samedi 31 juillet 2021

Les jours perdus

George W. Gardner

 

Waltham, 31 janvier 1959

 

Cher Philippe Jaccottet

Je dois vous récrire: ne venez pas en Amérique, sinon comme un dernier expédient,— c'est-à-dire jamais. Après six mois de cette existence, je ne vois que vide agitation, fatigue, cupidité, frousse de « manquer » alors que seul l'essentiel fait défaut, dont il ont perdu même le soupçon: la nature, disons le mot. L'Amérique n'est qu'une ville hideuse d'où l'on voit peut-être des forêts,mais ce ne sont jamais que des « réserves », survivances pour touristes,ces hideux touristes qui ont le confort et jamais un livre. 
Ils l'expieront, ces hommes bouffis à cigare, ces muets, ces Assis du volant. Ces poupées mécaniques pour lit mortuaire. 
Pardonnez-moi ces expressions de haine. En vérité, jamais je n'ai rencontré avant ce pays l'image de la décadence brutale et inquiète à la fois (mais mal inquiète). Et l'enseignement ici est une sinistre farce: les élèves sont ce qui compte le moins, et ils ne comptent que dans la mesure où leurs parents paient; il ne faut pas les contrister en leur donnant de mauvaises notes. 
A supposer que nous puissions nous échapper en juin pour quatre mois, combien j'aimerais voir Grignan! Abandonner cette solution américaine, vivre autrement,vivre. Ici je regarde passer les jours perdus. 
Bien vôtre, 
Henri Thomas

 

 

in Pépiement des ombres
Philippe Jaccottet
Henri Thomas
Fata Morgana, 2018

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