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| Augusto Cantamessa |
– Jouer aux cowboys et aux Indiens ?
– Non, il n'y a pas de cowboys, ici… Juste « faire l'Indien ». Dans le sens de « faire l'idiot »
– Quoi ?! Je n'ai jamais entendu cette expression…
– C'est bien ce que je pensais, c'est une très mauvaise traduction.
– Ah, c'est une traduction ?
– Oui, heureusement, il s'agit d'une édition bilingue.
– C'est comment en espagnol, « faire l'Indien » ?
– « Hacer el indio ».
– Et ça veut dire « faire l'idiot » ?
– Exactement.
– C'est étrange.
– Qu'est-ce qui te dérange ?
– La connotation…
– …raciste ?
– Elle m'en a l'air…
– Peu importe, là n'est pas le propos.
– Tout de même…
– Il existe « engañar a una persona como a un indio », expression qui, reconnaissons-le, certainement établie peu après la « découverte » de l'Amérique et de ses « Indiens », présente ce genre de connotation.
– Engañar ?
– Oui, rouler, tromper.
– Tromper quelqu'un comme un Indien ?
– Quelque chose dans le genre. Mais « hacer el indio » est moins péjorative à mon sens, du moins ici. Je l'entends davantage comme se faire passer pour un idiot…
– …Sous-entendu, les Indiens sont idiots…
– Un pue comme notre « rusé comme un Sioux ». Toujours est-il qu'on ne peut traduire ça par « faire l'Indien ».
– Non, en français, ça ne veut rien dire. Tu peux me lire le passage en question ?
– Non, je vais te lire entièrement le poème, car cette histoire d'Indien arrive à la fin.
– Habituellement, c'est la cavalerie qui arrive à la fin, pas les Indiens…
– …
– Vas-y, mon chéri, je suis toute ouïe.
Je ne donne à personne le droit.
J’adore un morceau de chiffon.
Je change des tombes de place.
Je change des tombes de place.
Je ne donne à personne le droit.
Je suis un type ridicule
Sous les rayons du soleil,
Moi le fléau des bistrots.
Moi je meurs de rage.
Je n’ai plus aucun recours,
Mes propres cheveux m’accusent
Sur un autel d’occasion
Les machines ne pardonnent pas.
Je ris derrière une chaise,
Mon visage se remplit de mouches.
C’est moi qui m’exprime mal
Exprime en vue de quoi.
Je bégaye,
Du pied je touche une espèce de fœtus.
C’est pour quoi faire, ces estomacs ?
Qui a fait ce méli-mélo-là ?
Le mieux, c’est de faire l’indien.
Je dis une chose pour une autre.
– C'est étrange…
– Je te l'avais dit, c'est une erreur de traduction.
– Je parlais du poème en lui-même. Qui a écrit ça ?
– Nicanor Parra.
– C'est un pseudonyme ?
– Non, c'est un Chilien.
– Parra, comme Violeta Parra ?
– C'est son frère.
– Violeta Parra est une femme.
– Et Nicanor est son frère.
– Elle s'est suicidée ?
– Par amour.
– Et Nicanor ?
– Il a vécu jusqu'à 104 ans.
– La poésie conserve.
– Les maths aussi.
– Quel rapport ?
– Nicanor Parra était mathématicien. Il a enseigné les maths toute sa vie je crois.
– Tout en faisant des poèmes…
– Il disait faire de l'anti-poésie.
– C'est-à-dire ?
– Il a voulu désacraliser le genre, écrasé par les deux Nobel chiliens, Gabriela Mistral et Pablo Neruda. Il a introduit des éléments nullement lyriques, les poux par exemple, les souris, il avait beaucoup d'humour, tenait à écrire avec le langage de la rue, était écolo avant l'heure, se méfiait des artistes engagés. A la formule des années 1960 El pueblo unido jamás será vencido, il préférait La izquierda y la derecha unidas jamás serán vencidas.
– Gauche et droite unies jamais ne seront vaincues ?
– Exact. Ce qui a l'époque n'a pas vraiment plu dans les cercles intellectuels de son pays. Mais on peut dire aujourd'hui qu'il avait tout compris.
– C'est le seul livre de lui que tu possèdes ?
– Oui.
– Avec cette mauvaise traduction ?
– Oui. C'est ennuyeux. Et c'est le seul recueil qui ait jamais été traduit dans notre cher pays. Ils s'y sont mis à deux, d'ailleurs… Heureusement le livre est épuisé…
– Ce Nicanor est connu dans son pays ?
– Bien entendu. C'est leur plus grand poète. Une trentaine de recueils, des prix dans tous les sens, des documentaires… Sans lui, Bolaño et d'autres n'auraient jamais écrit, ou pas comme ça… C'était une légende de son vivant. A sa mort, en 2018, deux jours de deuil national ont été décrétés au Chili.
– Comment ce pays qui a donné naissance à tous ces grands poètes et écrivains, populaires qui plus est, a pu élire ce Kast, admirateur de Pinochet ?
– Et fils de nazi.
– Qu'est-ce que tu racontes ?
– Le père de ce Kast était non seulement membre du parti nazi mais surtout officier de la Wehrmacht. Réfugié au Chili pour fuir la justice donc, comme beaucoup d'autres ordures de ce genre.
– N'est-ce pas Bolaño qui a écrit La Littérature nazie en Amérique ?
– La littérature n'intéresse plus personne. Pas plus au Chili qu'ailleurs…
– Ceci explique cela ?
– Certainement. Il n'y a qu'à regarder la liste des livres les plus vendus cette année…
– McFadden ?
– Elle est en tête, oui. Mais derrière, c'est tout comme. Que des non-livres. Des produits écrits et même traduits avec l'IA… Et instillant la même idéologie. C'est fini. Ils ont gagné.
– C'est qui « ils » ?
– Oh, ceux qui détiennent le pouvoir, les banques et les Gafam, pour faire vite, ceux qu'ils mettent à la tête des Etats, ceux qui régleront les problèmes à coups de tronçonneuse, d'OQTF, d'IA ou de guerres…
– Bien… Il reste du vin ?

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