Enfant, je ne comprenais pas pourquoi celui-ci, dont j'ai oublié le vrai nom, était surnommé El Chato. Son nez ne me paraissait pas particulièrement gros et plat. Un sobriquet que je pensais plus approprié à Miguel, que les Javanais de mon père appelaient El Maño pour ses origines aragonaises. Quel était le surnom de mon père ? El Beni ? Depuis l'un de ses accrochages avec ma mère où il avait mis en avant sa nationalité pour justifier un comportement discutable, ma sœur et ma mère le nommaient El Español. Aujourd'hui encore, lorsqu'elle l'évoque, ma mère le désigne de la sorte. Certains – ne possédaient-ils aucune particularité ? – n'étaient connus que par leur prénom, précédé de l'article défini. El Rafa, parrain de ma sœur et avec qui mon père avait travaillé à Madrid avant d'émigrer, était pourtant un sacré numéro. En privé, après quelques verres, il ne manquait pas de se dire le sosie d'Alan Ladd. Certains avaient droit à leur prénom suivi d'un pseudo. Comme Antonio El Largo. Il n'était pas si grand mais, par son allure élancée, voire un peu maigre, il se distinguait certainement des autres Espagnols.
Je ne sais plus comment, dans la voiture qui nous ramenait du bois de Vincennes, Gabi et moi en sommes arrivés à parler des différentes immigrations espagnoles. Ai-je évoqué le thème du mémoire d'Histoire que prépare ma fille aînée ? Le père de Gabi avait échappé de peu à l'exécution sommaire après avoir purgé quelques semaines de prison pour ses activités politiques. Il venait d'être nommé instituteur dans l'école de son village, mais n'avait pas encore eu le loisir d'exercer lorsque les fascistes lui mirent la main dessus. Il fit partie de ces réfugiés qui passèrent les Pyrénées peu avant la Retirada. En France, il fut dans un premier temps vendeur ambulant, puis, grâce au réseau communiste, il prit sa place à la chaîne chez Renault, comme le père de Jojo – dont Gabi fera la connaissance en fac de médecine. Licencié après une grêve, il quitta l'usine pour l'autre voie naturelle des ouvriers, le bâtiment. A la différence, mon père, bien qu'ayant débuté encore adolescent dans une bodega de son quartier, était déjà maçon en débarquant à Paris à la faveur d'une nouvelle vague d'immigration, celle dite économique. Une quinzaine d'années séparaient nos pères. J'ai pourtant parfois imaginé qu'ils s'étaient croisés sur des chantiers, avaient partagé une bota de vino, assisté ensemble à un match de foot, ou s'étaient engueulés pour une histoire de femme. Une pensée vite balayée car mon père n'était pas particulièrement politisé. Gabi, qui a, comme moi, passé son enfance et adolescence à Montreuil, soutient que les militants espagnols s'intéressaient de près à cette nouvelle génération, la fréquentaient, pensant la convertir à la cause.
Je n'ai pas immédiatement réagi lorsque, parmi les Javanais de son père, Gabi a évoqué un Madrilène de Montreuil, communiste, qu'on nommait Antonio El Grande. Les coïncidences étaient nombreuses, mais ce n'est que le lendemain que j'ai posé la question. Antonio, ne s'appelait-il pas Latorre et n'avait-il pas donné à toutes ses filles des prénoms de fleurs ? Oui, c'était bien lui. J'avais peine à croire au hasard m'accrochant à cette différence de surnom. El Grande, plus simple, était-il l'œuvre des militants ? El Largo, plus malicieux, correspondait-il davantage au langage familier ? La mémoire nous joue-t-elle des tours à propos de Latorre ? Peu importe, je n'en reviens pas. Les parents de Gabi étaient voisins de la loge que tenait Marcelle, la femme d'Antonio, dans le 17e, dans cette même rue où ma chérie a vécu durant quinze ans, des années plus tard. Enfant, Gabi poussait le landeau de Violeta, l'aînée des filles d'Antonio dans les rues des Batignolles, et l'a une fois, se souvient-il, fait tomber par terre. Il a une photo d'elle, assise sur les genoux de son père. J'ai une photo d'Antonio au mariage de mes parents. Avec mon père, et un autre compère dont j'ignore l'identité, il semble rire d'une plaisanterie dont vient d'être victime ma mère – farce qui peut-être se résumait simplement au bail tout juste signé. Une autre photo, déjà mise sur ce blogue, présente une partie de la bande de mon père au bistrot. Antonio, caché par un de ces métèques, lui affuble, tel un collégien, des oreilles d'âne avec ses doigts. S'il était toujours fourré avec mon père, El Largo venait peu à la maison, ma mère n'appréciant pas beaucoup son prosélytisme politique. Je ne connaissais pas vraiment sa famille. De plus, les dimanche, mon père les consacrait au tiercé, au bistrot et au sport à la télé, tandis qu'Antonio, comme me le rappelait Gabi, arpentait les quartiers pour vendre la bonne parole et L'Humanité dimanche.
J'ai connu Gentiane, la plus jeune des trois filles d'Antonio, en première ou en terminale. Lorsque je me suis blessé la cheville en jouant au foot dans la cour du lycée, je rentrais péniblement à la maison à l'aide de mes béquilles, et Gentiane prit l'habitude de me raccompagner en portant mon sac de cours. Evoquions-nous nos pères ? Leurs amis ? Kant et les cours de philo ? Notre avenir ? Peu de temps après, Antonio a baissé les armes devant la maladie. Je ne sais plus si j'étais à l'enterrement, mais je me souviens m'être rendu chez eux pour présenter mes condoléances à Gentiane. Je crois que je ne l'ai jamais revue. Gabi m'affirme qu'elle, et l'une de ses sœurs vivent toujours dans cette ville que je m'apprête à quitter cette semaine. Il la rencontre parfois au cinéma, dont semblent férus elle et son compagnon. J'imagine que nous nous y sommes croisés. Sans jamais nous reconnaître.
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