lundi 30 octobre 2017

Retour de bâton


Yves Pagès


L'abandon de la discrétion dans l'espace public annonce une pensée de l'ordre fasciste, dis-je en levant légèrement la voix. De cet abandon s'ensuit que des êtres humains peuvent être étiquetés publiquement en raison de caractéristiques individuelles ou d'une donnée biographique divergente, et aussi que les personnes étiquetées ne saisissent pas le caractère ambigu et dangereux de leur étiquetage. Pensez aux nombreux handicapés, homosexuels, immigrés et autres étrangers qui s'exhibent en tant que tels sous couvert de tolérance ; ils surestiment le bref effet de reconnaissance que leur apporte cet auto-étiquetage, et ils sous-estiment ou plutôt se trompent sur la menace qui va les frapper à long terme. Dans les instants où il est pratiqué, dis-je, personne ne sait si l'auto-étiquetage va servir la personne étiquetée ou lui nuire. Ce n'est qu'après l'étiquetage que se produit le retour de bâton des normes. Car c'est seulement dans la grande foule toujours assurée de ressembler à elle-même, dis-je, que le besoin se fait jour de discriminer ceux qui ne répondent pas, ou pas suffisamment, à cette exigence de ressemblance. Chaque nouveau fascisme, dis-je, est la conséquence d'un système d'étiquetages réussi qui ne peuvent plus être annulés.

Wilhelm Genazino, La Stupeur amoureuse,
trad. Anne Weber, éd. Bourgois, 2007

samedi 28 octobre 2017

Un mot aux jeunes écrivains



Ce dont vous avez besoin, vous autres jeunes écrivains, c’est tout simplement de la vie même, de la beauté et de la flétrissure du monde ; du lopin de mon père et de l’endurance inouïe de ma mère, du combat intérieur auquel doivent vous mener votre propre faim et votre propre flétrissure, de la soif de reconnaissance qui poussait Verlaine et Baudelaire à descendre aux enfers. Ce qu’il vous faut, ce n’est pas des prix d’encouragement, des bourses ou des assurances sociales ; c’est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l’impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien, qui ont engendré autrefois des créatures aussi magnifiques et misérables que Wolfe, Dylan Thomas et Whitman, qui ont fait surgir des villes et des paysages de la poussière, les témoignages d’une existence tourmentée, inamendable, qui se consume d’heure en heure dans le seul but de créer de nouveaux et puissants poèmes. Ce qu’il vous faut, c’est tous les lieux où quelqu’un se lève puis meurt, où la pluie lave la pierre et où le soleil pèse comme un couvercle.
Or où êtes-vous, vous qui adorez qu’on vous dorlote en tant que poètes de la nation, vous qui déambulez sur le pavé en songeant déjà à l’édition de vos œuvres complètes ? Où êtes-vous ? Que faites-vous du temps qui, à vous comme à nous tous, n’est donné qu’une seule fois, et qui fond dans votre bouche avant même que vous ne l’ayez goûté ?
Je ne vous vois pas là où se déroule la vie violente et tempétueuse, mais en train de surveiller, bien propres sur vous, des archives sous l’œil de bureaucrates aigris, je vous vois en auxiliaires de fonctionnaires grassement rémunérés de l’agence de protection de l’environnement ou d’une direction régionale ou locale des affaires culturelles. Vous traînez dans les cafés, sans larmes et sans humour, haïssant votre entourage et vous haïssant vous-mêmes, à mille lieues de la vie, des forêts, des montagnes, de votre voisinage, de toute poésie… Vous avez vendu votre caractère et vous éprouvez une peur insigne, vous craignez la misère, vous craignez vos propres idées, votre propre vilenie, vous craignez les champs et les aires de battage, la pioche et la pelle, vous craignez la vérité, vous craignez votre insuffisance comme votre grandeur. Vous capitulez face à la petitesse, au titre de docteur et aux partis politiques, que ce soit au sein d’une administration municipale ou en tant que rédacteur des pages culturelles d’un quotidien local ; vos courbettes sont indescriptibles ; vous tombez à genoux devant le moindre vaurien juste parce qu’il a de l’« influence ». Et c’est ainsi que vous l’avez créée de toutes pièces, l’époque des consortiums poétiques et des cartels de la prose, qui est aussi celle des assurances et des titularisations. Or, que peut-on attendre de vous autres écrivains fonctionnarisés ? De vous autres, poètes autorisés qui avez fondé avec les journaux P. et L. une société en commandite, qui avez signé un accord avec l’industrie, qui vous garantit tous les prix décernés par les différentes académies ?
Les livres que vous écrivez sont ennuyeux, ils sont en papier mâché, votre langue est contrefaite (vous n’êtes plus capables de parler conformément à vos origines), elle brusque la langue de Hölderlin, de Whitman, de Brecht ; vos livres sont en papier gaufré cérémonieux, et vos vers ont le goût du bois des bureaux où vous les écrivez. C’est comme si vous n’aviez rien vécu, comme si vous ne tiriez votre subsistance que des livres des mêmes vieux compères, comme si vous vous remplissiez le ventre matin, midi et soir du cachectique Rilke et de ses pâles affidés, comme si vos grands-pères n’avaient pas été des brasseurs, saurisseurs, marchands de grains, guerriers, commis voyageurs, gitans – et des poètes véritables.
Votre prose ne connaît ni printemps ni été, ni automne ni hiver, elle n’est ni noire ni rouge ; elle colle au palais tel un fade brouet d’avoine. Or c’est parce que vous ne vivez pas comme des brasseurs, des saurisseurs, des vendeurs ambulants et des gitans, parce que vous craignez la férule du temps qui passe et votre propre désespoir, que vous n’avez plus rien à dire.
Le temps où vous chantiez votre propre faim, le temps où les jeunes écrivains se dressaient contre les présidents, le temps où vous faisiez la révolution, ce temps est terminé ! Le temps est fini où Hamsun errait à travers New York, où Sillanpää ne pouvait pas venir chercher son prix Nobel, parce que lui, qui vivait vraiment, avait certes sept enfants, mais pas un sou pour payer le voyage. Et fini le temps aussi où vous déclamiez vos vers aux sons d’un luth. Le peuple des poètes et des penseurs est devenu un peuple d’assurés sociaux, de fonctionnaires et de membres de parti, une contrée des faibles, un paysage de porteurs d’attaché-case sans passion. Le peuple des ardents s’est mué en peuple d’agents !
C’est sûr, plus personne ne dépérit aux marges de la terre ! Plus personne ne déchoit dans la gloire des poètes. Mais personne ne connaît plus non plus l’herbe et les ruisseaux ! Et si vous continuez à verser bien tranquillement vos primes d’assurance, jusqu’à votre soixantième année, et à faire vos courbettes devant les fantoches des revues pour ménagères, ou des feuilles de chou littéraires et philosophiques, aucun Lorca ne surgira d’entre vous, aucun Gottfried Benn ou Charles Péguy, encore moins un Whitman. Les subventions sonnantes et trébuchantes que vous espérez vous anéantiront.

Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité ;
discours, lettres, entretiens, articles
,
trad. Daniel Mirsky,
Gallimard, coll. Arcades, à un prix exorbitant...

vendredi 27 octobre 2017

Nécessité intérieure

Weronika Gesicka

Des pompiers de Krems étaient passés en jugement, parce qu'ils avaient retiré le filet de sauvetage qu'ils tendaient, et avaient pris la fuite, juste au moment où le désespéré qui, d'une corniche au quatrième étage d'un immeuble de Krems, menaçait depuis des heures de se jeter dans le vide, s'était décidé à sauter. Le plus jeune des pompiers avait déclaré dans sa déposition qu'il avait agi sous l'effet d'une soudaine nécessité intérieure, et que, voyant que le désespéré mettait sa menace à exécution, il avait pris la fuite sans lâcher le filet. Comme il était le plus fort des six pompiers, il avait entraîné les cinq autres, et le filet par-dessus le marché, et, juste au moment où le désespéré, un malheureux étudiant, comme l'écrit le journal, s'écrasait sur le pavé devant la façade où il était resté si longtemps accroché, ils étaient tous tombés par terre en se faisant des contusions plus ou moins douloureuses. Le tribunal devant lequel le pompier qui avait le premier pris la fuite avec le filet de sauvetage, et qui, étant, comme on l'a dit, le plus jeune et le plus fort d'entre eux, faisait figure de principal accusé, n'avait pas pu écarter la responsabilité de cet accusé principal, mais il a acquitté le pompier (tout comme les cinq autres pompiers de Krems, d'ailleurs), bien qu'il n'ait bien entendu pas pu se convaincre de son innocence. Depuis des années et des années, les pompiers de Krems ont la réputation d'être les meilleurs du monde.

