vendredi 31 mai 2024

Une force du Passé

Jed Fielding

 

 

Je suis une force du Passé.
À la tradition seule va mon amour.
Je viens des ruines, des églises,
des retables, des bourgs
abandonnés sur les Apennins ou les Préalpes,
là où ont vécu mes frères.
J’erre sur la Tuscolane comme un fou,
sur l’Appienne comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, la Ciociaria, l’univers,
tels les premiers actes de l’Après-Histoire
auxquels j’assiste, par privilège d’état-civil,
du bord extrême d’un âge
enseveli. Monstrueux est l’homme né
des entrailles d’une femme morte.
Et moi, fœtus adulte, plus moderne
que tous les modernes, je rôde
en quête de frères qui ne sont plus.

 

Pier Paolo Pasolini, in Poésie en forme de rose
trad. René de Ceccatty, Rivages (2015

mercredi 29 mai 2024

Nirvana

Tout juste libéré d'un onéreux stage de remise en question et, en même temps, de quête de bien-être, l'ami Charles Brun goûte aujourd'hui au bonheur et, très généreusement, souhaite partager son expérience en transmettant à tous les inconsolables égarés sur ce blogue ses précieux conseils pour atteindre le Nirvana.

 

1. Une alimentation saine. Misez toutes vos économies sur une alimentation équilibrée et variée, en privilégiant les aliments naturels et non transformés. Evitez la viande, les produits gras et toute friture, les plats surgelés, la cuisson ou le réchauffement au micro-onde. Pensez à mâcher longuement avant d'avaler. Optez pour des aliments mous. Ne parlez pas et ne regardez pas d'écran en mangeant. Concentrez-vous sur votre assiette. Mangez en pleine conscience. Ne buvez pas d'eau au cours des repas, mais avant et après (de 2 à 3 litres par jour). Ne buvez plus de café ou de thé après 50 ans, privilégiez les tisanes et infusions naturelles que vous consommerez ni trop chaudes ni trop froides.

2. Un sommeil répérateur. Aménagez-vous une chambre calme et sombre, à la température pas trop élevée (18°C maximum), évitez bien entendu les écrans avant de vous coucher. Parfumez votre oreiller de quelques gouttes d'huile essentielles de lavande. Couchez-vous tous les soirs à la même heure : de préférence avant 22h00 et jamais après 22h30. Si par malheur, vous avez invité des amis à dîner, n'hésitez pas à leur dire la vérité et à les mettre à la porte si leur taxi n'est pas à l'heure. De préférence, dormez seul(e).

3. Dites non aux addictions. Refusez les habitudes et tout type d'addiction: alcool, tabac, café, drogues douces ou dures, sexe, séries TV, réseaux sociaux, shopping et achats impulsifs, le rêve du grand amour ou d'un monde meilleur, parler pour ne rien dire, voter, etc. 

4. Les bienfaits du sport. Une activité physique régulière permet de mieux connaître son corps, de le comprendre, de savoir l'écouter. Elle diminue également le stress, renforce le système immunitaire, améliore l’humeur et la confiance en soi. Le sport fait de vous un héros du quotidien. Dans le domaine de la baignade, privilégiez la tenue d'Eve, voire d'Adam. Plus généralement, ressourcez-vous régulièrement au contact de la nature. C'est un excellent moyen de recharger ses batteries et un remède contre le burn out. Prenez le temps de vous relaxer. Pratiquez la méditation, en profitant de moments de solitude ou en faisant une activité qui vous permet de vous évader. Ne jamais rester assis plus d'une heure, même au cinéma et encore moins au théâtre.

5. Adoptez la gratitude. Abandonnez toute passion, les tristes en particulier. Oubliez les tentations de rébellion ou de contestation. Demeurez d'humeur égale tout au long de la journée. Pratiquez la gratitude. Vous découvrirez l’art de cultiver le bonheur simple au quotidien, de prendre le temps de voir et de reconnaître ce qu’il y a de positif dans votre vie, ce qui vous apporte la joie, le sourire, le réconfort, l'amusement et l'émerveillement. Pensez à honorer la vie et les autres. Choisissez de mettre à l'honneur chaque jour une personne qui apporte de la joie dans votre vie et contribue à votre bien-être. Il y en a bien plus que vous ne le pensez. Si votre entourage manque de densité et d'intérêt, improvisez et choisissez quelqu'un au hasard dans la rue ou au bureau. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Pensez à garder le sourire en toutes circonstances.

