.

Je ne dirai pas tout,
j’ai le sang plein d’alcool, d’un alcool de colère,
et je vais achever ma vie dans un bocal comme un poisson chinois
peut-être un cœlacanthe…

J’aurai, j’en suis certain, de l’intérêt plus tard,
vous aurez des machines à faire parler les morts,

Je vous raconterai mes crimes et ma légende
et je vous offrirai des mensonges parfaits
que vous mettrez en vers, en musique, en images,
mais vous aurez beau faire,
je ne dirai pas tout !

Je suis le descendant du vautour et du poulpe,
mes ancêtres, autrefois, survolaient vos jardins
et sillonnaient vos mers.

Je ne dirai pas tout… Tant de peine perdue !

On peut avoir à dix-huit ans l’impérieux besoin d’aller prêcher dans le désert
devant un auditoire de fantômes illettrés, de beaux analphabètes ou de milliardaire courtois
ni plus ou moins idiots qu’un ouvrier d’usine…

Mais l’âge m’est passé des sermons de ce genre.
Je ne dirai pas tout !

Or tout me reste à dire.


 

Bernard Dimey

samedi 6 juillet 2024

Secteur interdit

Jean-Luc Bertini


En 2007, le premier numéro des Carnets du Loir était consacré à l'ami Richard Morgiève. Dans un long entretien, il évoquait son fabuleux livre Un petit homme de dos et son approche de l'écriture, de la poésie et du roman. 


(...) Il y a tout un pan de la littérature que je peux apprécier mais je sais que je ne fais pas la même chose, que je ne cherche pas la même chose. Je ne veux pas paraître, ça ne m’intéresse pas du tout. Je ne veux pas étonner. Je veux être juste, coûte que coûte. Même si on y voit de l’esbroufe, je m’en fous; j’ai essayé d’être juste.

 

Et c’est la prose qui vous permet d’être juste ?

Je trouve qu’un poète qui a plus de vingt-cinq ans n’a plus qu’à se suicider. C’est triste de voir des vieux cons de cinquante, soixante ans, qui se disent poètes, Chevaliers des Arts et Lettres. La poésie est un secteur interdit. En revanche, fabriquer de la beauté dans un cadre anonyme — le roman— ça me botte à fond, parce que, justement, je suis protégé par les structures. Celles du roman. Je sais très bien que tout ce que je cherche à faire, c’est des phrases belles. Mais ce n’est pas de la poésie. C’est un texte. Et c’est en fait très difficile, parce que ça demande de la rigueur, et qu’il faut, en même temps, continuer l’histoire, ouvrir les portes. En fait, dans le roman, il faut rentrer en rapport, alors qu’en poésie on ne rentre pas en rapport (...)

vendredi 5 juillet 2024

Dans leur nature

Pierre Jahan

 

Avant de retrouver sa maison de Bordeaux, Raymond Guérin s'est donc réfugié à Périgueux, ville où il ne connaît personne, et où il assiste à la Libération, puis à l'épuration. Rapidement, la joie laissera la place à la désillusion...

 

Nous avons fait notre première sortie en ville. Une animation extraordinaire. Que de gens se sont enrôlés une fois la ville libérée ! Ces engagements de dernière heure ont quelque chose d’un peu gênant. Sans doute, cela est très heureux pour la Résistance dont ces milliers de recrues supplémentaires accroissent les forces. Mais on se demande si ces engagements sont bien désintéressés. Tous ces hommes, hier encore civils et vaquant à leurs affaires, il a suffi d’une vareuse, d’un brassard, d’une mitraillette, pour qu’on ne puisse plus les distinguer de ceux qui se battent obscurément depuis des mois. Or, on comprend bien ce qui a pu se passer dans l’esprit de ces Périgourdins. Ils songent à ce qui se passera ensuite, à l’après-guerre. Décemment, ils ne peuvent rester dans leur boutique, dans leur échoppe, dans leur bureau, quand la France entière se soulève. Ils ont peur qu’on leur fasse honte, voire qu’on leur reproche plus tard leur inertie et qu’ils en soient réduits à affronter, une fois la paix revenue, les regards de réprobation muette de la population. Alors, on y va. Pour faire comme tout le monde. Et l’on n’est pas le dernier à faire du zèle. Bientôt on pourra croire que ce sont eux qui ont libéré Périgueux.

Allons, les hommes sont les hommes. Il est prouvé une fois de plus qu’ils aiment sinon l’uniforme (il s'agit là de Français), jouer au soldat. Avoir un insigne, une arme, comme, enfants, ils s’exaltaient de leur fusil de bois, d’un ruban, et les voilà métamorphosés. Jouer à la petite guerre, se donner une importance, échapper à la tutelle conjugale et familiale, se sentir enfin respectés, admirés, voir les femmes pendues à leur cou, leur jeter des fleurs, bomber le torse, se livrer à cette jouissance double qu’est pour eux à la fois obéir et commander, aller, venir, avoir de bons prétextes de ne pas rentrer dîner à l’heure, de ne pas coucher à la maison, d’être entre eux, à bavarder, à boire, à agir, sans que leurs femmes aient à y mettre le nez, c’est bien là qu’ils se retrouvent eux-mêmes. On ne peut pas dire que ce soit sympathique ou antipathique. C’est comme ça ! C’est dans leur nature. On n’y peut rien. Demain, ils rentreront tranquillement chez eux. Mais on a bien l’impression que, de temps en temps, ils ont besoin de ça.


   Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude

jeudi 4 juillet 2024

Vive la France !

Elliott Erwitt

 

Bonjour,
Merci de ne pas déposer vos sacs à crottes de chien sur notre voiture.
J’ose espérer que ceci est sûrement un oubli de votre part.
Merci
Cordialement
Mr. Vincent MERLOT

 

***
 

Bonjour
Suite à votre mail je suis descendu sur le  champ pour avoir des explications
, mais étant  absent je tiens à vous informer sur ce sac de déchets canin (retiré dans les plus brefs délais depuis plusieurs années) qui , comme les autres précédemment, se sont trouvés sur le capot de ma voiture depuis trois semaines, enquêtez plutôt sur la personne vil  et adepte de ces méfaits, je tiens à préciser que ces actes ne sont pas dans mon éthique. Si vous en trouvez un autre, ce ne sera pas de mon fait!
Vous avez une caméra extérieure
!
Mr. FRANÇOIS PERNOD
PS : Merci de ne pas répondre à mon mail, j’ai d’autres sujets plus intéressants à traiter, enquêtez !

 

***

 

J’ai effectivement demandé à Mr Quenard ce matin qui m’a confirmé que ce n’était pas eux! Mais que c’était signé ….
Voilà pourquoi je vous ai écris pour vous demander ne vous voyant pas ce matin.
Ce n’est pas non plus mon habitude de faire ce genre de chose. Ça peut arriver de zapper une crotte de son chien même si je fais très attention, delà à mettre le sac sur ma voiture franchement … surtout que mes sacs sont violet et pas noir donc voilà pourquoi ma demande. De + Je respecte énormément les animaux à qui je ne ferai jamais de mal.
Très bien je vais donc retourner voir Mr. Quenard!!!
Ma caméra extérieure ne film qd même pas jusqu’à la voiture malheureusement. Peut être les voisins d’en face ont pu voir les scènes apparemment j’irai les voir.
Et effectivement  je vais mettre d’autres caméras car je ne dis rien et on trouve encore le moyen de  m’emmerder! Et avec des merdes d’autres chiens!
Je ne vous le cache pas, je mets tous mes espoirs dans l'arrivée prochaine de Jordan à Matignon
!
Merci pour votre réponse
Bonne journée
Mr. Vincent MERLOT





NB : correspondance électronique véridique entre voisins vigilants dont j'ai laissé les approximations linguistiques.

mardi 2 juillet 2024

On s’ennuiera plus tard

 

Marcel Bovis



Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
Et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux,
Mais au cœur de Paris je connais quelques princes
Qui sont selon les heures, archange ou loup-garou
L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre,
Ça dure une heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut,
Qu’il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre,
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux.

Ivrogne, ça veut dire un peu de ma jeunesse,
Un peu de mes trente ans pour une île aux trésors,
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abesses
Que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort…
J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi,
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table,
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi.

Ivrogne, c’est un mot que ni les dictionnaires
Ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais… C’est un mot de misère
Qui ressemble à de l’or à cinq heures du matin.
Ivrogne… et pourquoi pas ? Je connais cent fois pire,
Ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard,
Qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire.
Venez boire avec moi… On s’ennuiera plus tard.

Bernard Dimey, Je ne dirai pas tout,
Christian Pirot éditeur




lundi 1 juillet 2024

Gangrène

Michel Setboun

 

En avril 1944, trois mois après son arrivée à Périgueux, et quelques jours avant le séjour parisien cité dans le billet précédent, Raymond Guérin écrit ces lignes.

(…) J'avais cru découvrir le moment où je passais d'un pays barbare que je quittais à un pays civilisé. Je suis moins sûr aujourd'hui de mon fait. La France a été gangrenée partiellement. Il a suffi que tous les Français admirateurs de la Barbarie gouvernent pour que le climat spirituel de la France soit empoisonné. Ça et là, à cause de ces traîtres à la Civilisation, la Barbarie s'est installée. Sous la protection de la Barbarie, ces salauds ont exercé leurs sévices. On croyait que le peuple français était civilisé dans sa totalité. On s'est trompé ! Oh! ce n'est qu'une partie infime qui a trahi. Sans doute une proportion égale à celle des esprits éclairés en Barbarie. Il faut en passer par là: autour de nous, prêts à nous nuire, à nous torturer, à nous imposer les pires humiliations intellectuelles ou corporelles, des monstres français ont accrédité la Barbarie. A la radio, dans les journaux, dans les administrations de la République, dans la police, partout où une influence et une mainmise peuvent s'exercer, ils ont multiplié les mensonges, les impostures et les tyrannies (…)

        
Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude