lundi 30 juin 2025

Comme ça

Steve McCurry

 

 

ainsi je finirai comme ça
à me sentir tout doucement vieillard
une fleur un poème sur les lèvres
à continuer de bricoler encore
la pollution de l'air et ainsi de suite

ainsi je finirai comme ça
un vieillard propre
comme notre chien qui ne pouvait plus
faire ses besoins à l'intérieur et a fini
sourd comme un pot et ainsi de suite

ainsi je finirai comme ça
à raconter d'une voix rauque
à mon petit-fils le bon vieux temps
la révolution que nous voulions alors
la république soviétique des flandres et ainsi de suite

ainsi je finirai comme ça
à m'enquérir de mes lunettes
et à chercher ma canne
pour m'appuyer dessus et ainsi de suite


Louis Paul Boon, Le cauchemar de l'an deux mille
trad. P. Franck, éd. Angle mort, 2023

samedi 28 juin 2025

Un souffle léger

Henri Cartier-Bresson

 

 

Asseyons-nous ici. D'ici on voit davantage de ciel. Comme elle est consolante, l'immensité de cette profondeur étoilée. En la contempant, la vie fait moins mal ; sur notre visage, tout échauffé par la vie, passe un souffle léger, comme le signe d'un frêle éventail.

 

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité
trad. Françoise Laye, Bourgois.

mardi 24 juin 2025

En premier lieu

Tore Johnson 

 

Dans les premières pages de son réjouissant essai, sobrement intitulé Hemingway, Laurent Jullier note:


...les histoires d’Hemingway finissent mal. Pire encore, elles ne sont au service d’aucune religion, d’aucune noble cause, d’aucun idéal élevé. Là-haut, tout là-haut, il n’y a rien. Nada. « Nada, y pues nada y nada y pues nada», comme le martèle un de ses personnages. Rien, et puis rien et rien et puis rien.
Dans cette logique, nous sommes faits de molécules organiques qui finissent toujours par se désassembler au bout de quelques années passées à collaborer. Et tout le reste est fiction, images et consolation. Inutile, pourtant, d’en faire une maladie, ou d’y voir un prétexte à devenir amer et cynique, puisqu’existe un moyen d’affronter cette logique avec calme et dignité. Il consiste à se livrer à des activités qui ne séparent pas la tête des jambes.
Italo Calvino l’avait deviné: «Le héros d’Hemingway veut s’identifier aux actions qu’il accomplit, pour échapper au sentiment de vanité de tout, de désespoir, de défaite et de mort.» Hemingway lui-même avait trouvé quelques-unes de ces actions, qui fonctionnaient à condition d’être bien exécutées, c’est-à-dire avec la tête à ce qu’on fait: pêcher, chasser, boire, faire l’amour et, surtout, quelque chose d’encore mieux, de fabuleux et d’imparable, qui est la clé de l’émerveillement de Duras, mais qui ne peut pas être dit tout de suite.
Il faut d’abord préparer le terrain.
Et en premier lieu, se débarrasser du suicide. Surtout si l’on pense à ce qu’écrit la critique du New York Times à propos de la dernière biographie en date d’Hemingway: au bout de sept cents pages de détails, on a vraiment envie qu’il l’empoigne, son satané fusil !
D’ailleurs, les deux sont liés
– les choses qu’on fait bien, et le suicide. 

 


lundi 23 juin 2025

De premier ordre

 

Jean Marquis

 

 

Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; elle s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. 

 

Walter Benjamin, 
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique
,1936

vendredi 20 juin 2025

L'acharné

Otto Haeckel




LA VILLE SE CACHAIT

La ville se cachait comme un port en exil
Une rumeur échouée à l’intérieur des terres
Qui oubliait la mer

La ville se gonflait de sa chanson futile
Que restait-il ?
Se souvenir n’est pas facile

Les femmes arrangeaient leurs guirlandes
Coquetteries d’anges louches aux balcons de dentelles
Aux jupons en nacelles
Les femmes ébruitaient leurs légendes
Qui tenait les chandelles ?
Se souvenir parfois vous ensorcelle

Des galoches sonnaient un dru refrain d’Irlande
Des fados de Portugal
Vous serraient la gorge 
Comme une écharpe soyeuse
Prise dans la roue implacable du destin
Des tangos, des femmes fatales,
Plus ou moins
Jouaient leur partition de corrida
Et Le Temps des cerises,
- Juste le premier couplet,
Bien saignant s’il vous plaît !-
Redressait les cœurs

D’autres gourmandises
Agitaient leurs grelots :
Hidalgos, femmes frugales,
Plus ou moins
Des danseuses sans taille, des lianes, des fusains
Même les lourds, les ours, les balourds
Laissaient traîner
Des grâces d’elfes dans leurs mains

La ville, comme un phoque essoufflé, roulait sur son dos
« Plaisir d’offrir, joie de recevoir,
À toi d’ouvrir, à toi de voir ! »
Se souvenir, est-ce un cadeau ?

Des fantômes se perchaient sur le dos des nouveaux venus
Certains se camouflaient, d’autres restaient nus

Qu’une ville appareille, ça ne s’est jamais vu
Il n’y a plus d’inconnus
Au bal des revenus

Qu’une ville appareille
On ne l’oublierait plus

Se souvenir…

À force de mémoire, on ne reviendra plus


***
 
PLEIN SUD

Et puis j’irai plein SUD
le soleil brisera
mon ombre malhabile
et le vent dénouera
mes muscles fatigués

Je serai dénudé
comme un oiseau malade
mais si tranquille enfin

Une pierre posée
dans le milieu des sables
une pierre nichée
dont les dunes un peu rêches
mais sans haine et sans hâte
ne garderont qu’un grain

Puis je ferai mon tour
sans avoir froid ni faim
ni le manque de celles
qui m’ont toujours manqué

Roulant mon tour de terre
je pourrai me laver
me déprendre des peines
et de mes mauvais sangs

Dans le tamis du vent
je serai chanson douce
rime tendre qui crisse
fantôme minuscule
sans remord ni regret
insouciant inutile
et plus triste jamais 

***

HÔTEL DU PORT

La pierre
Contre la mer
L’homme
Aux pieds de l’hiver
Et face contre mer
Tandis qu’au bout du quai
Roule la rouge chanson d’un accordéon

Les yeux fermés d’un homme au bras d’une pendue
Le cri d’un oiseau mort
Qu’ils n’ont pas entendu
Et la grève au ressac près des villes endormies

Hôtel du port
Entre les mâts des grues

 

 


L'ami Jérôme Soufflet, comédien et auteur, vient de publier ce bien nommé recueil aux toutes nouvelles éditions Les Grands singes (tiens...), fondées par Jérôme Pauchard, lequel s'associe pour la circonstance à Gustavo Bocaz et son Escalier-Espace d'art. 
Quatre autres titres accompagnent la naissance de la maison, invitée au Marché de la poésie, stand 620, Place Saint-Sulpice (Paris), jusqu'à dimanche prochain. Des lectures s'y tiennent, me dit-on. 
Une rencontre-lecture avec les cinq auteurs publiés –  Valeria Varas, Frédéric Pagès, Miguel Espejo, Jérôme Karoly et 
Jérôme Soufflet– est également programmée vendredi 27 juin, à 19h00, chez Gustavo Bocaz: Escalier-Espace d'Art - 104-106, rue Edouard Vaillant, 93100 Montreuil. A priori, on y sera, c'est à deux pas de chez ma mère.


A demain

Marion Kalter




Toujours 
j'ai essayé
à l'instar de l'ange sans ailes
González
de remettre au lendemain
tout ce que j'aurais pu 
ne pas faire la veille

Reste tranquille
disait-il.
Puisse demain 
rester toujours demain 

Quelque chose
comme ça.

Je crois
y être parfois parvenu,
je n'en suis pas peu fier. 

 

 
charles brun, quelque chose comme ça

 

lundi 16 juin 2025

Sale réalisme

Joan Colom




Elle pensait que 
Johan Cruyff
était un de ces professeurs 
de désespoir que j'aimais citer
venu le soir entre deux
verres d'un trop vert pinard
un type du nord 
du genre Kierkegaard.
Je dus alors me lancer
sans élan ni élégance
dans des histoires sans fin
sur cet autre fils 
d'une femme de ménage
le football total
Amsterdam et Pandora
la guerre de Troie
comprenne qui pourra.
Elle repensait à cet ancien instituteur 
déclamant fièrement
Tous les matins 
je me remets
en bouche un poème
pour faire travailler la mémoire
les pieds
et la langue

après s'être s'emporté 
contre
les trottinettes sur les trottoirs
les mômes sur les écrans
les drones traquant 
civils 
hommes 
femmes 
et enfants
le naufrage de nos dirigeants
l'imposture de toutes leurs positions 
la bêtise des oppositions.
Et me voici
dans le ventre de cette 
nuit de perdition 

cher Roger Wolfe
passant tes vers 
d'enfant de Westerham, Kent
écrits dans ta langue d'adoption
apprise à Alicante
pour moi maternelle
dans ma propre langue 
d'adoption
titubant en me relevant
butant l'adaptation
devant un verre
à moitié vide.
J'observe du coin de l'œil
sur la table la bouteille
ouverte après l'appel
de ma mère
décrépite par les ménages
qui s'étonne au téléphone
dans son mélange de langues
qu'une blouse blanche
lui parle de
ses quatre vingt huit ans
quatre vingt sept 
elle insiste 
oubliant encore
ses deux dates de naissance.