6. N'ayez plus peur. Nous sommes abreuvés de nouvelles mauvaises et anxiogènes mais également de personnes toxiques et perdues. Eliminez les unes et les autres de votre vie. Ignorez-les. Armez-vous de pensées positives, c'est la guerre. Supprimez de vos lectures tous ces poètes et professeurs de désespoirs, optez pour des auteurs légers et profonds tels que Eric-Emmanuel Schmitt (avec deux t), Marc Lévy ou Grégoire Delacourt et ses envies. Pour les femmes, relisez tout Virginie Grimaldi, plusieurs fois. La même chose avec Melissa Da Costa. N'écrivez pas. Cessez de vous lamenter sur votre sort. Ne pleurez plus. Soyez adulte, merde !

7. L'argent ne fait pas le bonheur. Jamais adage populaire n'aura été aussi actuel. N'enviez plus le train de vie et le sort de ces milliardaires, toujours plus nombreux, surtout dans notre pays, et en permanence, les pauvres, sous le feu des critiques pour de sombres histoires de fortunes cachées ou d'argent public confisqué. Ne pétez pas plus haut que votre cul. Que la modestie devienne votre seul critère en matière de revenus, de dépenses, de logement et d'ambition. Soyez en paix avec vous-même, ne rêvez plus, soyez présent dans le présent. Toute adversité sera ainsi surmontée.

8. La fuite. Ne suivez aucun conseil lu ou entendu ici ou là, et encore moins s'il provient d'un ami. Fuyez toutes ces personnes qui prétendent vous
éclairer ou vous aider


samedi 25 mai 2024

Mort d'Eddy Mitchell

André Kertész



 

– C'est la bande-annonce de ce qui nous attend cet été…

Tu es sûr que c'était un moustique ?

Sûr et certain. Comme on l'est lorsque l'on dort. 

Tu as été piqué ?

Non, je pense qu'il est passé en éclaireur.

Ça ne t'a pas empêché de dormir, je t'ai entendu ronfler...

J'ai eu chaud.

Tu as cru y passer ?

Non, réellement…

Comme lorsqu'on rêve ? 

Justement, j'ai fait un drôle de rêve : Eddy Mitchell était mort.

Quoi ?

Eddy Mitchell.

Je pensais qu'il était déjà mort...

Ne parle pas de malheur.

Tu aimes Eddy Mitchell, toi ?

Je ne sais pas. Un peu. Disons qu'il m'est familier. Tu vois, la mort de Johnny m'a laissé totalement indifférent, mais celle de tonton Eddy me chagrinerait, je pense... Je l'ai beaucoup écouté à une certaine époque.

Tu étais triste ?

A cette époque ?

Dans ton rêve.

Certainement. Bouleversé, dirais-je – si on utilisait dans les rêves le même vocabulaire frelaté que dans notre pauvre réel…

C'était quelle époque ?

Dans le rêve ?

Celle où tu écoutais Eddy Mitchell. 

L'adolescence. J'étais baigné de variétés, de chansons populaires, comme disait l'autre. Avec les radios, qu'on nommait périphériques, que mes parents écoutaient, la télé... 

La Dernière séance.

Oui. Mais ça, c'est venu après. Je ne ratais aucune diffusion. Ce qui plaisait tant à un pauvre type comme moi, qui n'avait aucune culture, c'était la salle de cinéma, le dessin animé de Tex Avery, les anciennes pubs et la double programmation. On regardait ça en famille... Sans parler évidemment de la présentation des films, un mot sur le réalisateur Budd Boetticher ou John Sturges, tout cela avec le ton de tonton Eddy, son humour...

C'est drôle, il ne m'a jamais beaucoup intéressée. La seule chanson dont je me souviens, c'est « La Fille aux yeux couleur menthe à l'eau».

Je crois que le titre était plus court, mais oui, c'est une belle chanson. Dont je n'ai saisi les paroles que bien plus tard. Mais j'aimais ce type avant les années 80. Avec des chansons comme «Le Parking maudit».

Il avait le sens des titres !

Je te sens moqueuse.

Avoue que ce n'est pas commun, une chanson sur un parking.

C'est surtout une chanson sur des contractuelles.

De mieux en mieux...

