Robert Doisneau |
Pour tous les miséreux de Montreuil, Popaul, c’était quelqu’un. D’abord physiquement, il en imposait : grand, corpulent, la barbe noire, vénérable… Et puis, surtout, il savait vivre.
Entrant ou sortant de la petite cabane qu’il avait plantée en solitaire sur la zone, Popaul était toujours disposé à payer à boire. Installé devant un litre, entouré d’amis, Popaul respirait la joie de vivre et son contentement faisait chaud au cœur. Avec cela sachant « causer » et tout aussi bien écouter. Oui, Popaul, c’était quelqu’un…
Un jour, il partit. Comme ça, brusquement, sans raison apparente. Cela fit du bruit dans le Landerneau zonier de Montreuil. En tentant d’expliquer cette étrange disparition, on s’aperçut, autour des feux de planches et des litrons de rouquin, qu’en fin de compte la vie de Popaul n’était que mystère. Il dormait dans son cagibi, c’était vrai. Il buvait avec les copains, d’accord. Mais que faisait-il de toute la journée dans ce Paris immense et anonyme qu’il gagnait chaque matin ? Cela on l’ignorait.
Une semaine entière, on ne parla que de Popaul. Et puis vint l’oubli. La vie va trop vite pour qu’on s’arrête longtemps à penser aux autres.
Six mois plus tard, Popaul poussa la porte de son troquet habituel.
« Et voilà ! » soupira-t-il, fataliste, en se laissant tomber sur une chaise.
Les clodos, ses amis, le regardaient bouche bée. Le patron était resté, le bras levé, une bouteille à la main, comme pétrifié. Il y avait de quoi.
C’était bien Popaul, aucun doute : la voix, le geste, les yeux, le nez… Mais un Popaul sans barbe, avec une poitrine de matrone tendant la robe dont il était affublé.
Popaul haussa les épaules, le patron posa la bouteille, les copains se reprirent à respirer, la vie continuait…
Popaul – Paulette…
L’histoire était toute simple. Popaul s’appelait Paulette en réalité. Paulette mendiait pour vivre. Femme elle était, femme elle resta jusqu’au jour où elle s’aperçut que ses collègues masculins faisaient meilleure recette qu’elle. Alors, pour gagner plus, elle changea de sexe, le plus simplement du monde. Un costume d’homme, une amputation du prénom et, pour compléter le travesti, une fausse barbe : Paulette avait cessé d’exister. Et Popaul était né.
Il vécut longtemps… Jusqu’au moment où arrêté, conduit au poste, fouillé, il dut reprendre son véritable sexe.
« Et voilà », conclut Popaul-Paulette.
Paulette a repris ses habits d’homme, sa belle barbe noire et est redevenue Popaul. Mais elle a changé de secteur.
Que Popaul ait pu tromper tout son monde, y compris ses familiers, n’est pas le plus drôle de l’histoire. Popaul était si bien entré dans son rôle qu’il en oubliait lui-même son véritable sexe. Il agissait et réagissait exactement comme un homme.
« Quand je pense que je l’ai vue faire comme nous tous, debout contre un mur ! » murmurait un copain abasourdi par la révélation.
À la réflexion, le comportement de Popaul n’a rien d’étonnant pour qui a plongé dans la misère des guenilleux de Paris. Rêveurs, mythomanes, illuminés, s’ils ne le sont pas, les clochards le deviennent. Ils aiment trop se retrouver entre eux et passer de longues heures à palabrer. Ils se racontent d’interminables histoires, toujours les mêmes, qu’ils finissent par croire et souvent à faire croire. Bien sûr, il n’y a pas que dans le monde de la cloche qu’il en est ainsi. Mais le miséreux a toujours été le meilleur gobeur de merveilleux. Celui-ci fait oublier tant de souffrances…
Robert Giraud, Le Peuple des berges,éd. Le Dilettante