mardi 28 mai 2019

De loin

Christophe Lecoq



Lettres modernes


La jeune fille en fleurs est un produit inoxydable.
Le vieil onaniste est un produit inaltérable.

La bonne à grand-papa
devenue étudiante en lettres modernes
règle la webcam et se laisse trousser de loin
un livre de Modiano entre les mains.

dimanche 26 mai 2019

Elections, piège à…

Qui chantait jadis : « La France est un pays de flics/à tous les coins de rue y'en a cent » ? Ah oui, ce troubadour gauchiste qui aujourd'hui embrasse les forces de l'ordre à la sortie de la Closerie des Lilas…
Nos concitoyens se rendent ce dimanche aux urnes, passage en revue de l'état de notre beau pays sur un air connu.




Alors, votez bien en vous rappelant ce qu'on a évité…

vendredi 24 mai 2019

Rien de plus

Jane Hale

et le poème est la sculpture
abjecte
et du stylo
et de la feuille
et de la table
Rien de plus
***
une idée m'échappe
alors qu'elle me creuse

***
j'ai haché les mots
j'en ai fait des petits bouts
je les ai disposés sur la table
et je me suis énervé

j'en ai bouffé un peu
j'en ai laissé de côté


Antonin Veyrac, Moésie, éd. Les Longères, 2018

mercredi 22 mai 2019

Erratum

Robert Doisneau

J'ignore pourquoi, peut-être ce double R, et un prénom pour patronyme. Toujours est-il que j'ai longtemps fait des deux Marthe — Robert et Richard — une seule et même femme et ainsi toujours pensé que la spécialiste et traductrice de Kafka, à force, avait un beau jour pété une durite, et s'était lancée dans un tout autre combat, en militant pour la fermeture des maisons closes. Non seulement, il n'en est rien, bien entendu, mais Richard n'est même pas le nom de cette pseudo-espionne. Quant à la vertu qu'elle prônait... Mais c'est une autre histoire.


lundi 20 mai 2019

Et puis

Lucien Clergue

Hâbleur, sententieux, dépressif,
coureur, paresseux, régressif
j'ai été 
sceptique, épidermique, alcoolique
laborieux, scabreux, malheureux
et
cafardeux, crasseux, irrévencieux
amoureux
lent, nonchalant, perdant désespérant
queutard, vantard, un crevard
indécrottable banlieusard
toujours en retard
et puis
irrespecteux, hâtif, violent

faussement vertueux
jongleur, voleur, menteur
rieur

amoureux

seule nuée d'ambition

perclus dans de beaux draps
je n'ai jamais retenu la leçon
à corps perdu dans tous ces bras
somme toute, si je la suis
une pauvre vie bien remplie
que je quitterai
par une dernière pitrerie
Charles Brun, Toute honte bue


lundi 13 mai 2019

Itinéraire conseillé


Je monte Je valide Speedy Pizza Time Marteau et brise-vitres disponibles derrière le conducteur American Car Wash Ticket sans correspondance 2 euros  Picard Hello America Sushi Brochette O'Circus Label Peaux Quick MacDonald Drive La RATP recrute des mécaniciens et des mécaniciennes Job dating de 12h à 20h venez rencontrer nos équipes dans un atelier de maintenance Electro Dépôt Multimédia Pizza Kebab Istambul Rosny Wok Grill grillade à volonté Accès strictement interdit Picard Hello America France Cars louez la liberté New Shakeen coiffure Foire du Trône Speed Rabbit Pizza Picard édition limitée Filets de poulet croustillants Nouveau cimetière Journée Nature et bien-être  Sortie de camions Boulangerie du pont Bouygues Immobilier 86 logements Energy Auto-moto école Famille Syrie Fitbit le cadeau qui fait du bien Verrechia Cœur de ville du studio au 5 pièces vivez l'excellence à 9 minutes de Paris le raffinement pour signature prestations de grande qualité QG Quebab Gourmand 1664 vous avez son nom sur le bout de la langue Cecilia Santé et bien-être Lavage Center Picard Hello America Village de vente Chantier sous surveillance Monoprix Pour votre anniversaire ça va être du gâteau Attention travaux Artisan boulanger Zone 30 Déchetterie réservée aux particuliers Zone fleurie 1664 Pas Mal expression française synonyme de qualité Follow your own way Home parquet 1664 On a un avis sur tout surtout sur le goût  Locaux disponibles Emmaüs boutique Picard Hello America DécoPlus Foire du Trône Picard Hello America Long Barbecue Quick le plaisir en version longue Machines ideas solutions  Foire de Paris Castorama 50 ans l'anniversaire encore plus fort Itinéraire conseillé


