mardi 25 février 2025

Le danseur


André Kertész


Tiens-toi bien: je suis convoqué au ministère. J'y aperçois Rachida Dati... Je rêve. Je sais pertinnement que je suis en train de rêver. Je me demande tout de même comment ils m'ont contacté. Comment ont-ils fait pour me retrouver ? Pourquoi ont-ils pensé à moi – qui les exècre totalement... Etrangement, je suis partagé entre le dégoût, le sentiment d'imposture – qui fait pourtant de moi un des leurs – et surtout l'opportunité unique, inespérée, d'assurer mes vieux jours en travaillant au ministère. L'occasion de finir ma vie avec des revenus bien supérieurs à ce que m'octroiera ma chaotique carrière professionnelle. J'en oublie alors mes principes, n'ai aucun scrupule, me voilà aussi corruptible que les autres, un vendu prêt à tout, une véritable ordure... Me débattant pour ne pas me réveiller, j'apprends qu'il ne s'agit pas d'un simple poste, mais d'un portefeuille! Je dois absolument m'accrocher, ne pas sortir de ce rêve! Ils veulent me confier le ministère, tu te rends compte? Moi, ministre de la Culture?! Je commence à trouver cela normal. J'ai même un costard. Et lorsque je suis enfin reçu sous les ors de la république, comme on dit, stupéfaction, on me couvre d'un vieux feutre et m'informe solennellement que je suis nommé ministre du Tango!

 

charles brun, rêves de bandonéon

jeudi 20 février 2025

Je parle aux fantômes

 

Man Ray

 

J'ai si grand pitié des hommes
je me hais et je m'aime
pardonne-moi d'être vivant, d'écrire des poèmes,
je suis encore là mais je parle aux fantômes !

 

Benjamin Fondane, in Ulysse,
in Le mal des fantômes, Verdier poche, 2025

mardi 18 février 2025

Absence


Willy Ronis


J'apprends ce matin que la librairie Gibert de Vaulx-en-Velin vient d'être placée en redressement judiciaire, avec un déficit de 598 000 €. Errant hier à l'une des adresses parisiennes du groupe, j'ai été frappé par les prix bien peu modérés de leurs bouquins d'occasion. J'ignore s'il faut établir une corrélation entre ces deux érections.
Toujours est-il qu'en déambulant rayon poésie, je suis tombé sur cette ancienne édition de poche des Rois mages de Frénaud.


A l'intérieur, entre deux poèmes, cette sorte de mot d'excuse pour justifier un manque de dédicace, l'auteur s'étant prétendument absenté de la capitale…


Cette édition date de 1987. On peut aisément imaginer qu'André Frénaud, s'absentant définitivement six ans plus tard, ou son attaché de presse, se livrait à ce type de facétie afin de se débarrasser de certains fâcheux collègues, journalistes, vagues connaissances…
La carte se trouve à la jonction de la page 66 et de sa voisine, la 67. Elle y restera. Le premier poème est intitulé "Réveil", le second, "La création de soi". 

 

Le sein, émouvant d'être celé
– Ne découvre pas la dormeuse !

Quand les éponges du sommeil ont dégorgé
tous leurs vers, puis les ont rapatriés
dans les cages  de la cervelle,
cire marine des abeilles de nuit,
le grondement s'arrête au cri du réveille-matin.

Elle apparaît ornée de si doux rivages.

– Esssuie ton crâne après rêver.

Après boire, c'est l'apothéose !

 

 ***

 

Mes bêtes de la nuit qui venaient boire à la surface,
j'en ai harponné qui fuyaient
je les ai conduites à la maison.
Vous êtes ma chair et mon sang.
Je vous appelle par votre nom, le mien.
Je mange le miel qui fut venin.
J'en ferai commerce et discours si je veux.
Et je sais que je n'épuiserai pas vos dons,
vermine habile à me cribler de flèches.


 

 

mercredi 12 février 2025

La sérénité des imbéciles

Leslie Jones

 

 

le poème peut grincer comme une porte sans gonds
Jean Cayrol

 

 

il pense être parvenu
à faire reculer
l'infini
lui aussi
et à la tombée de la nuit
troque sa mise
de maudit charlatan
des mots
pour celle de pilier de zinc
surnageant parmi les alcoolos
clodos
camés
paumés
passagers
filles en fugue
mineures
majoritairement
chacun vient avec son silence
lui rappellent-ils
en quelques vers
il brasse les bouquets
s'insurge
retourne le troquet
mélange les joueurs
confond corruption des partis
déliquescence du pays
non-respect de la foi
effondrement de la loi
femmes infidèles
dérèglement climatique
vengeance
vendanges
le temps qui passe et
le vent idiot qui tout emporte
les amis perdus de sens
les amours rêvées
celles tarifées
soudain hagard
il semble chercher ses mots
ou ceux des autres
abandonnés dans sa mansarde
désordonné de honte
il songe à ses mémos
depuis des lustres dispersés
aux quatre coins de la chambre
enfouis dans les placards
les tiroirs
la mémoire

le palais à sec

il envie
à l'image de son maître
la sérénité des imbéciles
plastronnant aux plus belles places
propres sur eux
toujours heureux
et en bonne santé 
Rentre chez toi

on t'a assez vu
assez entendu
sous-entendu : tu as assez bu
se dit le patron
qui inscrit sur l'ardoise
tragique
la somme du soir
Allez
va te coucher le barde
ouste
Salut la compagnie

et le voilà remontant laborieusement
dans sa piaule
défiant de nouveau la blafarde
sur un coin de table
il notera de nouvelles pensées insurpassables
les fourrera au fin fond
de la penderie
et à la fine praline
Emmitouflé avec un seul f
se souviendra-il
dans sa vieille pèlerine
griffes refermées
il trouvera enfin
le sommeil l'injuste
jusqu'au lendemain
si vous le voulez bien

 

charles brun, somme du soir


samedi 8 février 2025

Une vie au couvent

Henri Cartier-Bresson


 

Sorti de l'oubli, grâce à l'ami L.W.O., cet échange épistolaire entre Cioran et Armel Guerne, qui vient de recevoir le dernier opus de notre Emile préféré, Le Mauvais démiurge

 

 

Au Vieux Moulin, le 16 avril 1969 Tourtrès

 

Mon cher Cioran,
Je ne vous ferai pas l’injure de vous parler de votre livre comme d’un livre, et d’abord parce que c’est bien autre chose et beaucoup plus que cela. Mais il faut vous dire – et je vous le dois – que je n’avais rien lu d’aussi rafraîchissant depuis que je sais à peu près qui je suis. et cela commence à faire un sacré bout de temps. Cette pertinence de l’esprit et son exactitude à réduire les manigances de l’intelligence à leurs strictes limites, l’enchantement qu’on trouve à leur perpétuel dépit, la ridicule obésité flagrante de l’importance qu’elles se donnaient, ah
! quel soulagement. Et puis, il y a ce miracle dont je me sens tout parfumé: cette fantastique «bonne humeur», ce merveilleux rire de l’âme, énorme à éclipser tous les soleils, qui respire à travers le pire du pire et l’amertume de l’amertume, sous, sur et à travers la tristesse même de la tristesse. Tous, plus ou moins – et quel que soit le génie qu’on y mette –, nous nous laissons prendre par les autres dans la façon que nous avons de nous poser les problèmes ; et vous voilà, vous, d’un seul coup, pfuit ! qui faites sauter ces cadres. Quel confort tout à coup ! Quelle hygiène ! Le plein vent. Je voudrais avoir les colonnes d’un journal catholique pour y hurler qu’il ne saurait y avoir de lecture et de méditation plus recommandables à quiconque se targue d’amour de Dieu.
Avec cette opération géniale, si elle est véritablement le chef-d’oeuvre que je crois, vous devriez, mon vieux, réussir à n’avoir à peu près plus aucun lecteur à vos prochains ouvrages, et collectionner sur celui-ci les plus abominables âneries… car je n’ose espérer que sur un coup de scalpel aussi pur, aussi net, on se méprenne encore et que, sous l’éclair et le tonnerre de cette lucidité qui fracasse le jour et en retourne la lumière, des gens se trouvent assez cons pour se complaire aux noires apparences du charbon ou pour jouir, comme d’une caresse, du vernis corrosif appliqué à leurs habitudes. J’aime. J’aime. J’aime. Et votre langue est parfaite, tendre comme un nerf à vif, prodigieusement accordée à l’ineffable qu’elle prononce. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, ce qui a l’air d’un compliment ou la figure d’un enthousiasme. C’est vénération et respect qu’il faut prendre, et mesure grave de la grandeur, dont je ne suis que l’arpenteur.

 

Vôtre, de tout coeur : A. Guerne

 

 ***

 

Paris, le 18 avril 1969

Mon cher Guerne,
Je suis vraiment touché par le ton chaleureux de vos deux lettres, par tout ce que vous avez vu et projeté dans mon livre. Votre jugement ne sera pas ratifié ici, et il ne saurait l’être, car il est trop généreux. Ce que j’ai remarqué, c’est que les gens comprennent à la rigueur l’horreur du monde moderne mais non l’horreur du monde tout court, qui est au coeur de mes hantises et qui fait que, tout « incroyant » que je sois, je prise si haut le monachisme.
J’aurais vécu en un autre siècle, que j’aurais fini ma vie dans un couvent, je l’y aurais passée même. Mais maintenant il me semble que tout est trop tard, et qu’il vaut mieux rester et crever chez soi.
Je ne suis nullement étonné que vous n’ayez pas reçu les livres commandés. Plon n’est plus Plon et Desclée publie trop de choses. Il règne une atmosphère de folie dans les maisons d’édition. Songez que depuis un an j’essaie sans résultat de voir le directeur de la mienne. Ce qu’il y a de plus intelligent à faire, c’est de laisser les choses aller et de ne plus se faire de bile.
À Dieppe, où j’ai passé quelques journées de Scandinavie méridionale, je me disais souvent, au pied des falaises, qu’il faudrait s’assimiler aux éléments, renoncer à penser, se confondre avec tout ce qui éloigne de l’homme.
Êtes-vous allés en Normandie ? Comment va Madame Guillemin
?
Avez-vous oublié Boudin ? Et pensez-vous lui trouver un successeur ?
J’ai feuilleté l’autre jour, dans une librairie, l’Encyclopédie de Novalis
: le peu que j’en ai lu m’a paru du plus pur fatras. Même lui avait été contaminé par le terrible jargon de la philosophie boche.
Merci de m’avoir fait croire que mon petit livre peut avoir un sens. 

 

Amitiés,

E.M. Cioran

in Emil Cioran, Armel Guerne,
Correspondance (1961-1978), L'Herne

jeudi 6 février 2025

Sur une table de l'arrière-salle

Michael Ackerman
 


 

sensation, ombre, accident
vers oublié
sur une table de l'arrière-salle
encrassée
jadis
à la grande époque de
l'effondrement
sur un air d'accordéon
diatonique
ils chantaient
la malédiction d'une femme
abandonnée
biberonnée
de guinguette en ginguette
de comédies musicales en technicolor©
sur écran de onze mètres cinquante
de base
en amours sans domicile fixe
ni lendemains enchantés
comment était-ce déjà ?
forme, couleur, harmonie
vers perdu
d'un soldat poète
inconnu
au pied du comptoir
balayé
joyeusement chaque soir
avec toute cette sale sciure
par ce drôle d'oiseau d'apprenti
grand maître masturbateur
rêvant de caler sa flamme
entre les gros seins de la femme
du patron
ce soir
du côté de la place d'italie
il pleuvra des étoiles
dans notre lit
tu t'en souviens ?

 

 charles brun, vers brisés

samedi 1 février 2025

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dans le sud de la capitale
deux civils
ont été tués
une longue série d’accords
nationaux et régionaux
n’ont pas réussi à venir
à bout de ce conflit
en deux ans
on dénombre plus de
douze millions
de personnes déracinées

le ministre annonce
l'accélération
du dispositif
ingratitude
le qualificatif est
du président
ce n’est pas grave
ça viendra avec le temps
le nouvel homme fort voit des navires
chinois ou russes 
partout
l’expulsion de migrants et
le développement de l’extraction
d’hydrocarbures
figurent parmi ses priorités
une opération d'envergure
nous ne sommes pas à vendre
et nous ne le serons jamais
répond le premier ministre
le champion en titre a
largement dominé les débats
ce président iconoclaste qui redresse le pays
à la tronçonneuse
après des mois d’âpres négociations
et de destructions ininterrompues
à l’exception de frappes
épisodiques
les gouvernements rompent
avec l’orthodoxie budgétaire

les bellicistes de la technologie
ont imbriqué la rhétorique du business
à celle de la guerre
mesurez votre impact écologique
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avec l’aide de l’intelligence
artificielle
nous menons des études cliniques
soyez la meilleure version
de vous même
nul n'est sensé
ignorez la loi
charles brun, actus du jour d'après