vendredi 10 mai 2019

Too Much Too Young


En remettant un peu de désordre dans le bazar de ma bibliothèque, je retombe sur les deux bouquins de l'excellent Thierry Pelletier, feuillette l'un d'eux et retombe un temps sous le charme nostalgique de cette époque traversée en fantôme avant d'être totalement emporté par la langue du chanteur des Moonshiners, aperçu l'autre soir au bar en bas de chez moi. Je suis trop mal en point pour recopier un passage, aussi vais-je me contenter de coller-transformer ici un pdf qui traîne sur le site des éditions Libertalia, également Montreuilloises et qui ont ouvert une petite librairie il y a quelques mois à deux pas de ce qui fut l'école de ma fille et de la cave à vins nature... C'est un peu long mais faut ce qu'il faut et on mettra un peu de zik... 


Quand j’ai connu Ludo en 1983, c’était un keupon, tout greum, que du muscle et de l’os. Âgé de 3 ans quand ses parents avaient débarqué de leur Finistère, il avait poussé en même temps que la ville nouvelle, connaissait tous les reurtis depuis la maternelle et dealait du shit comme eux.
Un soir il est revenu du bahut à Paris avec un gros cocard, des scooterboys avaient pas trop aimé le « Fuck the Mods » écrit au feutre au dos de son blouson kaki et l’avaient obligé à rayer lui-même l’outrage après lui avoir flanqué une peignée.
La semaine suivante, il était looké total neuski, le drapeau français cousu sur la poche du bomber et le discours à l’avenant. Avec Titi et Manu on l’a charrié au début, on s’est bien engueulé par moments, mais c’était notre pote même s’il était très con, on était déjà pas nombreux, alors on a rien changé, on a continué à zoner ensemble au centre commercial des Sept-Mares et à se défoncer dans des locaux à poubelles.
Il passait un CAP quelconque dans un LEP à Paris, métro Pasteur. Il s’était fait plein de copains là-bas, alors j’avais été y faire un tour. Tous skins, évidemment, gentiment feufas, sympas mais pas finauds. Certains prenaient du Néo-Codion, suçaient le bleu qui gratte et jetaient la partie qui défonce. On allait bouffer gratos au restau U, on buvait des tonnes de mousses, on faisait chier le monde… Un après-midi, on a croisé le tournage de la caméra invisible, on a fait peur à Jacques Legras et Jacques Rouland en leur demandant des autographes, c’était bien marrant, mais j’ai quand même eu un peu les boules, c’était mes idoles de quand j’étais petit. J’ai rapidement cessé de traîner avec les zorglhommes du XIVe, mais avec Ludo, on continuait à zoner ensemble dans notre fichue ville nouvelle, à fumer des spliffs dans le square en bas de chez lui, à rêver à des keuponnes lubriques, introuvables sous nos latitudes, à échafauder des plans de deal foireux et surtout, comme tous les racaillous de la galaxie, à nous entrevanner des nuits entières. À défaut de pognon ou de biscottos, on s’aiguisait la débagoulante, on se musclait la répartie.
Ludo était devenu neuski pour plus prendre de beignes, pour faire peur et parce qu’il trouvait, lui qu’avait encore jamais bossé, que les Arabes faisaient rien qu’à toucher le chômage et les allocs sans rien foutre. N’empêche que sans Nasser et ses plans, il aurait eu bien du mal à dealouiller de quoi se payer ses clopes et ses Kros. Il aimait pas les hippies non plus, ni les junkies.