Thomas Bernhard, L'Imitateur, trad. Jean-Claude Hémery

mardi 24 octobre 2017

De l'hontologie


Rémy Soubanère


J’ai pris conscience, à la mort de mon père, que je parlais plus facilement de la honte sexuelle que de la honte sociale. Cette honte du milieu d’où l’on vient ne nous quitte jamais. Il ne suffit pas de la reconnaître pour la voir disparaître. L’analyse de la honte comme affect très puissant dans les vies individuelles et collectives – ce que j’ai désigné comme une « hontologie » – est une façon de revenir sur les classes sociales comme éléments structurants de nos existences. La honte devient dès lors un analyseur des hiérarchies sexuelles, sociales, etc., c’est-à-dire des multiples modes de domination, et donc des structures sociales de la domination. Cette « hontologie » est une sociologie du verdict, et une théorie politique de la subjectivation.

Extrait d'un entretien avec Didier Eribon,
paru dans Philosophie magazine, que je lis rarement
mais que j'ai trouvé ici,
sur le blogue de l'auteur de Retour à Reims

lundi 23 octobre 2017

Désinscriptions sous la pluie




Au train-train où vont les choses, je sens que je vais bientôt tomber pour une affaire de moeurs vieille de 10 ans. Ou de mes 10 ans. Ou avant. Du temps que j'aimais jouer à l'instituteur avec la fille d'amis de mes parents pour lui administrer une paire de fessées déculottées devant la classe médusée et imaginaire.

Desabre. C'était le nom de ce prof d'histoire aux allures d'escrimeur nazi. De son poing ganté de cuir, il se plaisait à frapper la paume de sa main gauche, menaçant d'un sort semblable la gueule des cancres que nous étions. Certaines nuits, je rêve encore d'interros d'histoire non préparées et j'entends alors distinctement le bruit du cuir s'abattre de peu sur mon oreiller après une esquive parfaitement réussie. Mais je sais qu'un jour, il m'aura...

Mon type de femme : celle qui dit avoir peur de ne plus me plaire.

En lisant cet écrivain, un mot me vient à l'esprit : maestria. Les formules, les fulgurances, les effets fusent. Ça éclabouse, ça mitraille sec, comme on dit chez Séria. Alors, tel un presbyte, je recule le livre de quelques centimètres et y vois plus clair. Tant pis pour lui.

Je n'attends rien ni de vous ni de personne et le dire, c'est déjà trop.

- J'ai tout de même frôlé la mort à plusieurs reprises.
- Tu exagères. Comment peux-tu le savoir ?
- Enfant, je me suis fait renverser par une voiture, ai volé en l'air, retombant sur la tête, tu n'appelles pas ça frôler la mort ?
- Comment s'en est sorti la voiture ?
- Elle n'a rien eu. C'est moi qui ai tout pris.
- Je parle du chauffeur.
- C'était une femme. Elle s'est contenté de m'offrir un paquet de bonbons ou une boîte de chocolats, je ne sais plus.
- C'est tout ?! Tes parents n'ont pas porté plainte ?
- Non, mes parents ne faisaient jamais de vague, ils se sont écrasé comme à leur habitude.
- Un geste de solidarité en quelque sorte.

Il est des imbéciles comme des esprits brillants. J'ai beau être averti, la fascination qu'ils me procurent ne manque jamais de me surprendre.

Ce n'est pas trop tôt. Pour autant, est-ce trop tard ?

A peine avais-je découvert son nouvel appartement que nous nous attrapions sur son nouveau lit comme au mauvais vieux temps d'avant notre tumultueuse rupture. Tandis qu'elle passait dans la salle de bains, j'inspectai sa bibliothèque, y récupérai un livre qu'elle m'avait volé, le glissais discrètement dans mon sac. Sur la porte de la chambre, une carte postale à l'ancienne proclamait Le Mariage attendra. Je me rappelai soudain à quoi j'avais échappé, me rhabillai et me précipitai dans la rue.

Ils n'attendent que ça. Je serais certainement accepté parmi eux si je me pliais, comme tous les autres, à cette petite comédie de la lèche. Après tout, pourquoi pas ? Encore faudrait-il qu'ils aient le cul propre. 

Chaque jour qui passe, l'avenir se rappelle à mon souvenir. Ne rêve pas, me dit-il, rien ne s'arrangera. Mais je le connais, et ne crois pas un mot de ce qu'il m'annonce régulièrement.  