vendredi 10 mai 2019

Too Much Too Young


En remettant un peu de désordre dans le bazar de ma bibliothèque, je retombe sur les deux bouquins de l'excellent Thierry Pelletier, feuillette l'un d'eux et retombe un temps sous le charme nostalgique de cette époque traversée en fantôme avant d'être totalement emporté par la langue du chanteur des Moonshiners, aperçu l'autre soir au bar en bas de chez moi. Je suis trop mal en point pour recopier un passage, aussi vais-je me contenter de coller-transformer ici un pdf qui traîne sur le site des éditions Libertalia, également Montreuilloises et qui ont ouvert une petite librairie il y a quelques mois à deux pas de ce qui fut l'école de ma fille et de la cave à vins nature... C'est un peu long mais faut ce qu'il faut et on mettra un peu de zik... 


Quand j’ai connu Ludo en 1983, c’était un keupon, tout greum, que du muscle et de l’os. Âgé de 3 ans quand ses parents avaient débarqué de leur Finistère, il avait poussé en même temps que la ville nouvelle, connaissait tous les reurtis depuis la maternelle et dealait du shit comme eux.
Un soir il est revenu du bahut à Paris avec un gros cocard, des scooterboys avaient pas trop aimé le « Fuck the Mods » écrit au feutre au dos de son blouson kaki et l’avaient obligé à rayer lui-même l’outrage après lui avoir flanqué une peignée.
La semaine suivante, il était looké total neuski, le drapeau français cousu sur la poche du bomber et le discours à l’avenant. Avec Titi et Manu on l’a charrié au début, on s’est bien engueulé par moments, mais c’était notre pote même s’il était très con, on était déjà pas nombreux, alors on a rien changé, on a continué à zoner ensemble au centre commercial des Sept-Mares et à se défoncer dans des locaux à poubelles.
Il passait un CAP quelconque dans un LEP à Paris, métro Pasteur. Il s’était fait plein de copains là-bas, alors j’avais été y faire un tour. Tous skins, évidemment, gentiment feufas, sympas mais pas finauds. Certains prenaient du Néo-Codion, suçaient le bleu qui gratte et jetaient la partie qui défonce. On allait bouffer gratos au restau U, on buvait des tonnes de mousses, on faisait chier le monde… Un après-midi, on a croisé le tournage de la caméra invisible, on a fait peur à Jacques Legras et Jacques Rouland en leur demandant des autographes, c’était bien marrant, mais j’ai quand même eu un peu les boules, c’était mes idoles de quand j’étais petit. J’ai rapidement cessé de traîner avec les zorglhommes du XIVe, mais avec Ludo, on continuait à zoner ensemble dans notre fichue ville nouvelle, à fumer des spliffs dans le square en bas de chez lui, à rêver à des keuponnes lubriques, introuvables sous nos latitudes, à échafauder des plans de deal foireux et surtout, comme tous les racaillous de la galaxie, à nous entrevanner des nuits entières. À défaut de pognon ou de biscottos, on s’aiguisait la débagoulante, on se musclait la répartie.
Ludo était devenu neuski pour plus prendre de beignes, pour faire peur et parce qu’il trouvait, lui qu’avait encore jamais bossé, que les Arabes faisaient rien qu’à toucher le chômage et les allocs sans rien foutre. N’empêche que sans Nasser et ses plans, il aurait eu bien du mal à dealouiller de quoi se payer ses clopes et ses Kros. Il aimait pas les hippies non plus, ni les junkies.
Au bout de deux ans de banlieue, en 1985, je suis parti de chez mes parents pour vivre la grande aventure avec ma douce, d’hôtels rebeus en gourbis yougoslaves à Belleville. Ludo a continué à tourner en rond et a commencé à carburer à l’héro. Pour arrêter les frais et se refaire une santé, il s’est engagé dans les paras. Quand il en est revenu tout secoué, il s’est remis dedans de plus belle et s’est fait plomber en deux coups les gros. Il est resté au 6e étage de la tour, chez ses parents, à prendre ses médocs en écoutant les 4-Skins dans sa chambre qui donne sur le square où on allait bédaver.
Silence radio pendant vingt-sept ans, et puis il m’est retombé dessus le Ludo, un soir de février 2012. Il m’avait retrouvé par Internet, suivait quelque peu mes pérégrinations scribouillardes depuis la sortie de La Petite Maison et c’est comme ça qu’il a déboulé au milieu d’une conférence chantée sur les apaches qu’on donnait avec le beau Valmy et William, le grand Goliard, dans un troquet du XIe arrondissement.
Je n’ai pas retapissé tout de suite ce type aux bajoues de hamster qui flottait dans un perfecto et un vieux treillis qui m’étaient pourtant bien familiers, il m’a fallu également un petit moment avant d’entraver son étrange façon de jaspiner et donc de comprendre que s’il était parvenu pendant toutes ces années à vivre et à bosser avec le virus, le crabe lui était finalement tombé sur la gorge et la langue depuis un peu plus d’un an. On lui avait coupé une partie de la menteuse, peine perdue, les métastases continuaient leur sale boulot, c’était cuit. Les toubibs avaient renoncé à essayer quoi que ce soit et lui donnaient quatre à six mois. Ludo, toujours aussi sec, me balançait tout ça sans ciller. Il a enchaîné sur la grande misère des hostos, comment on refusait de le garder même au plus mal, lui qui avait toujours refusé une allocation d’adulte handicapé à laquelle il pouvait prétendre, lui qui n’avait jamais voulu cesser de taffer. Il lui fallait prendre sa caisse pour subir ses chimios, les opérations et tout le reste, il en gardait une sacrée dent contre Sarko. Il m’a également donné des nouvelles de toute la raïa de notre joli coin de banlieue, une hécatombe, évidemment…
Il ne connaissait plus personne au centre commercial, les bourrins tous canés, plus de plan, finie la belle époque des petites cuillères trouées et des chiottes fermées à clef dans les deux pauvres rades des Sept-Mares. Plus en état d’aller pécho en terre inconnue et sachant que je bossais avec des toxicos, il m’a demandé si je pouvais lui faire quelques courses, au point où il en était, une dernière fiesta à la rabla, il estimait que ça pouvait pas lui faire de mal. J’aurais bien voulu l’aider, j’aurais pu, mais je le voyais venir. S’il en profitait pour faire le grand saut, j’aurais été incapable d’assumer. Je lui ai dit, il n’a pas insisté. On s’est promis de se revoir, on a échangé par la suite quelques SMS, et moi, beau marle, pris par le taf, j’ai pas trop voulu voir le temps passer.