Au bout de deux ans de banlieue, en 1985, je suis parti de chez mes parents pour vivre la grande aventure avec ma douce, d’hôtels rebeus en gourbis yougoslaves à Belleville. Ludo a continué à tourner en rond et a commencé à carburer à l’héro. Pour arrêter les frais et se refaire une santé, il s’est engagé dans les paras. Quand il en est revenu tout secoué, il s’est remis dedans de plus belle et s’est fait plomber en deux coups les gros. Il est resté au 6e étage de la tour, chez ses parents, à prendre ses médocs en écoutant les 4-Skins dans sa chambre qui donne sur le square où on allait bédaver.
Silence radio pendant vingt-sept ans, et puis il m’est retombé dessus le Ludo, un soir de février 2012. Il m’avait retrouvé par Internet, suivait quelque peu mes pérégrinations scribouillardes depuis la sortie de La Petite Maison et c’est comme ça qu’il a déboulé au milieu d’une conférence chantée sur les apaches qu’on donnait avec le beau Valmy et William, le grand Goliard, dans un troquet du XIe arrondissement.
Je n’ai pas retapissé tout de suite ce type aux bajoues de hamster qui flottait dans un perfecto et un vieux treillis qui m’étaient pourtant bien familiers, il m’a fallu également un petit moment avant d’entraver son étrange façon de jaspiner et donc de comprendre que s’il était parvenu pendant toutes ces années à vivre et à bosser avec le virus, le crabe lui était finalement tombé sur la gorge et la langue depuis un peu plus d’un an. On lui avait coupé une partie de la menteuse, peine perdue, les métastases continuaient leur sale boulot, c’était cuit. Les toubibs avaient renoncé à essayer quoi que ce soit et lui donnaient quatre à six mois. Ludo, toujours aussi sec, me balançait tout ça sans ciller. Il a enchaîné sur la grande misère des hostos, comment on refusait de le garder même au plus mal, lui qui avait toujours refusé une allocation d’adulte handicapé à laquelle il pouvait prétendre, lui qui n’avait jamais voulu cesser de taffer. Il lui fallait prendre sa caisse pour subir ses chimios, les opérations et tout le reste, il en gardait une sacrée dent contre Sarko. Il m’a également donné des nouvelles de toute la raïa de notre joli coin de banlieue, une hécatombe, évidemment…
Il ne connaissait plus personne au centre commercial, les bourrins tous canés, plus de plan, finie la belle époque des petites cuillères trouées et des chiottes fermées à clef dans les deux pauvres rades des Sept-Mares. Plus en état d’aller pécho en terre inconnue et sachant que je bossais avec des toxicos, il m’a demandé si je pouvais lui faire quelques courses, au point où il en était, une dernière fiesta à la rabla, il estimait que ça pouvait pas lui faire de mal. J’aurais bien voulu l’aider, j’aurais pu, mais je le voyais venir. S’il en profitait pour faire le grand saut, j’aurais été incapable d’assumer. Je lui ai dit, il n’a pas insisté. On s’est promis de se revoir, on a échangé par la suite quelques SMS, et moi, beau marle, pris par le taf, j’ai pas trop voulu voir le temps passer.

