jeudi 7 octobre 2021

En même temps

– J'ai arrêté.
– Tout s'explique.
– Si tu veux.
– Et ça va, tu ne t'emmerdes pas trop, maintenant que tu possèdes toutes tes facultés ?
– Elles n'ont jamais été bien solides ou nombreuses. Et puis, ce n'est pas l'ennui qui me préoccupe, c'est la fatigue.
– C'est-à-dire ?
– Ces derniers temps, j'étais toujours fatigué au travail, je m'endormais devant l'ordinateur, je bâillais aux réunions... Je pensais que c'était dû à l'alcool mais après avoir arrêté, la fatigue est toujours là.  Il a fallu, les mains en l'air, me rendre à l'évidence : c'est le travail qui est d'un ennui extrême et provoque cette fatigue... Mais bon, on ne se retrouve pas pour parler boulot, n'est-ce pas ?
– Qu'est-ce que tu prends ?
– De l'âge.
– Ah, oui, dis-donc, c'est pour bientôt. Allez, c'est ma tournée.
– Tu n'auras pas honte de moi si je commande de l'eau minérale, pas même pétillante ?
– Et toi, tu ne m'en veux pas si je prends un demi ?… Alors, le soir, comme tu ne bois plus, que tu as les idées claires, tu prends le temps de mieux t'informer ? De suivre un peu ce qui se passe dans le pays ?
– Tu veux savoir si je vais enfin devenir un bon citoyen ? Et vendre mon âme pour un bulletin ?
– Je crois deviner la réponse... En même temps...
– Des claques, j'en ai mis pour moins que ça !
– Moins que quoi ?
– Cette expression, je n'en peux plus...
– C'est justement ce à quoi je voulais en venir. Tu ne crois pas que là, ça ne rigole plus, qu'il faut en finir avec cette clique ?
– C'est toi qui parles comme ça ?
– J'ai ouvert les yeux. Et je ne suis pas le seul.
– C'est bien ce que je redoute...
– Toujours aussi cynique.
– Ce que tu nommes cynisme n'est que désespérance.
– Si tu veux... Elles sont toujours aussi peu fraîches leurs bières !
– Je me souviens de tes soupirs quand je faisais ce constat... Bref, que deviens-tu ? Toujours en amour, comme disent les Québécois ?
– Plus que jamais, même si j'ai conscience que ça ne durera pas.
– Tout est éphémère ici-bas, exceptée la mort, profite...
– Toujours aussi gai... T'as suivi le procès Benalla, quand même ?
– Oh non, pas ça...
– Pourquoi ? Je m'y suis un peu intéressé sur les réseaux, la plupart des médias n'en parlaient quasiment pas.
– Et alors ?
– 18 mois de sursis recquis.
– Pour usurpation d'identité, tabassage en bande, port d'arme inexistant, dissimulation de preuves, usage illégal de passeports diplomatiques, mensonges à répétition, j'en passe et des bien pires, et ça se conclut de manière aussi caricaturale, par cette parodie de procès ?
– Apparemment.
– Il les tient pas les couilles, ce n'est pas possible autrement.
– Il a certainement quelques dossiers sous la main.
– Dans son coffre, tu veux dire. Enfin, s'il n'y avait que ça…
– Justement, c'est pourquoi je suis déterminé à voter, contribuer à dégager ces escrocs.
– Tu veux du rêve, c'est ton choix, comme dirait l'autre. Cependant, dans un pays où l'ensemble des médias fait la une sur la mort d'un escroc, que toute la classe politique lui rend hommage sans réserve, que l'on fabrique désormais un candidat à chaque nouvelle échéance à coup de buzz et de matraquage médiatique, tu risques de vite déchanter.
– Tu parles de Zemmour ?
– Qui n'en parle pas ? Il serait intéressant de faire l'histoire de la fabrication de ce nouveau paquet de lessive révolutionnaire. Et je n'ai rien contre la lessive, je pourrais aussi bien parler de n'importe quel produit présenté dans une émission de télé-achat ou fabriqué par une start-up. Le cirque médiatico-politique est à vomir. Malgré, ou grâce à, son côté corbeau, Zemmour, c'est le client parfait pour les plateaux télé. Il bénéficie des mêmes appuis financiers que le timbré survitaminé de l'Elysée. C'est l'homme dont on fait semblant d'avoir peur, qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas, qui est quand même cultivé, différent, pas du sérail, on connaît la chanson mais ça marche quand même. La Pen est en perte de vitesse ? On sort un nouvel épouvantail et les médias, au dernier moment, entre deux tours, appelleront à se mobiliser pour sauver la république d'un étron qu'ils ont eux-mêmes, entre deux pubs, entièrement inventé. Pendant ce temps-là, en même temps, comme tu dis, la liste des chômeurs s'allonge comme la file d'attente des étudiants devant la soupe populaire, celles et ceux qu'on applaudissait au balcon il y a un an sont aujourd'hui licenciés dans l'indifférence totale, ceux-là mêmes qui affirment, de gauche comme de droite, lutter contre la corruption et les paradis fiscaux sont, en même temps, à la tête de sociétés offshore, et de millions de dollars planqués sur des îles lointaines, détournés du fisc, dérobés à ces couillons de travailleurs à qui l'on promet de travailler plus pour gagner moins, et en même temps, on équipe les flics d'armes toujours plus sophistiquées pour mater ceux qui auraient l'idée saugrenue de s'insurger, et l'on met en place une société de surveillance et de contrôle social digne d'une grande démocratie comme la Chine… Tiens, ça me donne envie de me remettre à boire… Parle-moi plutot d'amour et de beauté, ça doit encore exister.
– Certainement, mais tu sais bien que c'est pas mon domaine…
– En même temps, il reste encore quelques rades comme ici, avec ses bières pas fraîches, tiens, paie-moi un verre, je vais te lire un poème.

 

2 commentaires:

  1. Toujours juste, cher Inconsolable.
    Encore capable d'en aligner quelques uns, je trinque bien sincèrement à votre santé.

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    1. Ce n'est qu'une conversation entendue hier soir au comptoir, cher Promeneur...

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