Un soir de juin, Ludo m’a appelé, il était en route pour Montreuil puisque j’avais pas été foutu de pousser jusqu’à La Verrière depuis nos retrouvailles. Il m’a embarqué dans sa caisse devant le siège de la Cégett, l’autoradio passait Too much too young des Specials. Cachectique, les cheveux blanchis, la peau jaune et parcheminée, mais toujours aussi droit dans ses Docs basses, il pestait contre les embouteillages du périph qui lui avaient fait perdre deux heures. Il a pris des nouvelles de mes gosses, m’a assuré que j’avais de la chance, que les moutards c’était bien la plus belle chose au monde. Je savais pas trop comment répondre, je me voyais mal enchaîner par un « tu m’étonnes ! et toi comment ça va ? », alors je lui ai demandé combien de temps il lui restait. « Un mois, un mois et demi », qu’il m’a répondu tranquillement, « je pense pas que je verrai le mois d’août ». Je l’ai emmené au Mange-Disque, un bar à gueules un peu lookées, que ça lui rappelle nos vertes années. L’assistance a un peu flippé à son apparition, c’était palpable, mais personne n’a rien dit. On a fait un baby, pour une fois je lui ai mis une tôle, il a fumé deux lattes de Goldo, essayé de boire une bière à la paille et on a mis les bouts. Ça m’emmerdait de le laisser rentrer seul, je lui ai proposé de pager chez moi. Il a décliné l’invitation, ses nuits n’étaient pas faciles, il ne voulait pas me faire subir ça. Il est reparti dans sa petite auto en écoutant The Selecter.
Deux semaines plus tard, un message de sa compagne m’annonçait que Ludo avait été admis en soins palliatifs à La Verrière. J’ai pris mon jeudi, mis un Fred Perry, je suis passé chez le coiffeur et j’ai débarqué là-bas. La ville nouvelle n’avait pas trop changé, un peu moins crade peut-être, avec des arbres, des haies qui avaient eu le temps de pousser entre les immeubles et d’innombrables ronds-points à la con, comme partout. L’unité de soins palliatifs se trouvait à une centaine de mètres du tunnel de la gare, où on avait graffité un énorme « PROUT CHATTE BITE POIL » deux décennies et demie plus tôt, le soir où on avait trouvé un pot de peinture marron dans la rue.
Ludo était au paddock, ce qui restait de sa langue avait monstrueusement regonflé, elle lui sortait de la bouche, il avait bien du mal à tchatcher et moi à le suivre. Histoire d’ambiancer un brin, j’ai passé en revue notre album à conneries, la fois où en chahutant bourrés, Titi lui avait fait traverser la vitrine d’un magasin de lingerie, comment qu’on s’était lâchement carapatés, hilares, en l’abandonnant le cul par terre au milieu des éclats de verre, des mannequins renversés, des slips et des soutifs, ou comment il avait escaladé, une nuit sous trip, la façade de l’immeuble de l’ami Bacuet pour lui chiner par la fenêtre deux bouteilles de Pineau à ses vieux, ou encore nos soirées chez Manu à bédaver comme des déments… Pas grand-chose, nos 18 ans stupides, mais il n’avait rien oublié de ces deux années de n’importe quoi, finalement plus intenses que ce qui avait suivi.
À mater les tofs sur sa table de chevet, je me gourais bien qu’hormis sa douce, ses parents et son chien, il n’y avait pas eu grand monde depuis et que, rythmée par le taf, les soins médicaux, quelques voyages en Bretagne, sa vie n’avait peut-être pas été des plus trépidantes…
Il a voulu faire un tour dans le parc, ça a pris trois quarts d’heure aux infirmières pour l’installer délicatement dans un fauteuil roulant. Dehors, il faisait atrocement beau, une gentille petite brise titillait les massifs de roses disséminés sur une pelouse impeccablement tondue. J’avais égrené tous nos pauvres souvenirs, je calais un peu, alors j’ai demandé à Ludo s’il avait mal. Il m’a répondu qu’à donf de morph comme il était, il ne sentait absolument rien, à part le souffle du vent sur sa tronche et ses guibolles. On n’a plus rien dit, on restait là comme des cons, lui dans son fauteuil, moi sur mon banc.
Sa copine est arrivée à point nommé, j’en ai profité pour lever le camp. Quand j’ai claqué la bise à Ludo, j’ai piteusement ajouté « à la semaine prochaine ». Il a rien dit mais m’a balancé un coup de châsse furibard, du genre « te fous pas de ma gueule ». Trois jours plus tard, c’était plié, toilette mortuaire minimale, pas de levée de corps, cric crac fissa dans la boîte. En France, c’est encore aujourd’hui le tarif pour les malades HIV, on sait jamais…
C’est à l’église que ça m’est revenu, en écoutant vaguement le prêtre demander au Seigneur d’accueillir un ancien parachutiste, passionné d’électronique, amoureux de la nature et des petits oiseaux. À mon arrivée dans sa chambre, Ludo matait un épisode de Julie Lescaut à la téloche. La dame interrogeait un suspect basané. « Enculés, avait maugréé Ludo, c’est des racistes, ils le soupçonnent parce que c’est un Arabe. »
Ludo était peut-être injuste pour madame Lescaut qui ne cherchait certainement qu’à faire triompher le bien, la justice et la loi républicaine, mais en tout cas, sa réaction détonnait bigrement avec les rances diatribes dont il nous accablait parfois du temps de sa jeunesse qui n’emmerdait pas le Front national. Difficile d’évaluer la part de la morphine et celle des vicissitudes de cette chienne de vie dans cette détestation du racisme. Ce qui en revanche était clair, c’est que le crabe l’avait peut-être emporté, mais pas la connerie ordinaire.