Que te faut-il de plus ? Tu es connecté en permanence avec tes amis, tes suiveurs, tes commentateurs. Nul besoin de prononcer le moindre mot, de sortir de chez toi. Tu pourrais passer ta vie devant ton écran à partager, aimer, échanger, acheter, bouffer, baiser. Oui, même déféquer.

Mon type de femme : celle qui ne me croit jamais.

Je vous en prie, faites comme chez moi.

J'ai hésité à signer la pétition. Elle était tentante, cette belle cause perdue. Et puis, j'ai regardé la liste des premiers signataires et trouvé quelques noms illustres. J'ai aussitôt refermé l'ordinateur en pensant Je ne peux pas leur faire ça. 
Et s'il n'en reste qu'un, j'en passe et des meilleurs. 
Nous n'en sommes plus
très loin
rapproche-toi prends-moi
dans tes bras
laisse glisser encore quelques mains
dans mon dos et
place toutes ces
paroles inutiles
ridicules et mensongères au creux de mon oreille
plante tes ongles
dans mes yeux arrache-les
un temps
pour toujours

une dernière ligne droite à lécher
debout dans l'ombre

ensemble
jusqu'au bout

Vous n'avez pas le choix ont-ils hurlé
Tu n'en es plus très loin

éloigne-toi

entends-tu déjà le ressac

ouvre la bouche

aie confiance, oublie.

Mon type de femme : celle qui, la porte fermée, se comporte comme une chienne et court après ma queue en grognant. 
Cet auteur qui n'a de cesse de faire de bons mots mais n'utilise jamais le bon mot…

Louanges, compliments, bienveillance, peu importe la circonstance, la sincérité, l'origine. Un seul réflexe : la fuite. Entendre la manière dont les autres perçoivent, ressentent, définissent ce que je peux faire me paralyse, me les fait prendre pour d'inquiétants illuminés, de pauvres ignorants à qui je ne pourrais plus rien faire lire sans être accablé par un profond sentiment de honte.
J'arrête là, j'ai trop peur de ne pas vous ennuyer.

Charles Brun, C'est déjà ça

mercredi 18 octobre 2017

Oublis instinctifs

Nous rencontrons un jour certaines personnes avec qui nous instaurons une relation pendant un moment, parfois des années, et puis la vie se charge de tourner la page, comme si nous étions de simples annonces publicitaires, nous fait prendre des directions opposées pour ne plus jamais faire se croiser nos chemins. Cela se produit constamment, au sein de toutes les villes et de toutes les couches. Arrive le jour où de ces personnes il ne nous reste pas même un vieux numéro de téléphone, parce que, en changeant de mobile, nous avons certainement pris la décision de les effacer de nos contacts. Parfois, c'est le contraire : nous ne possédons plus qu'un vieux numéro, enfoui sous des toiles d'araignée, mais après le biiip biiip biiip, notre appel ne mène à rien si ce n'est à un plus grand éloignement. Au lycée, je suis sorti avec une fille que j'ai perdue de vue lorsque je suis entré à l'université, mais curieusement, j'ai encore en tête le numéro de téléphone de ses parents. Nous avions de longues conversations, bien qu'aujourd'hui il ne reste rien de ces propos.
Parfois, on ne peut faire autrement, nous nous demandons ce que cette fille ou ce type sont devenus, ce qu'ils font, s'ils ont acheté une maison, s'ils sont locataires, parents, divorcés, s'ils ont contracté une maladie grave, s'ils passent leur temps à voyager ou s'ils gagnent 70 000 euros par an.
Par le plus pur des hasards, il y a trois semaines, dans le métro de Madrid, je suis tombé sur Estela, une fille avec qui j'étais en première année de fac. L'année suivante, elle a abandonné la philo et s'est inscrite en physique. Nous avons alors cessé de nous voir. Nous attendions le métro sur le quai de Príncipe de Vergara lorsqu'elle s'est mise à me dévisager, et lorsqu'elle a prononcé mon nom, lentement nous avons fini par nous reconnaître véritablement. Nous nous sommes donné quelques réponses qui ne nécessitaient pas de questions, et après avoir laissé passer un métro, elle m'a appris qu'elle était de passage à Madrid. Elle arrivait de Londres, où elle avait atterri après deux ans passés sur la Base antarctique Halley, une station de recherche britannique propriété du Royaume-Uni dans la mer de Weddell. Elle m'a expliqué quel type de boulot elle y faisait, et à quel point les jours passés dans un endroit aussi peu hospitalier étaient soumis à des routines intangibles, ennuyeuses, mais qu'elle avait savourées avec un enthousiasme presque juvénil, estimant qu'aucune hostilité ne pouvait l'ébranler.
Lorsque j'ai raconté être allé au bout de mes études de philo et avoir, dans la foulée, commencé à écrire dans des journaux, la conversation s'est voilée d'une certaine tristesse, même si, au moment où elle déclara que ma vie devait être passionnante, j'ai intérieurement éclaté de rire. Nous avons réalisé que nous allions être en retard, et pris la rame suivante. Nous avons voyagé ensemble le temps de quatre stations puis nous sommes donné une accolade chargée d'adieux.
En me dirigeant vers la sortie, j'ai inévitablement repensé à cette nouvelle fascinante de Jordi Puntí dans son dernier livre, Esto no es América, que j'avais lu quelques semaines auparavant lors d'un séjour en Catalogne. La Multiplication des pains et des poissons, c'est son titre, tourne autour de la rencontre du narrateur avec un vieil ami, Miquel Franquesa, sur la promenade en bord de mer à Barcelone. Ils ne se sont pas vus depuis trois ans, et beaucoup de choses ont changé, Miquel se faisant désormais appeler Mike, par exemple. Histoire de faire le point sur leurs vies, et puisqu'ils en ont le temps, ils entrent dans le premier restaurant. Miquel affirme qu'il s'est enfin sorti de sa dépendance au jeu, même s'il travaille actuellement dans un casino. Un beau jour, Franquesa a pensé que c'était le moment de changer complètement de vie. Et que le meilleur moyen de surmonter son addiction au jeu était de quitter Barcelone et de s'installer... à Las Vegas. Il a sous-loué son appartement, acheté un aller simple et quitté sa ville. C'est alors que commence le véritable récit, mais je n'en dirai pas plus si ce n'est que Punti est un putain d'écrivain !
Une fois dans la rue, je me suis demandé quelles étaient les chances pour que je retombe un jour sur Estela. Il n'y en avait certainement aucune. Cette rencontre dans le métro avait été un vrai miracle. Nous n'avions même pas échangé nos numéros de téléphone ou nos adresses électroniques. Nos vies se construisent également ainsi, reposant sur des oublis instinctifs, jusqu'au jour où, de manière impromptue, nous nous demandons ce qu'est devenue telle ou telle personne qui fit partie de notre vie.

