jeudi 29 août 2024

Ma nouvelle vie (de milliardaire)

Ce blogue a vécu — 10 ans d'âge, il est temps d'y mettre un terme. Ciao, merci!
Finis l'amateurisme, la légèreté, la déconnade, la gratuité. Je vais désormais consacrer toute mon énergie à devenir un véritable auteur. Je veux dire: riche, célèbre et célébré. Etre invité sur les plateaux, les antennes, les réseaux. Un éditeur qui, déclare-t-il, « place son exigence de qualité sur la plus haute branche de l’arbre le plus haut », m'a récemment incité à m'engager dans cette voie. Aussi, dois-je, aujourd'hui même, entrer en guerre. J'ai déjà commandé une dizaine de t-shirts kakis pour être crédible. Il va sans dire que, pour mener à bien cette grande entreprise, et ne pas connaître la crise, il faut non seulement se préparer, se former mais surtout s'armer.
Mon programme des semaines à venir est des plus alléchants. Trois rendez-vous incontournables et fort enviables se profilent d'ores et déjà à l'horizon.
Le premier d'entre eux se tiendra le 18 septembre prochain chez l'ami Bolloré. La salle mythique de l'Olympia, propriété du groupe Vivendi accueillera, en personne, l'hénaurme Xavier Niel et son spectacle-livre en toute simplicité et sincérité intitulé Comment devenir milliardaire ?  
Le pitch est des plus simples, du moins nous excite-t-il en allant à l'essentiel :
Comment devenir milliardaire ?
C’est la question que tout le monde se pose.
Il n’y a que 53 personnes en France qui peuvent y répondre.
Un seul va le faire sur la scène de l’Olympia.
Imparable.
Notre cher milliardaire, grand catholique comme son hôte, nous rappellera comment, avant d'être patron de Free et du Monde libre, d'épouser la belle Delphine, fille de Bernard Arnault, d'être ce bon notable respectable, ami des pensionnaires actuels de l'Elysée ou de l'infatigable Mimi Marchand, il fit fortune grâce au minitel rose, aux peep-shows et autres sex-shops et comment, à cette magnifique époque, il fut certes mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux et proxénétisme aggravé, mais ne goûta qu'un tout petit mois aux joies et confort de nos prisons. Comment, à peine libéré, grâce à ses nouvelles connaissances, il devint celui que nous connaissons aujourd'hui. Et comment sa puissante entreprise, bien qu'elle héberge la moitié des fichiers pédopornographiques recensés sur Internet, échappe désormais à la justice.
Je prendrai des notes. Mais je crois avoir bien compris qu'une des étapes à effectuer avant d'atteindre gloire et fortune pouvait passer par la marge, l'ombre, et les portes qui se referment dans notre dos. Il suffit sans doute pour assurer ses arrières, et ceux des autres, de savoir bien s'entourer… Bien entendu, j'imagine par ailleurs que Xavier me donnera tous les bons plans pour optimiser au mieux mes futurs revenus, leur permettre de ruissseler... de comptes en comptes. Devenir riche —millionnaire ou même milliardaire n'est pas le tout, encore faut-il savoir ce mouvoir dans ce nouvel univers. 


Après deux saisons triomphales accordées au Théâtre de la Gaîté, Bernard Werber montera, lui aussi, sur les planches de l’Olympia vivendien pour une date exceptionnelle, le 23 octobre, veille de mon anniversaire –c'est un signe, à n'en pas douter ! Il contribuera fortement à faire de moi un autre homme. A révéler mon vrai moi. Je n'invente rien, c'est dans le texte de présentation de cette soirée exceptionnelle. 

 


Mon esprit, me promet-on, ouvrira «des portes qui mènent à des territoires étonnants et merveilleux ». Accompagné à la harpe, l'auteur des Thanatonautes  me proposera quatre méditations guidées pour mieux me connaître, me rappeler qui j'ai été et découvrir qui je vais devenir. Cet interactif VOYAGE INTÉRIEUR, capitales donc, m'apprendra «de manière amusante », m'assure Bernard, quelques secrets sur moi-même que j'ignore ou… que j'ai oubliés. La route vers la gloire passe par là. Merci, Bernard.