Thierry Pelletier, Les Rois du rock, éd. Libertalia



mercredi 8 mai 2019

L'unique

anonyme



Je sais que l’unique chant,
de tous les chants anciens le seul digne,
l’unique poésie,
est celle qui se tait et aime toujours ce monde,
cette solitude qui rend fou et vous dépouille.



Antonio Gamoneda, Poésie espagnole,
Anthologie 1945–1990,

trad. Claude de Frayssinet,
Actes Sud-Unesco

samedi 4 mai 2019

Toutes ces conneries

Gilles D'Elia


Oui, je continue à écrire. Cette sorte de journal. J'ai bien avancé. Mais c'est trop trash, personne ne lira ça. Comme je te disais, je prends un sujet, un thème, je passe à autre chose, puis, je reviens sur le texte d'avant, ou de la semaine dernière, et je développe, je déroule la pelote. Et ça me fait du bien. C'est un type de mon âge, qui se sépare, qui écrit, qui donne son sentiment sur le monde dans lequel il vit, sur la politique, bien que ce soit assez écoeurant en ce moment... Ce matin, j'ai fait le portrait d'une femme, un peu dingue, dans le genre elle ne serait pas ceci, ni cela, elle ne s'intéresserait pas à ceci ou à cela, elle ne tomberait pas là-dedans, etc. Une femme qui n'existe pas. Je ne sais pas si je garderai, mais ça m'a amusé de le faire, ne me demande pas pourquoi. Je l'ai écrit d'un trait, entre deux conneries dont il faut que je m'occupe. J'essaie de me débarrasser de pas mal de choses, des trucs inutiles qu'on stocke au fil du temps, je passe par le bon coin ou par des associations. Franchement, le bon coin, je ne comprends pas, ça me fatigue, je reçois des appels de gens qui essaient de négocier avant même d'avoir vu ce que je vends, que je mets pourtant au plus bas prix, je rends service, je ne cherche pas à faire du fric, je dois vider une maison, c'est tout. Je vais me retouver dans une chambre de bonne, je ne garderai rien. Les gens m'emmerdent, me disent qu'ils rappellent le soir, mais le soir, plus de nouvelles, me disent qu'ils passent mais ne viennent pas. Ils n'ont rien d'autre à faire de leur vie que de la passer sur le bon coin ? J'imagine que ça les fait triper, tous ces produits accessibles parce que pas chers, ils peuvent rêver à bon compte. Comme avec le porno. Tu passes d'une blonde à une brune, d'une jeune à une MILF, d'une fille à gros seins à une sodomie, d'une spécialité à une autre, l'infini des possibles, tu n'en sors jamais. Le bon coin, c'est pareil. Les gens vivent par procuration, sans avoir à sortir de chez eux. L'autre jour, un type est passé pour un vélo, il était réceptionniste dans un hôtel de seconde zone à Bondy, je voyais qu'il ne roulait pas sur l'or, mais il l'a acheté au prix affiché, sans chercher à négocier, et je lui ai filé pour ses gosses un carton plein de bouquins qui appartenaient à mes filles, de très bons livres, des cadeaux d'anniversaires, de belles éditions de classiques pour la jeunesse, à peine ouvertes, j'ai senti le mec reconnaissant, je ne sais pas s'il les filera à ses gosses, ou s'il les revendra sur le bon coin, qu'il fasse ce qu'il veut, si ça rend service, je n'ai pas perdu mon temps, mais le plus souvent, je m'emmerde avec des cons. L'autre jour, un autre m'appelle, il est intéressé par une paire de sneakers, neuves, jamais portées, un cadeau qu'on nous avait filé au journal, cosignées par Vuitton et Nike, une connerie qui doit valoir plus de 200 boules, je les avais mises à 20 euros, et le type me dit qu'il habite à Aulnay, je réponds C'est bien, c'est pas loin, mais plus de nouvelles après, il pensait quoi, que j'allais les lui envoyer par colis, les lui apporter chez lui, lui filer les baskets parce