Juan Tallón,  ¿ Dónde está la gente ?,
chronique parue dans El Progreso, traduction maison


lundi 16 octobre 2017

L'aquaboniste



Février 2015
Mon Dictionnaire chic de philosophie est en librairie depuis plusieurs mois. Comme à chaque fois que paraît un de mes livres, ma satisfaction narcissique est assombrie par un sentiment d'à-quoi-bon, voire de remords. Même si j'ai peu de lecteurs, j'éprouve une sorte de gêne à m'exposer sous la forme de l'écrit. En fait, il en va de ce malaise comme de la timidité. Ce n'est qu'une marque d'orgueil, la crainte de ne pas atteindre la qualité que j'attends des candidats à l'écriture et avant tout celle des grands qui m'ont donné le désir d'écrire – et que je devine toujours penchés au-dessus de mon épaule quand je noircis des pages.


Frédéric Schiffter, Journées perdues, éd. Séguier, 2017

vendredi 13 octobre 2017

S'ouvrir le ventre



Faire l'amour à la fille qu'on aime, j'avais oublié, mon dieu, que c'était le seul signe que Dieu, parfois, adresse aux hommes du plus haut de ses cieux. J'ai déjà vu des fidèles, à l'église, gober quelque hostie de série. Je n'ai pas vu leur visage s'illuminer pour autant. Ils regagnaient leur place en trottinant, comme si rien en eux ne s'était produit du miracle tant vanté. La neutralité de leurs traits ne convainc pas l'incroyant.
Faire l'amour à la fille qu'on aime, c'est un sous-bois l'été, la barrette d'étain qu'un torrent accroche à pic à la montagne, les coucous de Sénart et de Mortefontaine, les senteurs du verger, c'est Dieu dans toute sa puissance, toute sa rareté. Le visage de Karen à cet instant-là était celui de Dieu. Ce n'est pas blasphémer. C'est plutôt honorer le Seigneur que de lui prêter ce visage. Je suis heureux et même bienheureux de l'avoir entr'aperçu.
Donne-moi, Skønhed, l'hostie vivante de ta langue. Je crois en toi, en un seul Dieu, qui est toi. Je t'aime. S'il existe un paradis, s'il m'est promis, ce sera avec toi, toi seule, ou rien. Avec tes yeux qui tournent. Avec ton ventre dur. Avec ton cul, mon amour.


