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Henri Cartier-Bresson |
Sorti de l'oubli, grâce à l'ami L.W.O., cet échange épistolaire entre Cioran et Armel Guerne, qui vient de recevoir le dernier opus de notre Emile préféré, Le Mauvais démiurge.
Au Vieux Moulin, le 16 avril 1969 Tourtrès
Mon cher Cioran,
Je ne vous ferai pas l’injure de vous parler de votre livre comme d’un livre, et d’abord parce que c’est bien autre chose et beaucoup plus que cela. Mais il faut vous dire – et je vous le dois – que je n’avais rien lu d’aussi rafraîchissant depuis que je sais à peu près qui je suis. et cela commence à faire un sacré bout de temps. Cette pertinence de l’esprit et son exactitude à réduire les manigances de l’intelligence à leurs strictes limites, l’enchantement qu’on trouve à leur perpétuel dépit, la ridicule obésité flagrante de l’importance qu’elles se donnaient, ah ! quel soulagement. Et puis, il y a ce miracle dont je me sens tout parfumé : cette fantastique « bonne humeur », ce merveilleux rire de l’âme, énorme à éclipser tous les soleils, qui respire à travers le pire du pire et l’amertume de l’amertume, sous, sur et à travers la tristesse même de la tristesse. Tous, plus ou moins – et quel que soit le génie qu’on y mette –, nous nous laissons prendre par les autres dans la façon que nous avons de nous poser les problèmes ; et vous voilà, vous, d’un seul coup, pfuit ! qui faites sauter ces cadres. Quel confort tout à coup ! Quelle hygiène ! Le plein vent. Je voudrais avoir les colonnes d’un journal catholique pour y hurler qu’il ne saurait y avoir de lecture et de méditation plus recommandables à quiconque se targue d’amour de Dieu.
Avec cette opération géniale, si elle est véritablement le chef-d’oeuvre que je crois, vous devriez, mon vieux, réussir à n’avoir à peu près plus aucun lecteur à vos prochains ouvrages, et collectionner sur celui-ci les plus abominables âneries… car je n’ose espérer que sur un coup de scalpel aussi pur, aussi net, on se méprenne encore et que, sous l’éclair et le tonnerre de cette lucidité qui fracasse le jour et en retourne la lumière, des gens se trouvent assez cons pour se complaire aux noires apparences du charbon ou pour jouir, comme d’une caresse, du vernis corrosif appliqué à leurs habitudes. J’aime. J’aime. J’aime. Et votre langue est parfaite, tendre comme un nerf à vif, prodigieusement accordée à l’ineffable qu’elle prononce. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, ce qui a l’air d’un compliment ou la figure d’un enthousiasme. C’est vénération et respect qu’il faut prendre, et mesure grave de la grandeur, dont je ne suis que l’arpenteur.
Vôtre, de tout coeur : A. Guerne
***
Paris, le 18 avril 1969
Mon cher Guerne,
Je suis vraiment touché par le ton chaleureux de vos deux lettres, par tout ce que vous avez vu et projeté dans mon livre. Votre jugement ne sera pas ratifié ici, et il ne saurait l’être, car il est trop généreux. Ce que j’ai remarqué, c’est que les gens comprennent à la rigueur l’horreur du monde moderne mais non l’horreur du monde tout court, qui est au coeur de mes hantises et qui fait que, tout « incroyant » que je sois, je prise si haut le monachisme.J’aurais vécu en un autre siècle, que j’aurais fini ma vie dans un couvent, je l’y aurais passée même. Mais maintenant il me semble que tout est trop tard, et qu’il vaut mieux rester et crever chez soi.
Je ne suis nullement étonné que vous n’ayez pas reçu les livres commandés. Plon n’est plus Plon et Desclée publie trop de choses. Il règne une atmosphère de folie dans les maisons d’édition. Songez que depuis un an j’essaie sans résultat de voir le directeur de la mienne. Ce qu’il y a de plus intelligent à faire, c’est de laisser les choses aller et de ne plus se faire de bile.
À Dieppe, où j’ai passé quelques journées de Scandinavie méridionale, je me disais souvent, au pied des falaises, qu’il faudrait s’assimiler aux éléments, renoncer à penser, se confondre avec tout ce qui éloigne de l’homme.
Êtes-vous allés en Normandie ? Comment va Madame Guillemin ?
— Avez-vous oublié Boudin ? Et pensez-vous lui trouver un successeur ?
J’ai feuilleté l’autre jour, dans une librairie, l’Encyclopédie de Novalis : le peu que j’en ai lu m’a paru du plus pur fatras. Même lui avait été contaminé par le terrible jargon de la philosophie boche.
Merci de m’avoir fait croire que mon petit livre peut avoir un sens.
Amitiés,
E.M. Cioran
in Emil Cioran, Armel Guerne,
Correspondance (1961-1978), L'Herne
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