qu'il habite dans une cité à Aulnay ? Les gens rêvent comme ça, fantasment devant leur écran, mais au moment de passer à l'acte, ils n'en voient plus la nécessité, n'en ont pas les moyens... Pareil pour les livres, j'en ai plus de 600, je ne vais rien garder, je m'en fous, j'en ai laissé quelques uns à ma femme, si je veux les retrouver un jour, je sais où ils sont, mais ça n'a aucune valeur, on me les reprend chez Gibert 20 centimes pièce, les DVD pareil, j'ai pourtant de belles éditions de films comme Le Roi et l'Oiseau, des coffrets collector, mes filles les ont vus et revus, elles n'en ont plus rien à faire, 20 centimes, ça n'a aucune valeur… Je ne sais pas si j'arriverais à tout placer. Ou alors, je vais être obligé de louer un box, un garde-meuble, je ne sais pas. Ma femme, elle est en dehors de ça, elle ne comprend pas, elle est partie et n'a pas eu à se farcir toutes ces emmerdes. Elle aime son appartament, sa nouvelle vie, elle est heureuse. Mais les filles m'ont dit l'autre jour Maman, elle est toujours amoureuse de toi. Je sais, ce n'est pas pour me vanter, mais elle va avoir du mal à trouver un mec comme moi, j'avais tout de même placé la barre assez haut. Je lui ai dit Il faut que tu trouves quelqu'un, tu ne vas pas rester seule, tu es encore jeune, on a cinq ans de différence, et elle se fait draguer régulièrement, par des lourdaux malheureusement, je t'ai dit qu'elle a monté un prix littéraire à la fac ?, elle est allée la semaine dernière voir un ancien conseiller de Mitterrand à qui elle demandait une aide financière pour son prix, je ne sais plus son nom, un type genre DSK, un vieux queutard, qui l'a reçue dans son bureau, tout seul, elle a réchappé de justesse, et sa subvention, elle ne la verra jamais. Le proprio de son appartement, pareil, un connard, tout l'immeuble lui appartient, il l'avait emmerdée lors de son emménagement, l'obligeant à tout passer avec un monte-charge par la fenêtre parce qu'il ne voulait pas qu'on abîme son allée, tu te rends compte, le type de connard ?, qui croit-il impressionner avec son capital, sa prétendue réussite ? Par sms, il l'a lourdement draguée, tu penses une belle femme seule avec deux gosses, ils devaient régler un truc à propos du chauffe-eau ou je ne sais quoi, elle lui demande pour conclure le message Tout est bon, je ne vous dois plus rien ? Et le mec répond Si, de l'espoir... Mais il se prend pour qui, ce con ? Je sais que ma femme, même si elle aime les belles choses, ne se laisse pas impressionner par l'esbrouffe, les détenteurs de patrimoine, on n'est pas resté 20 ans ensemble par hasard, j'imagine qu'avec d'autres ça marche, surtout aujourd'hui où le culte du fric a créé toute une catégorie de personnes pour qui réussir sa vie, c'est être plein aux as, quitte à écraser les autres, mais pour moi, ce n'est pas très balaise, ce genre de vie... Je sais que lorsque je serai seul dans ma chambre de bonne, je vais déguster, ma vie actuelle depuis la séparation, ce n'est pas terrible, c'est même assez dangereux, je ne vois personne, ne parle à personne. Le matin, je me lève, en une demi-heure, j'ai pris mon café, je suis douché et je me colle à l'ordinateur, le midi, je vais prendre un sandwich à la boulangerie, la première fois que je parle à quelqu'un, la boulangère, le soir, je fais mes nouilles, j'en ai un placard rempli, je bouffe en jetant un oeil sur Twitter, et en écoutant ces cons de France info, et après le dîner, je me remets à écrire... Quand je serai seul à Paris, j'écrirai mais il faudra que je sorte un peu, que je me force à plus de sociabilité, je