René Fallet, L'Amour baroque, 1971


jeudi 12 octobre 2017

Lettre à la mère



Tu viens dans la nuit, quand la bonne offre ses seins
   et que le pommier est vide
   et les étoiles détruisent mon nom,
Tu viens, quand le ruisseau cesse de porter le deuil et que ses paroles
   gèlent dans ma fenêtre
   et les moutons devant mes rires s'enfuient dans le coin de la bergerie,
Tu viens, quand le centre du monde
   crache un courant de sang avec un gémissement,
Tu viens, quand le champ est nu et que les yeux des poissons brillent, verts,
Tu viens, quand personne ne vient, quand la bonne qui me donnait le sein
   se cache de ma gloire,
   quand elle fait scintiller ses cheveux dans la lumière
   lunaire comme des millions d'années,
Tu viens, quand ils me battent, sans connaître ma prière,
   que je dirai en commençant ainsi : « Je suis
   poussé par l'obscurité... »
Tu viens toujours, quand je suis fatigué. Je te rembourse
   ma vie avec l'angoisse,
   qui se décompose sur ta pierre tombale insensée
   au-dessus du grand mensonge de l'automne.

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer,
trad. Susanne Hommel, éd. La Différence

mercredi 11 octobre 2017

Entre oui et non

Beuford Smith via camara democratica


Etre
cette main dernière
qui n'abandonne pas

lente 
à jaillir
autre

de passage dans le jour
humain
un instant
entre oui et non

faisant diversion
d'oiseaux      comme un récit de grand-mère
avant de dormir

et nous voilà sans bruit captivés
licornes approximatives
au plus haut du peuplier

une cassure 
dans l'hiver
qu'écrire et vivre
ne sont qu'un visage

contre une porte. 

1994


Thierry Metz, Poésies 1978-1997, éd. Pierre Mainard, 2017

mardi 10 octobre 2017

La voyante






Extrait des Bukowski Tapes, de Barbet Schroeder, ed. Carlotta

Comme une abeille




L’humanité m’a toujours écœuré. Et ce qui m’écœure le plus, tout le cirque des familles, y compris le mariage, j’ai le pouvoir et je te protège, et de fil en aiguille cette lèpre gagne du terrain : le voisin de palier, de trottoir, du quartier, de la ville, du département, de la nation, chacun se raccroche au cul de l’autre, pétant de trouille et de connerie comme une abeille au fond de son gâteau de miel.



Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire
trad. Leon Mercadet

vendredi 6 octobre 2017

Je me hais


Je me hais quand le jour se lève, les conneries commencent... la vie longue – la mort brève – qui l'eût cru pour un handicapé de la langue – borborygme – pouic ! prix fruits et légumes – EDF/GDF – hypermarché – sécurité sociale – S.S. – S.A. – Bébé – grand–mère – voilà empêtré dans les matricules, les factures, les chiffres –
Pâte dentifrice – savon – shampooing longueur de pointe – horaire – usine – bureau – chemin long qui va du soleil à la lune – les variations de température – du berceau au linceul – des maths au boulot – du pantalon éléphant au froc tuyau de poêle – la ligue maritime et coloniale française – qui n'y est pas "mauvais français" – le maccarthysme – le soviétique – le racisme "touche pas à mon pote" – le bon soldat – le harki – le collabo – le résistant – le péché – le saint–père–le–pape – Staline – Mozart – Armstrong – Les Beatles – le rock – les émois – le sida ... ça va, toutes directions, les hippies, les punks – on ne sait plus où on en est ! Retenez vos moutons de l'azur, la langue des Muses, les lignes minuscules de la police d'assurance, l'eau chaude au quart de tour, le linge propre qui se salit tout le temps, qui s'enrhume dans le vent, le vent doux des douceurs, le vent dur qui gueule, les yeux deux qui pleurent, les amours qui tombent à la poubelle, la marguerite des seins frais, les menstrues, les orgasmes, les intestins qui se bouchent et se débouchent, les dents cariées, le teint rose qui va vers le gris, les grands écrivains qui écrivent pour ne rien dire, qui occupent le temps pour parler de la pluie et du beau temps qui n'en ont rien à faire puisqu'ils circulent en roue libre sans s'occuper des saisons, des heures, du calendrier, des mille métiers qui se bousculent pour gagner la vie perdue en activités creuses, les grands jules et les culs qui se succèdent à longueur d'écran – les parents qui ne comprennent pas les enfants, les enfants qui ne comprennent pas les parents, la vie qui gonfle et ne sait plus où placer ses détritus. Tout dégoûte, tout amuse – les rues mortes, les places pleines – le chômage et la surproduction – le crève–la–faim et le super–nanti, les raviolis, les fonds de gamelles pour les bas–fonds sans fond – les stars qui puisent le pognon dans la poche des béats babaches – le cirque permanent de la vie qui nous leurre – le rêve du rêve qui s'achève sous la racine des pissenlits – le passé, l'avenir, le style, la mode qui passe avec les passants des ans – les objets – les objeux – un homme, une femmes, ses enfants, son auto, sa moto, sa télé – ce n'est pas assez – un chien, un chat, des poissons – l'art du lard pour nourrir la culture qui ne comprend rien de ce qui arrive à ceux qui vivent entre poire et fromage oubliant les chansonnettes des derniers poètes – l'écran, le journal, le bruit, le silence de la nuit qui s'éveille, le lendemain, le jour se lève les conneries commencent – la vie est belle quand elle n'est pas triste – l'escalier roulant porte les pingouins de magasin en métro, de métro en bistrot – on boit, on mange et ça recommence pour occuper les boyaux, les doigts du temps qui file ses perles pour les yeux qui ne voient que du feu – prennent les vessies pour des lanternes – les discours pour évangile, l'évangile pour paroles qu'ils ne croient pas – ça change ça bouge et ça change ça bouge plus ça recommence c'est du pareil au même sous papier cadeau –
On se trouve avec son sac d'os dans l'emballage de peau qui ne sait où poser les gants – Ainsi on n'en finit pas d'en finir à se gratter la cervelle et l'on pense que plus on cherche à comprendre – Shakespeare et le poète bouseux – Molière et le déconneur du coin – l'écrivain public et le baratineur de mes deux – ma tante à bafouille et mon oncle branleur – le novateur pompier – le pompier de l'avenir main dans la main à la galerie Jobardat – le rigolo qui pète plus haut que son cul – le cul encombré des merdes orphiques – les putes Eurydistiques à la recherche d'un barbu à senteurs poétiques – le sac à provisions de blouseries nouvelles pour arroser les plantes du Crédit Universel – le pauvre mec qui se crève le cul pour engraisser le compte en banque – la banque qui achète la dernière connerie en sponsor – l'ayant droit qui a droit de fermer sa gueule – carrousel du samedi où nana va se faire enculer en pensant à la fin du mois que c'est excellent contre la constipation dit le médecin qui en a marre des gens qui geignent pour des points le lundi matin fatigué au point qu'il [le médecin] aux clients, leur mettrait bien le poing sur la tronche et se débarrasser vitos des jérémiades après avoir empoché le pognon – au revoir, messieurs, mesdames, merci beaucoup – c'est toujours ça de pris – et qu'on en a rien à foutre du plaignant souffreteux que son chèque – passez la monnaie, ça roule tous azimuts – en liquide – en solide, en blanc – noir – l'argent blanc vaut l'argent noir – jaune – café au lait – ou teint caca – rien à foutre du racisme – Vive la Banque de France ouvrez les cuisses du tiroir–caisse – enfoncez ça profond – pièces et billets – tout est bon pour la rue des finances qui baratine le gagne–petit – le bilieux – bigleux – l'envers et l'endroit – celui qui l'a dans le cul comprend tout de suite sa douleur – faut pas s'appeler Polytechnique pour comprendre !
Sacrilège ! Effacez–moi ça ! – Mais non – mais non – pas question – on a besoin d'air neuf – d'écriture blanche – OMO donnez–nous des lettres lavées à basse température ! Ah oui ! mais si c'est pas saignant c'est ramollo – on voudrait de la bave entre les lèvres – du tableau au goût du jour – du sperme rock – de le vulve look qui ne repassera plus – triste nouveauté ancienne à remplacer tous les ans – Remplacer quoi ? la connerie qui se lève chaque jour – limonade – menthe à l'eau et vaseline

Gaston Criel, Popoème, Les éditions du chemin de fer

Par où commencer...