Bientôt l'heure du réveil
seul je sèche 
à faire tenir 
droit
un poème

dit de réalisme sale
que personne n'attend
et
trouve sur la toile
les images en mouvement
en couleur puis en 
noir et blanc 
sous tous les angles
de la fameuse
volée 
du Hollandais volant
un soir de mille neuf cent 
soixante-quatorze
sous le ciel catalan.

Nous avons tous
disait je crois
un poète chilien
mort à Barcelone
Nous avons tous
un ancien amour
à évoquer
lorsque nous n'avons plus
rien à dire 

et que l'aube pointe son nez. 

 

charles brun, hommage à la catalogne



mardi 10 juin 2025

Poésie intelligente

 

Babette Mangolte

 

 

J’apprends à l'instant que la vénérable BBC propose aux aspirants romanciers une masterclass animée par Agatha Christie – tout au moins son ménechme de synthèse. La reine du roman policier dispense désormais ses ficelles à tout un chacun, moyennant la rondelette somme de 79 livres (pounds), pour construire un récit, opérer des retournements de situation, installer et maintenir le suspense, etc. Rassurons-nous, tous ces conseils restitués par synthèse vocale sont recréés à partir des propres mots de la romancière tirés de ses écrits, lettres et entretiens, compilés par des spécialistes de la dame et validés par ses ayant-droits. L’objectif de cet atelier d’écriture nommé BBC Maestro, et qui réunit également quelques pointures vivantes, est de «démocratiser le savoir». Louable entreprise. Qui promet, en sous-texte, de prolonger l’influence des grands noms de l’écriture sous forme de directeurs d’ateliers virtuels. On songe à nos auteurs favoris qui, chez nous, animent des ateliers d’écriture, par exemple ceux que sponsorise le quotidien de Xavier Niel ou la maison Gallimard. Imaginer qu’un David Foenkinos, une Marie Darrieussecq ou un Eric-Emmanuel Schmitt sont appelés à sévir des décades après leur mort n’est pas pour me déplaire.

Il y a un peu moins d’un an, une étude consacrée à la poésie et l’IA fut publiée par la revue Scientific report. Après avoir rassemblé les poèmes de dix auteurs, de Shakespeare à Lord Byron, en passant par Emily Dickinson et Sylvia Plath, les chercheurs à l’origine de la chose ont ensuite généré via l’IA cinq poèmes à la manière de ces grands noms de la poésie. Il fut ensuite demandé à un panel de 1634  personnes, non expertes en lyrisme, de comparer les poèmes originaux et les poèmes rédigés par la machine. Personne ou presque n’a pu faire la différence. Encore mieux, pour la plupart de ces lecteurs, les poèmes écrits par l’IA étaient signés par de véritables auteurs en raison de leur beauté, leur originalité et les émotions suscitées. Conclusion des scientifiques: «Les poèmes générés par IA, comme les peintures ou les visages, sont maintenant plus humains que les humains, et les lecteurs de poésie non experts préfèrent la poésie générée par intelligence artificielle parce qu’elle est plus accessible, et qu’elle communique des émotions, des idées et des thèmes de façon plus directe et dans un langage facile à comprendre». On ne peut être plus clair.

Je viens de jeter un œil à ce que la toile qualifie de générateurs de poésie. L'un d'eux permet de créer sans se creuser la tête des « poèmes d'amour touchants», un « haïku sur le printemps» ou encore un « poème acrostiche nommé». On peut également choisir la longueur du texte ainsi que la langue de la création. Du haut de ma bêtise naturelle, friand de toute nouvelle expérience, j'ai demandé à cette IA de m'écrire un poème à la manière de Bukowski. J'ai répété la même démarche auprès d'une autre IA. Ma joie est immense. Le résultat est bluffant. Faisons un jeu. Je copie ci-dessous les deux poèmes prétendument bukowskien. Et recopie la traduction d'un vrai texte de l'auteur de Women, chopée sur la toile — je n'ai pas de livres sous la main. Je mélange. Saurez-vous dire quel est le poème qu'a véritablement écrit l'ami Bukowski ? 