m'engagerai dans une association venant en aide aux migrants, ou aux restos du cœur, et puis faudra que je me trouve un lieu dans lequel revenir régulièrement, un café, parce que je sais que je vais rencontrer une femme, que c'est comme ça que ça marche, sinon tu n'as aucune chance dans une ville comme Paris, pas question pour moi de passer par les applications ou les sites de rencontre, ça ne m'intéresse pas, j'avais commencé à faire mon profil et celui de la personne recherchée, autant te dire que c'est impossible à trouver : belle, intelligente, sensible, aimant la lecture, l'art contemporain, l'échange intellectuel, c'est tout ce qui m'intéresse maintenant, je viens de passer 20 ans avec une femme, je ne me vois pas faire l'amour avec une autre, le contact avec un autre corps, je pense que ça me dégoûterait, ça reviendra peut-être, je n'en sais rien, bref, j'avais fini le profil, ça prend un temps fou, et là, je me suis aperçu qu'il fallait raquer, hors de question que je paie pour trouver une femme, je n'ai jamais payé une prostituée non plus, j'estime que je n'ai pas besoin de payer pour baiser, ou pour avoir le droit de rencontrer quelqu'un, je suis encore pas mal, je sais que ma méthode est la bonne, je trouve un café cool, je prends une bière, et j'y passe quelques heures à bouquiner tous les jours. C'est comme ça que j'ai rencontré ma femme. On avait accroché dans un bar, j'y suis revenu tous les jours, à la même place, jusqu'à ce qu'elle revienne. Des rencontres, des histoires sans lendemain, j'ai donné, des soirs de beuverie, de fête permanente à 20 ans, je me retrouvais le matin à prendre le café avec une fille dont je me souvenais à peine, en me disant Mais qu'est-ce que je fous là ?, je m'étais éclaté, mais le lendemain, je regrettais, je n'avais rien à lui dire, à la fille… Pour moi, il faut qu'il y ait autre chose avec une femme, le cul pour le cul, j'ai arrêté à 25 ans, j'ai même passé quelques mois avec une fille que j'aimais beaucoup, c'était purement intellectuel, je l'avais prévenue, on peut dormir ensemble, un soir où elle avait insisté, mais on ne couche pas, on peut parler, j'aime parler avec toi, mais je ne veux pas autre chose, c'était une prof de fac, une intello, on parlait littérature, philosophie, art contemporain, il ne s'est jamais rien passé, ça a duré six mois, un an, je ne sais plus, jusqu'au jour où j'ai rencontré une autre fille pour qui j'avais du désir… Aujourd'hui, je ne sais pas si ça marcherait, proposer ça à une femme… Mais je sais que je vais rencontrer quelqu'un avec qui ça va matcher, mais je ne suis pas pressé, je ne vais pas chercher ça à tout prix, mais il faudra bien que je me mette avec quelqu'un, et puis un jour, je partirai ailleurs, mon rêve, c'est de trouver une baraque perdue, dans la campagne, personne autour, écrire, bouquiner toute la journée, je me fous de la wifi, les tablettes, Netflix, les séries et toutes ces conneries, je m'en passerai sans problèmes, et déjà, en me débarrassant de toutes ces affaires, je me sens plus léger… De toute façon, là où je vais, je n'aurai pas la place. Ce sera spartiate, un lit, une plaque de cuisson, deux étagères pour la vaisselle, d'autres pour mes fringues, un frigo, une douche. L'ennui, c'est les toilettes sur le palier, à partager avec les autres, leurs odeurs, des étudiants, des travailleurs précaires qui se lèvent tous à la même heure le matin… Une question d'habitude, sans doute, j'achèterai peut-être un pot de chambre, à l'ancienne, sur le bon coin… Faut vraiment que je te fasse lire, que tu me dises ce que tu en penses…

vendredi 3 mai 2019

Un homme d'exception


Je ne suis pas un lecteur très attentif, j’avale le texte sans ruminer et toutes sortes d’informations me passent entre les dents, mais je ne me souviens pas d’avoir vu que Thomas Bernhard ait parlé de la nation autrichienne. Si, une fois quand même, je crois, il dit qu’il aime la nation autrichienne puisqu’il en fait partie lui aussi. Une raison singulière pour aimer, n’est-ce pas ? Par contre les Autrichiens, en tant qu’individus, et l’Autriche, comme pays et État, en prennent pour leur grade à chaque page. Je ne pense pas qu’il en ait voulu spécialement aux Autrichiens, seulement c’est eux qu’il rencontrait le plus souvent – il aurait buté à chaque pas sur des Slovaques, ceux-ci l’auraient mis en colère encore plus. Car Thomas Bernhard est constamment en pétard. Il considère le monde comme une offense envers sa personne. Il se sent offensé par le fait que les gens qu’il doit fréquenter ne sont pas exceptionnels comme lui. Attention : l’idée qu’il était exceptionnel ne reposait pas seulement sur sa propre conviction – nous nous trouvons, pour usage personnel, tous exceptionnels comme lui, seulement nous sommes embarrassés pour le faire savoir. Non, nous avons assez de preuves objectives de l’exception de Bernhard. Il s’agit seulement de voir quel usage il fait de cette conviction, de son inébranlable foi.
Être un enfant illégitime, en Autriche dans la première moitié du vingtième siècle, ou se retrouver à dix-huit ans à l’hôpital avec une maladie grave, presque incurable, ce n’était certainement pas courant. Mais les situations exceptionnelles ne signifient pas pour autant que ceux qui y participent sont exceptionnels aussi. Quand j’avais dix ans je me suis piqué avec un clou rouillé et la petite blessure a mûri secrètement, sans crier gare, jusqu’à se transformer en septicémie. C’était pendant les vacances et je me suis retrouvé, par un concours de circonstances, à l’hôpital où j’étais né. Il n’y en avait pas d’autre à cet endroit. Peut-être les médecins s’en sont-ils souvenus car ils m’ont fait la faveur de m’endormir avant de m’opérer – j’ai compté jusqu’à cinq et je n’y étais plus. À mon réveil j’avais la main bandée et on m’a reconduit, encore à moitié assommé, vers un lit dans une grande chambre d’hôpital où s’en trouvaient une vingtaine d’autres, je crois. C’est là que j’ai passé les dix jours suivants car le traitement consistait à m’administrer, toutes les trois heures, une piqûre de pénicilline, un remède miracle relativement nouveau à cette époque.
Je ne veux pas comparer mon expérience d’hôpital avec celle de Bernhard – en fait si, mais pas dans la durée, ni dans la gravité ; ce qui m’intéresse c’est la différence dans notre rapport à cette expérience. Quand Thomas, des années plus tard, se souvient de son séjour à l’hôpital il formule un tas de critiques sur les médecins, les infirmières, les traitements utilisés et aussi sur le comportement envers les patients. Moi je n’ai pas eu l’idée d’une chose semblable. Je ne sais pas si ma septicémie, si elle avait été négligée, aurait pu être mortelle mais je pense que pour un enfant la mort n’est qu’un mot, le nom pour une aventure spéciale. Il s’imagine que la non-existence est un acte difficile, compliqué que ne peuvent accomplir que les adultes. Non, je n’avais pas peur de la mort et je dirais qu’à l’époque, même Bernhard ne comptait pas avec elle alors même que toute sa famille craignait le pire et que sur les lits voisins des gens mouraient. Il n’a compris la gravité de son état qu’après coup sinon il n’aurait pu remarquer tous les détails qu’il mentionne, des années plus tard, dans ses textes avec une indignation encore fraîche. Tout simplement, il n’envisageait pas la possibilité d’une fin, il l’avait exclue de ses considérations et c’est peut-être grâce à ce détachement presque dédaigneux qu’il s’est tiré d’affaire, pour ainsi dire grâce à ses bretelles, et est revenu parmi les vivants. Il a fait peur à la mort – c’était, comme je l’ai dit, un homme d’exception.


Pavel Vilikovský, Un chien sur la route,
trad. Peter Brabenec, éd. Phébus, 2019