Des filles pas très jolies qui sont contractuelles le jour. Mais gagnent leur vie la nuit, devenant belles dans le noir.

Sur ce fameux parking ?

Tu as tout compris.

Ce n'est pas possible. Là, c'est toi qui te moques !

Pas du tout. Et ce n'est pas fini. Tu ne connais pas le père Moine... 

Le père Moine ?

Tonton Eddy, alias Claude Moine.

 – C'est son vrai nom ?

Exact. Et tiens-toi bien : le narrateur de cette chanson est un flic.

Quoi ?!

Je sais je n'ai pas choisi, dit-il en se présentant. Il est chargé de l'enquête sur ce parking maudit. Et arrive sur les lieux un peu après minuit. Et il voit et entend...

Quoi donc ?

Des choses pas très jolies... Il découvre que ces prostituées sont contractuelles le jour et décide de fermer les yeux, de fuir... Il ne sera jamais commissaire. Tout cela sur un rythme endiablé, à la Jerry Lee Lewis, certainement une adaptation d'un rock américain... 

Comment as-tu découvert cette chanson?

– Au collège, en classe de 4e ou de 3e, je ne sais plus. Mais ce n'était pas à la radio, ou à la télé. J'avais un copain doté d'une chaîne HIFI et de nombreux vinyles. Nous étions une petite bande, trois ou quatre, à être régulièrement invités chez Jean-François. Nous écoutions religieusement le 33 tour qu'il voulait bien nous passer. Il avait des goûts très éclectiques dans la variété: ça allait de Queen à Village People en passant par Supertramp...

...Très gay friendly, vos réunions...

Ce terme n'était pas en vogue à cette époque, tu t'en doutes. J'étais très naïf. Et quand j'ai appris par un gars de la bande que les Village People étaient un groupe gay, puis la même chose avec Freddy Mercury...

Tu t'es posé des questions... 

Vaguement. Mais je ne me faisais pas draguer par des mecs à cet âge-là. 

Ou alors, ça t'a échappé. 

Toujours est-il que j'ai beaucoup écouté cet album qui, si je m'en souviens bien, s'appelait «Après minuit», en référence à la chanson de JJ Cale, dont Claude Moine signait une belle adaptation. Il y avait aussi une chanson sur le chômage, «Il ne rentre pas ce soir». Un blues sur un barman. Et si je ne dis pas de bêtise, une reprise de Jonasz, «Du blues, du blues, du blues»Jonasz que j'écouterai beaucoup quelques années plus tard avec ma première copine...

Parle-moi de copains, pas de copines. Il est devenu quoi, ce Jean-François?

Aucune idée. J'ai tanné ma mère pour qu'elle m'achète une chaîne HIFI. Et elle s'est saigné à blanc en économisant chaque sou pour nous offrir ça à noël. L'année suivante, je rencontrais Pascal qui m'initiait au cinéma, et à la littérature, puis les filles sont arrivées, et j'ai cessé d'écouter Eddy Mitchell...

Je suis passée à côté de tout ça...

Le vinyle, il me semble, doit encore être chez ma mère. Je vais le récupérer et je te le ferai écouter.

Rien ne presse, je t'assure. L'urgence, c'est de trouver une solution pour ne pas se faire bouffer par les moustiques, comme l'année dernière et passer des nuits sans sommeil...

J'ai compris. Je vais faire une recherche, voir si Eddy Mitchell a fait une chanson sur les moustiquaires. 


vendredi 24 mai 2024

Un revenant

 


« Je suis un vaincu, un raté. Je me fais l’effet d’un revenant, d’un fantôme. Je n’ai plus ma place dans ce monde étouffant et fascisé », écrit Raymond Guérin à son ami Henri Calet en 1945. L'auteur de L'Apprenti, liberé en 1943 après trois années passées dans un stalag, est écœuré par un pays qui s'est habitué à l'Occupation, la collaboration, le marché noir, par les résistants de la dernière heure, l'accueil indifférent fait aux hommes de retrour des camps... Les éditions Finitude ont la bonne idée (encore une) de republier Retour de barbarie, journal alors tenu par Guérin. On y reviendra. Tout comme on parlera de Du côté de chez Malaparte, de nouveau chez le même éditeur, récit des trois semaines passées par RG en 1950 dans la fameuse Casa «Come me», plus tard splendidement filmée par JLG, mais c'est une autre histoire...

