mercredi 24 juin 2020

Avec le sourire




Dans une lettre du 10 novembre 1950, Raymond Chandler revient sur sa première expérience à Hollywood, l'adaptation d'un roman de James M. Cain, Assurance sur la mort, réalisée par Billy Wilder (1944). Les deux hommes ne s'entendront guère. Sans illusions mais extrêmement lucide, Chandler définit le rôle du scénariste au sein des studios américains. A cette date, Chandler vient de signer le scénario de L'Inconnu du Nord-Express, que réalisera Alfred Hitchcock. Ce sera le dernier film écrit par l'auteur du Grand Sommeil qui s'éteindra en 1959. 

…Ce travail avec Billy Wilder sur Double Indemnity a été atroce et aura sans doute abrégé ma vie, mais j'y ai appris à peu près autant que j'étais capable d'apprendre, ce qui ne fait pas beaucoup. Comme tous les écrivains, ou presque tous, qui vont à Hollywood, j'étais persuadé au début qu'il devait exister une méthode pour travailler dans le cinéma sans complètement gâcher le talent littéraire que l'on se trouve posséder. Mais comme d'autres avant moi, j'ai découvert que c'était un rêve. Trop de gens ont trop parlé du travail de l'écrivain. Ce travail cesse d'être le sien. Et au bout d'un moment, il cesse de s'en soucier. Il a de brèves flambées d'enthousiasme, mais elles s'éteignent avant de s'épanouir. Des gens qui ne savent pas écrire lui disent comment s'y prendre. Il rencontre des gens intelligents et intéressants, et il peut même former des liens d'amitié durables, mais tout ceci est en marge de son vrai travail, qui est d'écrire. Le scénariste avisé, c'est celui qui, en ce qui concerne son art, porte son costume numéro deux, et qui ne prend pas les choses trop à cœur. Il devrait avoir une touche de cynisme, juste une petite touche. Le cynique complet est aussi inutile à lui-même qu'il l'est à Hollywood. Il devrait faire de son mieux sans se forcer. En ce qui concerne son travail, il devrait être d'une honnêteté scrupuleuse, mais il ne devrait pas attendre en retour cette même honnêteté. Il ne la trouvera pas. Et quand il en aura assez, il devrait dire au-revoir en souriant, parce qu'il se pourrait bien qu'il y retourne.

Raymond Chandler, Lettres,
trad. Michel Doury, éd. Christian Bourgois, 1970

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1950, c'est également l'année où Nicholas Ray fait de Bogie un solitaire scénariste qui n'a pas lu la lettre de Chandler, mais picole pourtant tout autant, prend son boulot trop à cœur, ne sourit pas beaucoup, aime la castagne, et, c'est malin, se retrouve accusé du meurtre d'une jeune lectrice…
 




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On prête à Raymond Chandler cette pensée quelque peu cavalière, voire misogyne, sur la réalité de la fameuse machine à rêves :
A Hollywood, les bons scénarios sont presque aussi rares que les jeunes filles vierges.

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