jeudi 11 décembre 2025

Chronique d'une bronchite

Francésc Catalá Roca


 

On a fini par me diagnostiquer une bronchite chronique, à surveiller. Vous avez fumé combien d'années ?, m'a demandé le médecin. J'ai bientôt 80 ans, j'ai dit, jamais de ma vie je n'ai fumé. Il n'en croyait pas ses yeux : l'examen était on ne peut plus clair.  J'ai longtemps été musicien, j'ai dit, on jouait dans des clubs, des cafés, des salles où, à l'époque, tout le monde fumait,  j'ai dû avaler un peu de tout. Le médecin, c'est un amateur de jazz, il a voulu en savoir plus, ça l'intéressait. J'ai raconté ma carrière de batteur, les clubs qu'il y avait alors, à Madrid. Une cinquantaine, facile. Il y avait l'Alazán, sur la Castellana. Le grand Sabina en parle dans une de ses plus belles chansons, De Purisima y Oro
A l'Alaz
án, on venait pour la musique mais aussi pour voir les filles. Il y en avait de très belles. Spécialement invitées. C'étaient des clientes, mais elles ne payaient pas leurs consommations. Elles étaient là pour la déco en quelque sorte, pour attirer le client. Attention, ce n'étaient pas des putes. Elles se contentaient d'être là, avec leur beauté.  
J'avais ma propre batterie, fait rare à cette époque. Je la trimballais d'une salle à une autre. Il y avait le Morocco, dans le quartier de San Bernardo, 
calle Marqués de Leganés pour être exact. Je crois que le lieu existe encore. Un verre coûtait un bras. On pouvait dîner sur place. Au Morocco, on ne croisait que des gens très chics, élégants, la grande bourgeoisie du régime, des médecins, avocats, des militaires, des pontes du pouvoir, des toreros, et les vraies putes, là on en trouvait. L'ambiance n'était pas trop au jazz dans mon souvenir. On y jouait encore la conga, des musiques exotiques, pour danser pépère, du tango, le paso doble national... Il fallait bien vivre. 
Et puis, il y avait el 
Cisne Negro, le Cygne noir, salle magnifique, et véritable lieu de prostitution, près de la Calle Cartagena. La salle était au sous-sol d'un cinéma si je me souviens bien. Je n'y suis pas resté longtemps. J'avais interdiction de nouer des contacts avec la clientèle. Or, on m'a surpris un soir dans un café du coin avec une fille qui me harcelait véritablement. Oh, pas pour mon physique, vous pensez bien, mais pour mon jeu de batterie. Elle en était folle. On m'a donc foutu à la porte le soir même. Et je n'ai même pas baisé la fille. 
Je suis allé jouer au Melodías, là, je parle des années 1950, l'essor des variétés. 
J'ai accompagné quelques vedettes de la chanson. Des gens qui avaient un succès fou mais qui étaient foncièrement incompétents. Qui étaient toujours en retard sur la musique. Evidemment, ils avaient quelque chose, un certain charisme qui expliquait leur popularité, mais aucune technique, aucun professionalisme. Et puis, on ne pouvait rien leur dire. C'étaient des dieux. Personne ne leur faisait la remarque. Et dans ce genre de situation, celui qui dégage c'est le musicien. Au Consulado, j'ai également joué avec un groupe de l'époque, Los Benet. La clientèle était plus jeune, aussi privilégiée et élégante mais plus jeune, des adolescents. 
L'influence du rock, des groupes anglais, s'est 
vite faite sentir et les groupes mettaient littéralement le feu. On a du mal à imaginer ce genre de choses lorsqu'on évoque ces années-là aujourd'hui, qui étaient aussi celles de la répression et de la misère pour bien d'autres. 
Pour ma part j'étais assez réticent à ces musiques. Le rythme changeait et le niveau sonore devenait vite insupportable. La musique avec laquelle j'avais grandi ennuyait profondément ce nouveau public. J'ai également joué au 
Pasapoga, la meilleure salle de Madrid pour la fête. Et puis se sont développées les discothèques. En extérieur ou entièrement fermées. A la périphérie de la ville le plus souvent. On y croisait les footballeurs du Real ou même ceux de l'Atlético, pas toujours accompagnés de leurs femmes, si vous voyez ce que je veux dire. Ces filles, on ne les appelait pas encore mannequins ou influenceuses. Des danseuses, des comédiennes, puis des présentatrices télé. C'est alors que les disc-jokeys sont arrivés, il n'y avait plus besoin d'orchestres. Il suffisait de faire tourner un disque, ça revenait bien moins cher. 
J'ai tenu jusqu'au début des années 1980. Les salles avaient fermé les unes après les autres. Les musiciens étaient relégués aux fêtes de mariage ou de communion. C'est là que je suis entré à la Poste. Où ça fumait aussi dans les bureaux. Oui, beaucoup de mes collègues ont été emportés par un cancer, toute sorte de sales maladies, après toutes ces années dans des salles enfumées, pas aérées. Mais bon, j'ai dit au médecin, moi, je suis encore là. Avec mes souvenirs à la con et ma bronchite chronique. 

 

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