Eammon Doyle via camara democratica


Dernière lutte d'une heure
la main posée sur ta fesse
droite
les emmèredes éparpillées sur l'oreiller
levé aux horreurs j'avale
quelques vers analeptiques
léchant le mur dénudé
d'appas
d'élégance
en souffrance
plâtre sur ciment
ciment sur plâtre
miel au fond de la tasse je déguste
la menthe poivrée le froid
du matin et de toutes les nuits
chatte sur l'épaule
goûte aux pesticides
à la tête du génocide
des abeilles et de l'orthographe
l'air court sous la fenêtre
d'où j'aime la regarder passer
je dormirai un autre jour.
Par où commencer...

Charles Brun, Poésie urbaine




mardi 3 octobre 2017

Désinscriptions du jour



Je ne me sens nullement représentatif de quoi que ce soit. Et encore moins de ma façon d'être.

A toutes ces personnes qui disent se sentir mal dans leur peau, je conseille toujours de consulter un dermato.

Mon type de femme : celle qui ne me rend pas sentimental.

Je sens que je vais y réfléchir à deux fois avant de proclamer mon indépendance.

Les pauses que je m'impose me permettent de ne pas réfléchir aux raisons qui me poussent à ne pas écrire davantage.

Le jour où j'oublierai de ne plus me prendre au sérieux, vous entendrez sérieusement parler de moi.

Passez-moi l'expression. N'importe laquelle.

Je la revois lors de notre premier rendez-vous,
m'attendant, encore pleine d'espoirs.

Mon type de femme : celle qui, honteuse, me demande Comment sais-tu que ça me rend folle ?

Ecoutez, on ne va pas se mentir. Je vous propose d'ailleurs que nous cessions tout dialogue.  

Je n'ai jamais mis de l'argent de côté, je l'admets. Mais je ne parviens pas à comprendre si cela est dû à un manque constant de moyens ou à une pathologie grave.

Ne comptez pas sur moi. Et pas à moins de dix mètres.

Dernièrement, les romans m'ennuient. Après quelques pages, je me déçois en lâchant un Ben, voyons... ou un Ça tombe bien, non ?... ou encore un Il me prend pour qui ?... S'ensuit la présentation à l'auteur d'un bouquet d'injures de derrière les fagots. Le romancier aura beau argumenter, la réconciliation sera, je le sais, impossible.

Mon type de femme : celle qui, au lit, m'épargne les onomatopées pornographiques de circonstance quitte à s'en faire saigner les lèvres.

Je sais malheureusement que je n'aurai pas assez d'une vie pour étaler toutes les conneries dont je suis capable.

J'en ai bien moyennement peur. A vrai dire, je m'en contrefous... 

Je tiens à ce que les choses soient claires entre nous : vous ne pensez tout de même pas être à l'origine de l'agacement qui m'habite ? Vous êtes, vous le savez bien, trop insignifiante pour cela. 

J'ai longuement cherché ma voix avant de réaliser que j'avais commis une faute d'orthographe impardonnable.


Dès que l'on me parle de Kafka, surgit inéluctablement devant moi l'image d'un mug avec, imprimée dessus en noir et blanc, la gueule de l'auteur de La Métamorphose.

Quelqu'un peut me dire si
dans les rues de Saint-Petersboug sont encore proposés aux passants des verres d'eau gratuits comme du temps de l'Union soviétique lorsque tout le monde buvait dans le même verre ?

Vous êtes sûr de vouloir mon avis ? Vraiment ? Vous ne voulez pas autre chose ? Une grimace ? Une chanson ? Un geste obscène ? Une claque ?... Réfléchissez, j'ai bien plus qu'un avis dans mon sac. Et des trucs qui ont très peu servi, quasiment neufs...
N'hésitez pas à m'oublier. De mon côté, je ne me gênerai pas pour vous maudire.

Je ne voyage plus. Non par manque d'argent, mais pour garder l'espoir qu'il reste quelque part des personnes un peu moins connes que celles que nous avons ici.

Désirant échapper à la cohue du festival, je m'étais réfugié sur le canapé d'un bar curieusement désert, disposé à lire quelques pages de poésie ou d'y faire une sieste discrète, lorsque l'on me tapota l'épaule. C'était Mick Jagger. Il avait privatisé le lieu pour quelques amis et me demandait de dégager. L'occasion était trop belle. J'ai prétendu être le barman et fini sur les rotules à cinq heures du matin.

Mon type de femme : celle qui me dit Désinscrivez-moi !


Charles Brun, Vous pouvez envoyer le bonheur