 

Leçons de littérature toujours, et toujours offertes par nos généreux amis milliardaires. Propriété du même Xavier, le journal de référence envié dans le monde entier, pas pour rien dénommé par les sales gauchistes « quotidien vespéral des marchés », propose, pour la modique somme de 1500€, un atelier d'écriture avec l'immense et talentueuse Marie Darrieussecq. 

 

En cinq séances, du 25 au 29 novembre, l'autrice de Truismes assure qu'elle m'emmènera « De la page blanche au point final », si j'en crois l'intitulé de cette solide formation. Je lui laisse la parole, que je bois jusqu'à satiété et au-delà:

Commencer à écrire... devant la plage blanche, ou l’écran gris... Respirer... une phrase... une ou trois... ou le vide... Rêver... rouvrir le cahier, le fichier... laisser du blanc... Recommencer... rien de sacré... s’ennuyer... aller vers la dixième phrase... à la ligne... Marcher... nager... ouvrir le frigo... Raturer... Couper, jeter... Faire des listes... Reprendre... poursuivre... Déchirer le plan... Ou fabriquer un cadre, inventer des contraintes... Écrire à nouveau... écrire à neuf... ou à l’ancienne... Relire… Monter, recouper... Non... Jeter... Jeter toutes les transitions, abattre les échafaudages... Oui… Suggérer... Ne pas expliquer... Plier du linge, sortir le chien... Métaphores?... Images?... Lire... Régler la focale... Ecrire un personnage... Faire des erreurs... Combien d’adjectifs...? Lire à neuf... Oublier... Se souvenir... Accepter... Continuer... Persévérer... Chercher la justesse... la note, la mesure... le rythme, la touche... S’obstiner... glisser... Rêver encore... aller vers la porosité, vers la transe légère... Aller vers la fin... reconnaître la dernière phrase... Céder... Entendre l’avant-dernier mot... encore un... Tout changer... Finir, peut-être... Et le titre?

Tout est dit. Merci, Marie.

Et tout cela n'est que la partie du programme du premier trimestre de cette nouvelle vie…

Maintenant, un peu de poudre blanche, et au travail ! 



samedi 24 août 2024

Au cabaret tzigane

Harry Gruyaert

 

 

j't'aimais tellement fort que j't'aime encore
ce genre de choses qu'on faisait tourner sur la platine akai de la chambre
les après-midi
où nous révisions le bac
fondant nos mains et nos lèvres
elle rêvait que j'écrive des chansons d'amour
que tout le monde le temps d'un été célèbre

l'autre jour j'ai vu quelqu'un qui te ressemble et la rue était comme une photo qui tremble
elle me voyait auteur de trente trois tours sirupeux et dégoulinants de sentiments sensualisés de ma voix satinée
ma tignasse de gitan sépharade en banderille pour les mettre
toutes à genoux
elle voulait que je balance toutes mes dépendances
cette mélancolie de pianiste de bar d'hôtel cossu international
m'exhortait à troquer mes vhs de films certifiés cafard authentique
version originale sous-titrée français
contre un bon dictionnaire de rimes 
abandonner les vapeurs des comptoirs enfumés
et m'engager dans la voie royale pavée de disques d'or
du chanteur de charme solaire pour femmes seules et abandonnées
impudique docteur en souffrologie pour jeunes filles à idole et garçons solitaires

à elle les robes de soirée, le tapis rouge, les cocktails à gogo au bord d'une piscine des grenadines

le soleil, le ciel bleu, toute la vie
toute la vie

je cultivais les jours sans qualité et le goût de l'imparfait
faisant le pitre au piano à l'ombre de mon cabaret tzigane
quand hier par hasard j'ai appris la mort déjà ancienne de cette fille qui croyait en moi partie pour un autre
avait-elle jamais renoncé à ses rêves de gosse ?
quarante ans plus tard, certaines de ces chansons violonisent encore parfois dans ma tête
comme les premiers soupirs des premiers baisers, les premiers serments partagés

charles brun, histoires populaires

 

 

mardi 13 août 2024

Le lit de la vie






Moi qui t'aimais, belle jeune fille
qu'es-tu devenue, vieux trognon
avec tes gros nichons et tes trois lardons...