 

mardi 21 mai 2024

Enseignement

Junku Nishimura


 

 

Le phénomène totalitaire du XXe siècle peut présenter des variations de mode, des degrés divers de sophistication « culturelle », mais ses éléments constitutifs sont simples et quasiment invariables – Kazimierz Brandys les avait déjà bien résumés il y a un quart de siècle (avec cette acuité caractéristique des intellectuels polonais, cruellement bien payés pour savoir de quoi ils parlent) : « L'histoire contemporaine nous enseigne qu'il suffit d'un malade mental, de deux idéologues et de trois cents assassins pour s'emparer du pouvoir et bâillonner des millions d'hommes. »

 

Simon Leys, Le Studio de l'inutilité, Flammarion


jeudi 16 mai 2024

Dérivatif

 

Ray Rapkerg

 

Qu'exigeons-nous du ventre d'une femme, sinon le plus somptueux dérivatif à notre misère d'être au monde ?

 

André Hardellet, Lourdes, lentes..., Gallimard

dimanche 12 mai 2024

Plus que la pluie

Betty Spann

je voilais tous les mots que tu attendais
avant la dérobade
histoire de me croire
vivant
de faire le malin
fier de ma solitude
de ce que nous nommions liberté
 
les chats font leur toilette
devant les cadavres rouges
la sueur coule le long de mes doigts
et l'enthousiasme de ta présence
notre sang mêlé pour l'éternité
disais-tu

libérés d'une armée de projets

sous nos ordres

hier encore
tu évoquais cette mélodie andalouse
un chant d'honneur et de gloire
et le destin de cette femme irlandaise
ou suédoise

dont tu ignorais désormais le nom
morte sur une plage du nord
le temps nous fuit

tu refermes le livre
et jures de ne jamais plus
lire de romans
ou de ne plus voter
je n'entends rien à ta poésie
de là où je suis et l'état
dans lequel tu voudrais
ne pas me laisser

allons nous recoucher
dis-tu
comme de vieux rockers ridicules
et sans dieu
quelque chose comme ça
c'est bien plus que la pluie
plus qu'un adieu




charles brun, plus qu'un adieu



mercredi 8 mai 2024

Lettre d'un naufragé

Sune Stigsjöö


 

A 26 ans, Stig Dagerman désespère, considère qu'il a perdu sa magie. Il ne croit plus à son talent littéraire, encore moins journalistique. Ecrire le dégoûte et il peine à terminer son roman, le dernier, Ennuis de noce. Dans une lettre adressée en octobre 1949 à son ami, soutien et éditeur Ragnar Svanström, Dagerman évoque le désarroi qui va le conduire au silence, puis à la mort.

(…) Si jeune et déjà si naufragé – c'est une attitude ridicule, si c'est une attitude. Mais je suis si radicalement épuisé et je ne me défais pas du sentiment que quelque chose est perdu. Il me paraît incroyable d'avoir, il n'y a pas si longtemps, été capable de formuler une phrase originale, d'assembler des mots possédant un certain rayonnement. Je suis jaloux de celui que j'étais jadis. Maintenant chaque page me fait l'impression d'une épreuve d'imprimerie, d'une collection de subordonnées sans importance. Et, s'il m'arrive de croire que j'ai quelque chose à dire, cela se fane dès que je le mets sur le papier. Si c'est passager– pourquoi est‑ce que cela dure aussi longtemps? Et si ce ne l'est pas- pourquoi alors continuer à faire semblant de croire qu'il y a de l'espoir? Je n'ai plus ressenti la joie d'écrire depuis Où est mon chandail islandais ? Cette année stupide passée en France a peut‑être eu de bien fâcheuses conséquences (…) Où est ce chemin que je cherche partout ? Des pays étrangers, un nouvel amour, un dieu ? (…)

 

Stig Dagerman, Lettres choisies,
trad. Olivier Gouchet, Actes sud, 2024



samedi 4 mai 2024

Comme un écrasement


Paul Ginoux

 

On peut écrire, et l’on écrit ;
On peut se taire, et l’on se tait.
Mais pour savoir que le silence
Est la grande et unique clef,
Il faut percer les symboles,
Dévorer les images,
Ecouter pour ne pas entendre,
Subir jusqu’à la mort
Comme un écrasement
Le poids vivant de la parole.

 

Armel Guerne, Le poids vivant de la parole