vendredi 22 août 2025

Du malheur des hommes

Gianni Berengo Gardin



A la bibliothèque universitaire de Salzbourg, le bibliothécaire s’est pendu au lustre de la grande salle de lecture parce que – ainsi qu’il l’a écrit sur un billet qu’il a laissé– il ne pouvait plus supporter, après vingt-deux ans de service, de classer des livres et de prêter des livres qui ne sont écrits que pour causer des malheurs, et, par là, il entendait tous les livres jamais écrits. Cela m’a fait penser au frère de mon grand-père, qui était garde-chasse à Altentann, près de Henndorf, et qui s’est tué d’un coup de fusil au sommet du Zifanken, parce qu’il ne pouvait plus supporter le malheur des hommes. Lui aussi avait noté cette conclusion sur un billet qu’il avait laissé.

 

 

Thomas Bernhard, L’Imitateur
trad. Jean-Claude Hémery, Gallimard

 

jeudi 21 août 2025

Un voyant


Shōmei Tōmatsu

 

Un malade est un voyant, personne d'autre n'aperçoit plus clairement l'image du monde. Quand il aura quitté l’Enfer, ainsi avait-il désormais qualifié l’hôpital, les difficultés qui, ces derniers temps, lui avaient rendu le travail impossible seront écartées.  L'artiste, l'écrivain en particulier, lui avais-je entendu dire, a carrément l’obligation d’aller de temps en temps dans un hôpital, peu importe que cet hôpital soit un hôpital, une prison ou un monastère. C’était là une condition préliminaire absolue. L'artiste, l'écrivain en particulier, qui ne va pas de temps en temps dans un hôpital, donc ne va pas dans un de ces districts de la pensée, décisifs pour sa vie, nécessaires à son existence, se perd avec le temps dans l'insignifiance parce qu'il s'empêtre dans les choses superficielles.

 

Thomas Bernhard, Le Souffle
trad. Albert Kohn, Gallimard 

dimanche 17 août 2025

Elle t'a demandé…

Camilla Gorini



Une jeune fille t'a demandé : Qu'est-ce que la poésie ?  
Tu voulais lui dire : C'est ce qui fait que tu existes, ô oui, que tu existes,
et que de crainte et d'émerveillement,
qui sont la preuve du miracle, 
je sois si cruellement jaloux de la plénitude de ta beauté,
et que je ne puisse t'embrasser ni dormir avec toi,
et que moi, je n'aie rien, et que celui qui n'a rien à donner
doive chanter…

Mais tu ne lui as rien dit, tu as gardé le silence
et ce chant, elle ne l'a pas entendu… 

 

Vladimir Holan, trad. Dominique Grandmont,
Une nuit avec Hamlet et autres poèmes, Poésie/Gallimard 

 

mercredi 13 août 2025

Le désespoir de Narcisse

Ludwig Van Borkum




 

 

Je voudrais n'avoir jamais existé ; gommer toute trace de ma présence sur cette planète. Mes peintures sont des paravents qui, tant bien que mal, masquent ma misère et mes ruines. Mes poèmes sont des fragments d'un miroir brisé qui fait le désespoir de Narcisse. Tout comme croire en Dieu, s'aimer est impossible mais parfois se tolérer serait paradisiaque. Ma religion : être ébloui par le pur éclat du néant.  

 

Jean Raine, Le Temps du verbe
L'Echoppe, 1992 

samedi 2 août 2025

Refus du poème

Přemysl Koblic

 

 

Les filles du chant sont venues:
– « Veux-tu de nous ? Nous sommes nues,
nos lèvres sentent la lavande »
 
– Je songe aux ravins de Finlande
où dorment des soldats de gel... 
Les vierges de sel du poème
m'ont dit : – « Il est temps qu'on nous aime !
Nous sommes nues sous la peau. »

Je songe aux navires sous l'eau
noyés derrière les vitrines…

Les molles putains de mon songe
me crient : – « Lâche pied et plonge
que les poissons sont frais et muets ! »  
– Je songe aux forçats d'Allemagne :
ils sont maigres sous le fouet... 
Les douces mères du sommeil
me choient : « Couche-toi ! Les orteils
dressés vers la pointe du somme. 
La belle au bois qui dort dans 1'homme
ne se nourrit que de baisers… » 
– Je songe aux énormes brasiers
qui brûlent autour de la terre... 
La vieille édentée de la mort
m'a dit : – « Chaque cheval a son mors.
Ton lot sur terre est la mort lente.
Que ça te déplaise ou non, chante !
Nul être n'a droit au merci...
A quoi penses-tu, ombre vague ? » 
– O très chère, je songe à Prague !
Je n'entends pas, je n'entends plus
les prières de ses synagogues...

 

Benjamin Fondane, 
in Le Mal des fantômes, Verdier poche, 2025