 

la machine à écrire crache ses mots sales  
comme un ivrogne qui vomit ses rêves,  
les lettres se tordent sur le papier jauni,  
c'est ma vie qui saigne en encre bon marché.  

les bars sentent la bière et la sueur,  
les femmes rient trop fort pour cacher leur peine,  
je bois encore, je bois toujours,  
pendant que le monde pourrit sous nos pieds.  

la ville gronde comme un chien enragé,  
les néons clignotent, éclairs de misère,  
je marche dans la boue des trottoirs,  
mes chaussures trouées pleurent de fatigue.  

les amours passent comme des trains de nuit,  
sifflant leur départ dans un brouillard de larmes,  
je reste là, les mains vides,  
à compter les étoiles qui meurent une à une.  

le matin arrive avec sa gueule de bois,  
le soleil me frappe comme une gifle,  
je rallume une cigarette, je reprends la plume,  
parce que même l'enfer a besoin de poètes.  

et quand je mourrai, ce sera sans fanfare,  
dans un lit sale, avec une bouteille vide,  
mais les mots, ces putains de mots,  
continueront à danser sur ma tombe.

 

 ***

tout va bien puisque je ne suis pas encore mort
et les rats s'activent entre les canettes de bière,
les sacs en papier s'emmêlent comme des petits chiens,
et ses photographies sont collées sur une peinture
à côté d'un Allemand mort et elle aussi est morte
et il m'a fallu 14 ans pour la connaître
et s'ils me donnent 14 années de plus
je la connaîtrai encore mieux...
ses photos collées sur le verre
ne bougent ni ne parlent ,
mais j'ai quand même un enregistrement de sa voix,
et elle parle certains soirs,
de nouveau elle-même
si réelle qu'elle rit
qu'elle dit les milliers de choses,
la seule chose que j'ai toujours ignorée,
qui ne me quittera plus :
j'ai eu l'amour
et l'amour est mort ;
une photo et un morceau de scotch
ne sont pas grand-chose, ai-je appris sur le tard,
mais donnez-moi 14 jours ou 14 années,
je tuerai tout homme
qui osera toucher ou prendre
ce qui reste. 

*** 

Dans le bruit des villes qui n’animent plus,  
je marche,  
les pieds usés, le cœur lourd,  
les néons brûlants illuminent des visages hagards,  
les ombres dansent sur le pavé  
comme mes rêves oubliés.

Les bars crasseux,  
odeur de cigarette et de regrets,  
un verre de whisky pour chaque pensée volée,  
les rires s’élèvent, ivres de douleur,  
et moi, je me perds dans les histoires inachevées  
des âmes égarées.

Les femmes,  
elles ont ce regard,  
à la fois lueur et abîme,  
elles parlent de liberté,  
mais se saisissent de cages dorées,  
et moi, je les écoute,  
captif de leurs murmures.

La nuit se déploie,  
comme une couverture sur une table de poker,  
les étoiles sur le tapis,  
un mélange de rêve et de désespoir,  
qui sait, peut-être que demain,  
je trouverai la beauté dans l’ordinaire.

Mais pour l’instant,  
je sors et je regarde,  
les vies qui passent,  
des histoires se tissent dans l’air,  
des cris étouffés par le bruit de la ville,  
et moi, je reste là,  
un observateur,  
épuisé,  
un poète sans rime,  
un cœur battant au rythme de la solitude.

mercredi 4 juin 2025

Marécages

 

Alfa Castaldi

— Il y a à peine un an, c'était Anouk Aimée. Qui s'ajoutait à Pierre Barouh, Trintignant, Francis Lai...
— Lelouch avait l'air encore en forme quand on l'
a croisé lundi...
— Son cinéma l'est un peu moins.
— On ne peut pas rester éternellement au sommet, inspiré... Mais je préfère voir un mauvais Lelouch qu'un bon Godard...
— Comme tu y vas.
— Je pense que Lelouch est un type bien moins tordu que l'était Godard.
— Mais pas moins mégalo...
— Tout créateur l'est, à un degré ou un autre...
— Certes... 
— Dire qu'elle a bercé mon enfance…
— La mienne aussi. 
— Ma grand-mère l'adorait.
— Enfants, nous chantions ses chansons à tue-tête en déjeunant devant Midi Première... J'ai encore en mémoire certaines paroles... Cette voix... Tu sais si elle chantait encore ?
— Ces dernières années, elle faisait plutôt la comédienne. Au théâtre, il me semble. Je l'ai un peu perdue de vue. Une chose est sûre, ça nous met un sacré coup de vieux, tous ces gens que l'on a aimés et qui partent les uns après les autres.
— Je ne veux pas imaginer le jour où ce sera le tour de Catherine... 
— ...Ne parle pas de malheur
! Cela dit, sa mère est morte à presque 110 ans!
— Nous voilà comme deux vieux cons à évoquer 
nos morts, les larmes aux yeux...
— C'est vrai que je me sens parfois larguée. Quand il m'arrive de feuilletter un magazine, je suis perdue devant tous ces visages célèbres pour tous, inconnus pour moi.
— Aujourd'hui tout le monde est célèbre.
— N'exagérons rien.
— Jamais. Promis !
Ne pas avoir la télé, ne pas regarder les séries, ne pas écouter les chanteurs et chanteuses d'aujourd'hui, ne pas aller voir les films dont tout le monde parle...
...Moi, ça me va très bien. 
Toi, tu n'aimes rien !
Faux. Disons que la dernière comédie de l'influenceuse qui vend des shampoings à Dubaï ou la vie du rappeur devenu champion de MMA ne m'intéressent que modérément. 
Tu caricatures.
Nos vies sont des caricatures.
— Quand même...
— Je ne t'interdis rien. Tu peux aller voir ce qui te plaît au cinéma. Ou que tu te sens obligée de voir. De même, tu peux lire le dernier Melissa Da Costa ou le prochain Foenkinos si ça te chante —je sais que tu ne le feras pas bien que ce soit certainement intéressant de le faire… Mais je peux, et tu peux également, faire le choix de ne pas le faire. 
On passe à côté de plein de choses... 
— Détrompe-toi. Regardemaintenant que nous avons cet écran généreusement offert par ton frère, nous allons voir un peu plus ce qui passe sur les chaînes regardables. Et emprunter des DVD de films récents à la médiathèque, visionner d'autres films que ton frère nous mettra sur une clé, comme nous l'avons fait l'autre soir avec l'épouvantable Planète des singes.
Tu vois, tu n'aimes rien.
Je te ferai remarquer que je suis resté jusqu'au bout. Ne me dis pas que tu as apprécié cette espèce de jeu vidéo à grand spectacle numérique pour ados attardés... 
Non, je n'ai pas aimé ça, mais j'étais contente de le voir. 
Ça t'a soulagée ? 
De le voir ?... 
Oui. 
Oui, parce que ça fait plus d'un mois que mon frère nous l'a passé... 
Tu avais peur de le froisser si nous ne le regardions pas? Ou que nous passions pour des ringards?
Les deux, je crois. 
Tu as désormais un avis autorisé de spectatrice avisée. Tu dois te sentir libérée. 
— Tu te moques... Par snobisme…
— Pas du tout. D'ailleurs, pas plus tard que lundi, ne sommes-nous pas allés voir en projection de presse, chez l'ami Lelouch, le film de cet acteur qui est partout et dont tout le monde parle ? 
— Le nouveau Luchini…
— Tu trouves ?
— Pas dans le jeu, mais dans le sens où cet acteur est devenu son propre personnage.
— Oui… Et puis, tous deux sont montés sur des ressorts, sont de vrais jacasseurs, voire jaseurs… Mais à la différence de Luchini qui cite de long en large ses auteurs favoris, Quenard, du moins dans son propre film, se cite lui-même, se parodie, se regarde jouer et nous montre tout son registre d'acteur, pas très étendu tout de même si l'on en croit ce film…
— Le film est drôle dans la première partie, et je t'ai entendu rire, et puis ça finit par lasser…
— Tu n'aimes pas le Pérou et ses hommes sans cou ?… Bien sûr que j'ai ri. Mais comme on pouvait rire à un sketch des Nuls…
— C'est à ce genre de références que l'on se rend compte que nous sommes largués…
— Tu m'as compris. La démarche de Quenard est défendable sur la courte durée, elle ne fait pas un long métrage. Son faux faux documentaire est certainement symptomatique du cirque cuculturel actuel, la tyrannie qu'il nous impose. L'éclosion de cet acteur a été tonitruante, on l'a retrouvé partout, à faire le guignol et bavasser sur tous les plateaux, les réseaux, les magazines, il vient même de publier un roman, qui est en rupture de stock, nous disait la libraire l'autre jour… La machine médiatique est impitoyable, elle l'utilisera jusqu'à l'os, il s'y prêtera par narcissisme et goût du fric, jusqu'à en devenir insupportable — tu parlais de lassitude… – alors la machine passera à autre chose, à d'autres influenceurs… 
— Et tu t'apprêtes à épouser une pauvre femme comme moi, soumise à tout ce cirque ?
— Oui, parce que tu ne l'es pas vraiment, et que je t'aime. Et que nous allons, comme dans la chanson, Vivre libre en un marécage...
Ou vivre heureux dans une cage...
— Voilà. Musique !