Jouflue, mafflue, bouffie
Prénuptial – Prénatal
bouffée par l'araignée boutiquière
pauvre mouche à consommation

Dix ans de lait beurre œufs fromages
de bifteck lange potage
t'achèvent sur le lit de la vie.

La vie quotidienne et son pipi
caca papa vaisselle cuisine repas
la propreté c'est Persil
la saleté c'est mes filles.

Tampax, Ajax, savon balai
égorgez vos filles
soyez bien tranquilles
que le monde dorme en paix.

Que venons-nous foutre ici
loge de concierge du paradis
délivre-nous de Jésus-Christ

 

Gaston Criel, in Popoème,
éd. du Chemin de fer

lundi 12 août 2024

La fête est triste

Wallace Kirkland



La fête est triste
les lendemains déchantent
alors, alors
quoi de ce temps
qui se tord
qui bifurque
qui saute en hauteur
qui prend du recul
qui sport à qui perd gagne
qui ne sait plus où donner de la tête
dans le cyclotron de l'avenir passé
présent où es-tu
à droite à gauche
ici ou là
on ne sait plus
on ne sait pas
on ne sait rien
il faudrait savoir
ce qui rien que rien
ne sait
à l'horizon fini
du temps infini
être et ne pas être
voilà la question.

 

Gaston Criel, in Popoème,
éd. du Chemin de fer

vendredi 9 août 2024

Détruire, dit-il

André Kertész

 

Que de livres, mon Dieu, et combien nous manque le temps et parfois l’envie de les lire ! Ma propre bibliothèque, où autrefois pas un livre n’entrait sans avoir au préalable été lu et digéré, s’encombre peu à peu de livres parasites, qui souvent y arrivent sans qu’on sache comment, et qui, par un phénomène d’aimantation et d’agglutination, contribuent à élever la montagne de l’illisible— et, au milieu de ces livres, perdus, ceux que j’ai moi-même écrits. Je ne dis pas dans cent ans, mais dans dix ans, dans vingt ans, que restera-t-il de tout cela? Peut-être seulement les auteurs qui viennent de très loin, la douzaine de classiques qui traversent les siècles, bien souvent sans être beaucoup lus, mais vaillants et vigoureux, par une sorte d’impulsion élémentaire ou de droit acquis. Les livres de Camus, de Gide, qui voilà à peine deux décennies étaient lus avec tant de passion, quel intérêt ont-ils à présent, alors même qu’ils furent écrits avec tant d’amour et d’efforts? Pourquoi dans cent ans continuera-t-on à lire Quevedo et pas Jean-Paul Sartre? Pourquoi François Villon et pas Carlos Fuentes? Que faut-il donc mettre dans une œuvre pour durer? On dirait que la gloire littéraire est une loterie et la survie artistique une énigme. Et malgré cela on continue à écrire, à publier, à lire, à gloser. Entrer dans une librairie est effrayant et paralysant pour n’importe quel écrivain, c’est comme l’antichambre de l’oubli: dans ses niches de bois, déjà les livres s’apprêtent à sombrer dans un sommeil définitif, souvent sans même avoir vécu. Quel est cet empereur chinois qui détruisit l’alphabet et toute trace d’écriture? N’est-ce pas Érostrate qui incendia la bibliothèque d’Alexandrie? Ce qui pourrait peut-être nous redonner le goût de la lecture, ce serait de détruire tout ce qui a été écrit et de repartir, innocemment, allégrement, à zéro.

 

Julio Ramón Ribeyro, Proses apatrides,
trad. François Géal, éd. Finitude



jeudi 8 août 2024

Le prophète

 

Gilles d'Elia

 

 

j'écris dans un coin de chez moi
en langue vernaculaire
des poésies absconses et indirectes
à l'usage inutile de gens
qui n'en ont rien à foutre
et je crois être au centre du monde
l'universel prophète

 

Hervé Prudon, Devant la mort, Gallimard, 2018

dimanche 4 août 2024

La grande lessive

Marc Le Mené



 

– La grande lessive…

C'est un point de vue…

De loin…

Tu crois pouvoir toujours te tenir à distance ?

Je fais ce que je peux. La distance permet de voir... 

...clair ?

Je n'utilise pas ce genre de formules insensées. Je les laisse à nos chers dirigeants. Ces élections ont pour but de clarifier les choses, tu te souviens? Et c'est aujourd'hui on ne peut plus clair, effectivement: la démocratie, c'est du passé…

– Tu exagères, comme toujours.

– Que dire de ces élections, dernière trace d'une démocratie de faible intensité, à l'issue desquelles l'Etat, et les médias, nous assurent qu'il n'y a pas de vainqueur, que personne n'a gagné, et qu'on verra plus tard, place au sport ?!

On avait dit qu'on ne parlait pas de politique.

C'est vrai. Mais n'oublie pas une autre formule, d'un autre temps: tout est politique. On boit un coup dans ce bar, c'est politique. On le choisit parce qu'on le connaît, parce qu'il est à mi-chemin de nos domiciles respectifs, mais aussi parce que nous nous sentons mieux ici qu'au Fouquet's. 

J'en sais rien, je n'y ai jamais mis les pieds.

Parce que nous n'en avons pas les moyens. Parce que ça ne nous vient même pas à l'esprit. Que c'est réservé à d'autres. Pas à des pauvres culs comme nous. Que les Champs, on n'y va même pas pour voir un film– d'ailleurs, il n'y a plus de cinémas…

Certes… Tu n'as pas regardé la cérémonie d'ouverture, alors ?

On a dit Pas de politique !

Tu n'as pas suivi toutes ces polémiques à propos de ton Philippe Katerine chéri?

Je ne le chéris pas. Et non, je ne suis rien ni personne.

Du verbe être ou du verbe suivre ?

Les deux, mon capitaine.

Tu regardes de loin…

A peine spectateur du spectacle du spectacle. Car j'en ai vite la nausée. Je les vois venir, et je les fuis.

Tout le monde s'accorde à dire que ce fut grandiose, inoubliable…

Inclusif ? Antiraciste ? Funky ? Queer ? Irrévérencieux ? Créatif ?…

Tu es trop négatif.

Yes, je suis un rabat-joie, un grincheux, un hater... 

Voilà.

Un mauvais Français. Je ne comprends rien aux valeurs de la république, brandies aux yeux du monde au cours de ce grand événement populaire.

Exactement ! Tu ne respectes pas la trêve olympique...

Ces Jeux sont du pain béni pour ce régime autoritaire, moribond, en pleine putréfaction, illégitime, policier… C'est quel degré de la société du spectacle ?

Ce ne sont tout de même pas les Jeux de 1936.

Non, ce sont ceux de 2024. Nous avons changé d'époque, de système. De vocabulaire. 

Tu en reprends une?

Une dernière alors, faut que je file faire mes selfies avec les médaillés de l'exclusion.

Les médaillés de quoi?

De l'exclusion. Tu en as pas entendu parler?

Bon, c'est fini, oui?

Plus de 10000 personnes expulsées de Paris, déplacées, déportées en banlieue lointaine et en province, pour faire place nette, y voir plus clair, ne pas choquer le touriste, les médias étrangers, leur donner la seule image d'une grande démocratie sportive et inclusive, LGBTQ++, avec des champions noirs qu'on a envie de tripoter, droit dans les yeux et dans le slip, storytelling relayé par les médias aux ordres ou directement inféodés aux milliardaires d'extrême-droite, plus rien d'autre n'existe, le monde est une compétition de rats de laboratoire survitaminés et aux exploits inouïs et inoubliables… Les gens qui réussissent, et ceux qui ne sont rien, qu'on a remisé sous d'autres cieux…

Y'a pas à dire : ça fait du bien de se retrouver après tout ce temps, ça détend…

Pardon, mon vieux. Je vais pisser un coup. Commande une nouvelle tournée et prépare-nous une ou deux petites lignes blanches, qu'on se remonte le moral, qu'on soit prêts à bouffer le monde! Ça va d'aller!