— Le Châtelet venait d'être restauré, je crois bien. Nous étions peut-être ensemble, certainement même...
— ...Certainement y avait-il plusieurs dates. Il est peu probable que...
— ...Ne sois pas rétrospectivement négative. Je veux croire que c'était là une de ces occasions que la vie nous a offert durant des années pour que nous nous rencontrions. La première, sans doute. Il y a longtemps, longtemps, longtemps... Un soir de décembre, peu avant les fêtes...
— Ah, tu vois ! Pour moi, c'était justement un soir de fête, de réveillon. Noël ou la Saint-Sylvestre... Je crois bien que c'était mon cadeau de Noël.
— Offert par tes parents ?
— Oui. J'y étais allée avec eux. Si nous nous étions croisés, il y aurait eu peu de chances qu'il se passe quelque chose.
— Tu ne m'aurais pas donné ton 06 ?
— Les portables n'existaient pas.
— J'en étais sûr ! Quel âge avais-tu ?
— Oh, vingt ans peut-être... Et toi ?
— Cinq de plus, déjà.
— Comme aujourd'hui ?... Avec qui étais-tu ? Pour qui battait ton coeur ? — tu m'as mis cet air dans la tête...
— Le pouvoir de la chanson, tout de même. Ces paroles qui reviennent instantanément...
— Celles des poètes, oui. Les autres, aussi, cela dit...
— Et quand on est à court d'idées,
on fait
la la la la la la, la la la la la la... Impossible de mettre ça dans un poème...
— C'est justement ça, le pouvoir de la chanson dont tu parlais...
—Tu as raison. Mais un poème devrait également pouvoir se le permettre.
— Avec qui étais-tu, alors ?
— Avec mon ami Pascal. C'est lui qui m'a fait découvrir Trenet.
— Je croyais qu'il t'avait initié au cinéma.
— Oui, le cinéma, la littérature et Trenet. Par les films de Truffaut, ou d'Eustache certainement. Nous étions assez excités. Nous connaissions toutes ses chansons par cœur. C'était un événement pour moi, la première fois que j'allais à ce genre de récital.
— Ce genre ?
— Oui, le genre Monument de la chanson française. Mais je me souviens que c'était assez froid. Mécanique...
— Exact.
— Il enchaînait les succès, sans que se dégage une émotion autre que celle d'entendre ces airs. Dans la même veine, Grands de la chanson, Barbara, que j'ai vue à 3 reprises, si je ne dis pas de bêtise, c'était autre chose...
— De mon fauteuil — mes parents avaient pris des places dans les premiers rangs — je voyais le sourire du Fou chantant s'effondrer
dès qu'il filait côté cour
entre deux refrains d'amour. L'air de sérieusement s'emmerder.
— Dans mon souvenir, il fêtait 50 ans de carrière, quelque chose dans ce goût-là. C'est pas rien. A près de 80 balais, il devait être épuisé, le Charles.
— Peut-être, mais j'ai pensé que tout n'était que surface. J'étais très déçue. Je me rappelle avoir emporté avec moi des disques que je comptais faire dédicacer. Quand j'ai vu sa vraie gueule, j'ai renoncé.
— Etrange bonhomme, je crois. Il compose tout de même Douce France en 1943. Tourne quelques films à cette même sale époque. Rencontre Hitler...
— Mon père m'a envoyé récemment une biographie de Trenet, un pavé que j'ai juste survolé...
— Tu sais qu'il a été pris pour un juif dans les années 40 ? Un des torchons de l'époque, Je suis partout, je crois, trouvait que Trenet ressemblait comme deux gouttes d'eau à Harpo...
— Harpo Marx ? Effectivement, il y a un air...
—Toujours est-il que le bruit court que Trenet est juif et la Gestapo s'en mêle...
— Je croyais qu'il avait plutôt été inquiété à la Libération.
— Aussi au lieu de plutôt. Il a dû composer des chants pour Vichy et fait un ou deux concerts en Allemagne. Mais il est rapidement blanchi.
— Tu te souviens de ce sketch de Desproges ?
— Il y a des juifs dans la salle ?
— Mais non, t'es con. Celui où il s'interroge. Qu'aurais-je fait en 40 ? La Résistance ou la Collaboration ?
— Fromage ou dessert ? Oui, effectivement...
— Difficile de dire ce qui se passerait aujourd'hui, en cas de guerre ou d'Occupation.
— Oh, nul doute que la plupart des artistes, de nos grands cinéastes, des écrivains industriels, des journalistes, éditorialistes et autres chroniqueurs de plateaux resteraient sans vergogne à leur poste. Comme bien des politiques.
— Va savoir...
— C'est tout vu. Regarde comme ça ne les dérange nullement, nos députés, de cohabiter avec les fachos. En temps de crise, la bourgeoisie s'est toujours alliée au fascisme.
— Je sais. Et vice-versa.
— Exactement. Regarde comme les fachos votent tout ce que proposent les Macronnards. Refus d'augmenter les salaires. De rétablir l'ISF. Ce fonctionnement mafieux. Main dans la main. On se claque la bise en coulisses. Tiens, reprends une part du gâteau. Après toi, je t'en prie. Austérité à tous les étages pour les autres. Salauds de pauvres !, vous vous êtes encore fait baiser. Show must go on, etc.
— Ne t'énerve pas, mon chéri, c'est mauvais pour ce que tu as. Ressers-nous plutôt un verre, je vais mettre un peu de musique.
— Entendu. Quittons nos cols roulés et dansons jusqu'à la fin de l'amour, ou du monde !