Cher Philippe Jaccottet
Je dois vous récrire : ne venez pas en Amérique, sinon comme un dernier expédient, — c'est-à-dire jamais. Après six mois de cette existence, je ne vois que vide agitation, fatigue, cupidité, frousse de « manquer » alors que seul l'essentiel fait défaut, dont il ont perdu même le soupçon : la nature, disons le mot. L'Amérique n'est qu'une ville hideuse d'où l'on voit peut-être des forêts, — mais ce ne sont jamais que des « réserves », survivances pour touristes, — ces hideux touristes qui ont le confort et jamais un livre.
Ils l'expieront, ces hommes bouffis à cigare, ces muets, ces Assis du volant. Ces poupées mécaniques pour lit mortuaire.
Pardonnez-moi ces expressions de haine. En vérité, jamais je n'ai rencontré avant ce pays l'image de la décadence brutale et inquiète à la fois (mais mal inquiète). Et l'enseignement ici est une sinistre farce : les élèves sont ce qui compte le moins, et ils ne comptent que dans la mesure où leurs parents paient ; il ne faut pas les contrister en leur donnant de mauvaises notes.
A supposer que nous puissions nous échapper en juin pour quatre mois, combien j'aimerais voir Grignan ! Abandonner cette solution américaine, vivre autrement, — vivre. Ici je regarde passer les jours perdus.
Bien vôtre,
Henri Thomas
in Pépiement des ombres
Philippe Jaccottet
Henri Thomas
Fata Morgana, 2018
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire