Oui, je continue à écrire. Cette sorte de journal. J'ai bien avancé. Mais c'est trop trash, personne ne lira ça. Comme je te disais, je prends un sujet, un thème, je passe à autre chose, puis, je reviens sur le texte d'avant, ou de la semaine dernière, et je développe, je déroule la pelote. Et ça me fait du bien. C'est un type de mon âge, qui se sépare, qui écrit, qui donne son sentiment sur le monde dans lequel il vit, sur la politique, bien que ce soit assez écoeurant en ce moment... Ce matin, j'ai fait le portrait d'une femme, un peu dingue, dans le genre elle ne serait pas ceci, ni cela, elle ne s'intéresserait pas à ceci ou à cela, elle ne tomberait pas là-dedans, etc. Une femme qui n'existe pas. Je ne sais pas si je garderai, mais ça m'a amusé de le faire, ne me demande pas pourquoi. Je l'ai écrit d'un trait, entre deux conneries dont il faut que je m'occupe. J'essaie de me débarrasser de pas mal de choses, des trucs inutiles qu'on stocke au fil du temps, je passe par le bon coin ou par des associations. Franchement, le bon coin, je ne comprends pas, ça me fatigue, je reçois des appels de gens qui essaient de négocier avant même d'avoir vu ce que je vends, que je mets pourtant au plus bas prix, je rends service, je ne cherche pas à faire du fric, je dois vider une maison, c'est tout. Je vais me retouver dans une chambre de bonne, je ne garderai rien. Les gens m'emmerdent, me disent qu'ils rappellent le soir, mais le soir, plus de nouvelles, me disent qu'ils passent mais ne viennent pas. Ils n'ont rien d'autre à faire de leur vie que de la passer sur le bon coin ? J'imagine que ça les fait triper, tous ces produits accessibles parce que pas chers, ils peuvent rêver à bon compte. Comme avec le porno. Tu passes d'une blonde à une brune, d'une jeune à une MILF, d'une fille à gros seins à une sodomie, d'une spécialité à une autre, l'infini des possibles, tu n'en sors jamais. Le bon coin, c'est pareil. Les gens vivent par procuration, sans avoir à sortir de chez eux. L'autre jour, un type est passé pour un vélo, il était réceptionniste dans un hôtel de seconde zone à Bondy, je voyais qu'il ne roulait pas sur l'or, mais il l'a acheté au prix affiché, sans chercher à négocier, et je lui ai filé pour ses gosses un carton plein de bouquins qui appartenaient à mes filles, de très bons livres, des cadeaux d'anniversaires, de belles éditions de classiques pour la jeunesse, à peine ouvertes, j'ai senti le mec reconnaissant, je ne sais pas s'il les filera à ses gosses, ou s'il les revendra sur le bon coin, qu'il fasse ce qu'il veut, si ça rend service, je n'ai pas perdu mon temps, mais le plus souvent, je m'emmerde avec des cons. L'autre jour, un autre m'appelle, il est intéressé par une paire de sneakers, neuves, jamais portées, un cadeau qu'on nous avait filé au journal, cosignées par Vuitton et Nike, une connerie qui doit valoir plus de 200 boules, je les avais mises à 20 euros, et le type me dit qu'il habite à Aulnay, je réponds C'est bien, c'est pas loin, mais plus de nouvelles après, il pensait quoi, que j'allais les lui envoyer par colis, les lui apporter chez lui, lui filer les baskets parce qu'il habite dans une cité à Aulnay ? Les gens rêvent comme ça, fantasment devant leur écran, mais au moment de passer à l'acte, ils n'en voient plus la nécessité, n'en ont pas les moyens... Pareil pour les livres, j'en ai plus de 600, je ne vais rien garder, je m'en fous, j'en ai laissé quelques uns à ma femme, si je veux les retrouver un jour, je sais où ils sont, mais ça n'a aucune valeur, on me les reprend chez Gibert 20 centimes pièce, les DVD pareil, j'ai pourtant de belles éditions de films comme Le Roi et l'Oiseau, des coffrets collector, mes filles les ont vus et revus, elles n'en ont plus rien à faire, 20 centimes, ça n'a aucune valeur… Je ne sais pas si j'arriverais à tout placer. Ou alors, je vais être obligé de louer un box, un garde-meuble, je ne sais pas. Ma femme, elle est en dehors de ça, elle ne comprend pas, elle est partie et n'a pas eu à se farcir toutes ces emmerdes. Elle aime son appartament, sa nouvelle vie, elle est heureuse. Mais les filles m'ont dit l'autre jour Maman, elle est toujours amoureuse de toi. Je sais, ce n'est pas pour me vanter, mais elle va avoir du mal à trouver un mec comme moi, j'avais tout de même placé la barre assez haut. Je lui ai dit Il faut que tu trouves quelqu'un, tu ne vas pas rester seule, tu es encore jeune, on a cinq ans de différence, et elle se fait draguer régulièrement, par des lourdaux malheureusement, je t'ai dit qu'elle a monté un prix littéraire à la fac ?, elle est allée la semaine dernière voir un ancien conseiller de Mitterrand à qui elle demandait une aide financière pour son prix, je ne sais plus son nom, un type genre DSK, un vieux queutard, qui l'a reçue dans son bureau, tout seul, elle a réchappé de justesse, et sa subvention, elle ne la verra jamais. Le proprio de son appartement, pareil, un connard, tout l'immeuble lui appartient, il l'avait emmerdée lors de son emménagement, l'obligeant à tout passer avec un monte-charge par la fenêtre parce qu'il ne voulait pas qu'on abîme son allée, tu te rends compte, le type de connard ?, qui croit-il impressionner avec son capital, sa prétendue réussite ? Par sms, il l'a lourdement draguée, tu penses une belle femme seule avec deux gosses, ils devaient régler un truc à propos du chauffe-eau ou je ne sais quoi, elle lui demande pour conclure le message Tout est bon, je ne vous dois plus rien ? Et le mec répond Si, de l'espoir... Mais il se prend pour qui, ce con ? Je sais que ma femme, même si elle aime les belles choses, ne se laisse pas impressionner par l'esbrouffe, les détenteurs de patrimoine, on n'est pas resté 20 ans ensemble par hasard, j'imagine qu'avec d'autres ça marche, surtout aujourd'hui où le culte du fric a créé toute une catégorie de personnes pour qui réussir sa vie, c'est être plein aux as, quitte à écraser les autres, mais pour moi, ce n'est pas très balaise, ce genre de vie... Je sais que lorsque je serai seul dans ma chambre de bonne, je vais déguster, ma vie actuelle depuis la séparation, ce n'est pas terrible, c'est même assez dangereux, je ne vois personne, ne parle à personne. Le matin, je me lève, en une demi-heure, j'ai pris mon café, je suis douché et je me colle à l'ordinateur, le midi, je vais prendre un sandwich à la boulangerie, la première fois que je parle à quelqu'un, la boulangère, le soir, je fais mes nouilles, j'en ai un placard rempli, je bouffe en jetant un oeil sur Twitter, et en écoutant ces cons de France info, et après le dîner, je me remets à écrire... Quand je serai seul à Paris, j'écrirai mais il faudra que je sorte un peu, que je me force à plus de sociabilité, je m'engagerai dans une association venant en aide aux migrants, ou aux restos du cœur, et puis faudra que je me trouve un lieu dans lequel revenir régulièrement, un café, parce que je sais que je vais rencontrer une femme, que c'est comme ça que ça marche, sinon tu n'as aucune chance dans une ville comme Paris, pas question pour moi de passer par les applications ou les sites de rencontre, ça ne m'intéresse pas, j'avais commencé à faire mon profil et celui de la personne recherchée, autant te dire que c'est impossible à trouver : belle, intelligente, sensible, aimant la lecture, l'art contemporain, l'échange intellectuel, c'est tout ce qui m'intéresse maintenant, je viens de passer 20 ans avec une femme, je ne me vois pas faire l'amour avec une autre, le contact avec un autre corps, je pense que ça me dégoûterait, ça reviendra peut-être, je n'en sais rien, bref, j'avais fini le profil, ça prend un temps fou, et là, je me suis aperçu qu'il fallait raquer, hors de question que je paie pour trouver une femme, je n'ai jamais payé une prostituée non plus, j'estime que je n'ai pas besoin de payer pour baiser, ou pour avoir le droit de rencontrer quelqu'un, je suis encore pas mal, je sais que ma méthode est la bonne, je trouve un café cool, je prends une bière, et j'y passe quelques heures à bouquiner tous les jours. C'est comme ça que j'ai rencontré ma femme. On avait accroché dans un bar, j'y suis revenu tous les jours, à la même place, jusqu'à ce qu'elle revienne. Des rencontres, des histoires sans lendemain, j'ai donné, des soirs de beuverie, de fête permanente à 20 ans, je me retrouvais le matin à prendre le café avec une fille dont je me souvenais à peine, en me disant Mais qu'est-ce que je fous là ?, je m'étais éclaté, mais le lendemain, je regrettais, je n'avais rien à lui dire, à la fille… Pour moi, il faut qu'il y ait autre chose avec une femme, le cul pour le cul, j'ai arrêté à 25 ans, j'ai même passé quelques mois avec une fille que j'aimais beaucoup, c'était purement intellectuel, je l'avais prévenue, on peut dormir ensemble, un soir où elle avait insisté, mais on ne couche pas, on peut parler, j'aime parler avec toi, mais je ne veux pas autre chose, c'était une prof de fac, une intello, on parlait littérature, philosophie, art contemporain, il ne s'est jamais rien passé, ça a duré six mois, un an, je ne sais plus, jusqu'au jour où j'ai rencontré une autre fille pour qui j'avais du désir… Aujourd'hui, je ne sais pas si ça marcherait, proposer ça à une femme… Mais je sais que je vais rencontrer quelqu'un avec qui ça va matcher, mais je ne suis pas pressé, je ne vais pas chercher ça à tout prix, mais il faudra bien que je me mette avec quelqu'un, et puis un jour, je partirai ailleurs, mon rêve, c'est de trouver une baraque perdue, dans la campagne, personne autour, écrire, bouquiner toute la journée, je me fous de la wifi, les tablettes, Netflix, les séries et toutes ces conneries, je m'en passerai sans problèmes, et déjà, en me débarrassant de toutes ces affaires, je me sens plus léger… De toute façon, là où je vais, je n'aurai pas la place. Ce sera spartiate, un lit, une plaque de cuisson, deux étagères pour la vaisselle, d'autres pour mes fringues, un frigo, une douche. L'ennui, c'est les toilettes sur le palier, à partager avec les autres, leurs odeurs, des étudiants, des travailleurs précaires qui se lèvent tous à la même heure le matin… Une question d'habitude, sans doute, j'achèterai peut-être un pot de chambre, à l'ancienne, sur le bon coin… Faut vraiment que je te fasse lire, que tu me dises ce que tu en penses…