mardi 2 juillet 2024

On s’ennuiera plus tard

 

Marcel Bovis



Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
Et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux,
Mais au cœur de Paris je connais quelques princes
Qui sont selon les heures, archange ou loup-garou
L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre,
Ça dure une heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut,
Qu’il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre,
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux.

Ivrogne, ça veut dire un peu de ma jeunesse,
Un peu de mes trente ans pour une île aux trésors,
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abesses
Que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort…
J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi,
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table,
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi.

Ivrogne, c’est un mot que ni les dictionnaires
Ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais… C’est un mot de misère
Qui ressemble à de l’or à cinq heures du matin.
Ivrogne… et pourquoi pas ? Je connais cent fois pire,
Ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard,
Qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire.
Venez boire avec moi… On s’ennuiera plus tard.

Bernard Dimey, Je ne dirai pas tout,
Christian Pirot éditeur




lundi 1 juillet 2024

Gangrène

Michel Setboun

 

En avril 1944, trois mois après son arrivée à Périgueux, et quelques jours avant le séjour parisien cité dans le billet précédent, Raymond Guérin écrit ces lignes.

(…) J'avais cru découvrir le moment où je passais d'un pays barbare que je quittais à un pays civilisé. Je suis moins sûr aujourd'hui de mon fait. La France a été gangrenée partiellement. Il a suffi que tous les Français admirateurs de la Barbarie gouvernent pour que le climat spirituel de la France soit empoisonné. Ça et là, à cause de ces traîtres à la Civilisation, la Barbarie s'est installée. Sous la protection de la Barbarie, ces salauds ont exercé leurs sévices. On croyait que le peuple français était civilisé dans sa totalité. On s'est trompé ! Oh! ce n'est qu'une partie infime qui a trahi. Sans doute une proportion égale à celle des esprits éclairés en Barbarie. Il faut en passer par là: autour de nous, prêts à nous nuire, à nous torturer, à nous imposer les pires humiliations intellectuelles ou corporelles, des monstres français ont accrédité la Barbarie. A la radio, dans les journaux, dans les administrations de la République, dans la police, partout où une influence et une mainmise peuvent s'exercer, ils ont multiplié les mensonges, les impostures et les tyrannies (…)

        
Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude