Georges Martin |
Tu es chez toi, tu t'emmerdes, tu n'as pas assez de temps pour entamer quelque chose, trop pour ne pas en profiter pour ne rien faire. Tu erres sur Internet, tu tombes sur une vidéo de découpe d'ananas. Tu regardes. C'est plus long que tu l'imaginais, trois minutes et cinquante-trois secondes. C'est très long trois minutes et cinquante-trois secondes pour découper un ananas, mais la vidéo titrait : « Une façon géniale de découper un ananas », et comme ton cerveau a la consistance d'une flaque, tu regardes jusqu'au bout une femme, probablement malaisienne, ou philippine, tu ne sais pas, découper un ananas. Cette femme a des gestes méticuleux, précis et rapides. A côté d'elle, une bassine est remplie de fruits fraîchement taillés. Puis tu prends un peu de distance sur toi-même, un peu de recul et tu te vois regardant une femme découper un ananas. Que tu perdes du temps ne t'a jamais effrayé, tu fais partie de ceux qui estiment que le temps est justement fait pour être perdu, et que de toute façon, quoi qu'on dise, quoi qu'on veuille, il est perdu d'avance, mais le perdre de cette façon, de cette façon aussi veule, te met mal à l'aise. Tu sais ce que c'est de perdre son temps dans la rêverie, la rêverie est presque un acte politique, militant, c'est un choix, celui du camp de l'improduction, du refus de l'efficacité pour être quelque chose de léger, de doux, d'agréable et en apparence inutile que l'on nomme parfois imagination. Mais regarder une femme découper un ananas sur un écran d'ordinateur n'est ni politique ni militant, c'est juste une hypnose qui ne te positionne pas dans le monde mais fait de toi un être manipulé par ce même monde. Tu en es donc arrivé à passer trois minutes et cinquante-trois secondes à regarder une femme découper un ananas. Tu comprends combien le monde s'immisce en toi et que tes fantasmes de liberté sont encore loin.
David Thomas, Seul entouré de chiens qui mordent,
L'Olivier, 2021
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