vendredi 3 mai 2019

Un homme d'exception


Je ne suis pas un lecteur très attentif, j’avale le texte sans ruminer et toutes sortes d’informations me passent entre les dents, mais je ne me souviens pas d’avoir vu que Thomas Bernhard ait parlé de la nation autrichienne. Si, une fois quand même, je crois, il dit qu’il aime la nation autrichienne puisqu’il en fait partie lui aussi. Une raison singulière pour aimer, n’est-ce pas ? Par contre les Autrichiens, en tant qu’individus, et l’Autriche, comme pays et État, en prennent pour leur grade à chaque page. Je ne pense pas qu’il en ait voulu spécialement aux Autrichiens, seulement c’est eux qu’il rencontrait le plus souvent – il aurait buté à chaque pas sur des Slovaques, ceux-ci l’auraient mis en colère encore plus. Car Thomas Bernhard est constamment en pétard. Il considère le monde comme une offense envers sa personne. Il se sent offensé par le fait que les gens qu’il doit fréquenter ne sont pas exceptionnels comme lui. Attention : l’idée qu’il était exceptionnel ne reposait pas seulement sur sa propre conviction – nous nous trouvons, pour usage personnel, tous exceptionnels comme lui, seulement nous sommes embarrassés pour le faire savoir. Non, nous avons assez de preuves objectives de l’exception de Bernhard. Il s’agit seulement de voir quel usage il fait de cette conviction, de son inébranlable foi.
Être un enfant illégitime, en Autriche dans la première moitié du vingtième siècle, ou se retrouver à dix-huit ans à l’hôpital avec une maladie grave, presque incurable, ce n’était certainement pas courant. Mais les situations exceptionnelles ne signifient pas pour autant que ceux qui y participent sont exceptionnels aussi. Quand j’avais dix ans je me suis piqué avec un clou rouillé et la petite blessure a mûri secrètement, sans crier gare, jusqu’à se transformer en septicémie. C’était pendant les vacances et je me suis retrouvé, par un concours de circonstances, à l’hôpital où j’étais né. Il n’y en avait pas d’autre à cet endroit. Peut-être les médecins s’en sont-ils souvenus car ils m’ont fait la faveur de m’endormir avant de m’opérer – j’ai compté jusqu’à cinq et je n’y étais plus. À mon réveil j’avais la main bandée et on m’a reconduit, encore à moitié assommé, vers un lit dans une grande chambre d’hôpital où s’en trouvaient une vingtaine d’autres, je crois. C’est là que j’ai passé les dix jours suivants car le traitement consistait à m’administrer, toutes les trois heures, une piqûre de pénicilline, un remède miracle relativement nouveau à cette époque.
Je ne veux pas comparer mon expérience d’hôpital avec celle de Bernhard – en fait si, mais pas dans la durée, ni dans la gravité ; ce qui m’intéresse c’est la différence dans notre rapport à cette expérience. Quand Thomas, des années plus tard, se souvient de son séjour à l’hôpital il formule un tas de critiques sur les médecins, les infirmières, les traitements utilisés et aussi sur le comportement envers les patients. Moi je n’ai pas eu l’idée d’une chose semblable. Je ne sais pas si ma septicémie, si elle avait été négligée, aurait pu être mortelle mais je pense que pour un enfant la mort n’est qu’un mot, le nom pour une aventure spéciale. Il s’imagine que la non-existence est un acte difficile, compliqué que ne peuvent accomplir que les adultes. Non, je n’avais pas peur de la mort et je dirais qu’à l’époque, même Bernhard ne comptait pas avec elle alors même que toute sa famille craignait le pire et que sur les lits voisins des gens mouraient. Il n’a compris la gravité de son état qu’après coup sinon il n’aurait pu remarquer tous les détails qu’il mentionne, des années plus tard, dans ses textes avec une indignation encore fraîche. Tout simplement, il n’envisageait pas la possibilité d’une fin, il l’avait exclue de ses considérations et c’est peut-être grâce à ce détachement presque dédaigneux qu’il s’est tiré d’affaire, pour ainsi dire grâce à ses bretelles, et est revenu parmi les vivants. Il a fait peur à la mort – c’était, comme je l’ai dit, un homme d’exception.


Pavel Vilikovský, Un chien sur la route,
trad. Peter Brabenec, éd. Phébus, 2019

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