Un soir de juin, Ludo m’a appelé, il était en route pour Montreuil puisque j’avais pas été foutu de pousser jusqu’à La Verrière depuis nos retrouvailles. Il m’a embarqué dans sa caisse devant le siège de la Cégett, l’autoradio passait Too much too young des Specials. Cachectique, les cheveux blanchis, la peau jaune et parcheminée, mais toujours aussi droit dans ses Docs basses, il pestait contre les embouteillages du périph qui lui avaient fait perdre deux heures. Il a pris des nouvelles de mes gosses, m’a assuré que j’avais de la chance, que les moutards c’était bien la plus belle chose au monde. Je savais pas trop comment répondre, je me voyais mal enchaîner par un « tu m’étonnes ! et toi comment ça va ? », alors je lui ai demandé combien de temps il lui restait. « Un mois, un mois et demi », qu’il m’a répondu tranquillement, « je pense pas que je verrai le mois d’août ». Je l’ai emmené au Mange-Disque, un bar à gueules un peu lookées, que ça lui rappelle nos vertes années. L’assistance a un peu flippé à son apparition, c’était palpable, mais personne n’a rien dit. On a fait un baby, pour une fois je lui ai mis une tôle, il a fumé deux lattes de Goldo, essayé de boire une bière à la paille et on a mis les bouts. Ça m’emmerdait de le laisser rentrer seul, je lui ai proposé de pager chez moi. Il a décliné l’invitation, ses nuits n’étaient pas faciles, il ne voulait pas me faire subir ça. Il est reparti dans sa petite auto en écoutant The Selecter.
Deux semaines plus tard, un message de sa compagne m’annonçait que Ludo avait été admis en soins palliatifs à La Verrière. J’ai pris mon jeudi, mis un Fred Perry, je suis passé chez le coiffeur et j’ai débarqué là-bas. La ville nouvelle n’avait pas trop changé, un peu moins crade peut-être, avec des arbres, des haies qui avaient eu le temps de pousser entre les immeubles et d’innombrables ronds-points à la con, comme partout. L’unité de soins palliatifs se trouvait à une centaine de mètres du tunnel de la gare, où on avait graffité un énorme « PROUT CHATTE BITE POIL » deux décennies et demie plus tôt, le soir où on avait trouvé un pot de peinture marron dans la rue.
Ludo était au paddock, ce qui restait de sa langue avait monstrueusement regonflé, elle lui sortait de la bouche, il avait bien du mal à tchatcher et moi à le suivre. Histoire d’ambiancer un brin, j’ai passé en revue notre album à conneries, la fois où en chahutant bourrés, Titi lui avait fait traverser la vitrine d’un magasin de lingerie, comment qu’on s’était lâchement carapatés, hilares, en l’abandonnant le cul par terre au milieu des éclats de verre, des mannequins renversés, des slips et des soutifs, ou comment il avait escaladé, une nuit sous trip, la façade de l’immeuble de l’ami Bacuet pour lui chiner par la fenêtre deux bouteilles de Pineau à ses vieux, ou encore nos soirées chez Manu à bédaver comme des déments… Pas grand-chose, nos 18 ans stupides, mais il n’avait rien oublié de ces deux années de n’importe quoi, finalement plus intenses que ce qui avait suivi.
À mater les tofs sur sa table de chevet, je me gourais bien qu’hormis sa douce, ses parents et son chien, il n’y avait pas eu grand monde depuis et que, rythmée par le taf, les soins médicaux, quelques voyages en Bretagne, sa vie n’avait peut-être pas été des plus trépidantes…
Il a voulu faire un tour dans le parc, ça a pris trois quarts d’heure aux infirmières pour l’installer délicatement dans un fauteuil roulant. Dehors, il faisait atrocement beau, une gentille petite brise titillait les massifs de roses disséminés sur une pelouse impeccablement tondue. J’avais égrené tous nos pauvres souvenirs, je calais un peu, alors j’ai demandé à Ludo s’il avait mal. Il m’a répondu qu’à donf de morph comme il était, il ne sentait absolument rien, à part le souffle du vent sur sa tronche et ses guibolles. On n’a plus rien dit, on restait là comme des cons, lui dans son fauteuil, moi sur mon banc.
Sa copine est arrivée à point nommé, j’en ai profité pour lever le camp. Quand j’ai claqué la bise à Ludo, j’ai piteusement ajouté « à la semaine prochaine ». Il a rien dit mais m’a balancé un coup de châsse furibard, du genre « te fous pas de ma gueule ». Trois jours plus tard, c’était plié, toilette mortuaire minimale, pas de levée de corps, cric crac fissa dans la boîte. En France, c’est encore aujourd’hui le tarif pour les malades HIV, on sait jamais…
C’est à l’église que ça m’est revenu, en écoutant vaguement le prêtre demander au Seigneur d’accueillir un ancien parachutiste, passionné d’électronique, amoureux de la nature et des petits oiseaux. À mon arrivée dans sa chambre, Ludo matait un épisode de Julie Lescaut à la téloche. La dame interrogeait un suspect basané. « Enculés, avait maugréé Ludo, c’est des racistes, ils le soupçonnent parce que c’est un Arabe. »
Ludo était peut-être injuste pour madame Lescaut qui ne cherchait certainement qu’à faire triompher le bien, la justice et la loi républicaine, mais en tout cas, sa réaction détonnait bigrement avec les rances diatribes dont il nous accablait parfois du temps de sa jeunesse qui n’emmerdait pas le Front national. Difficile d’évaluer la part de la morphine et celle des vicissitudes de cette chienne de vie dans cette détestation du racisme. Ce qui en revanche était clair, c’est que le crabe l’avait peut-être emporté, mais pas la connerie ordinaire.

Thierry Pelletier, Les Rois du rock, éd. Libertalia



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