jeudi 28 juillet 2022

Perdu de vue

 

Przemek Strzelecki

Comme il m'arrive de croiser, sans le vouloir, mon image dans un miroir, sans véritablement comprendre ce que je viens d'apercevoir, avec le sentiment de m'être perdu de vue depuis longtemps, je peine de plus en plus à reconnaître mon écriture. La numérisation de nos existences y est pour beaucoup, me dira-t-on. Je m'efforce depuis un moment à toujours posséder sur moi un carnet et je passe mon temps à racheter des stylos. Toujours est-il que relire des notes, prises il est vrai, à la hâte, est devenu une pénible épreuve. Et lorsque je dois produire pour des raisons professionnelles, ou parfois encore administratives, un courrier manuscrit, cela peut me prendre des heures. C'est exaspérant. Même l'écriture du vieux médecin de ma mère est plus déchiffrable que la mienne. J'en ai honte. Une affliction supérieure survient lorsque je dois relire un des mes textes, déjà lu par d'autres, parfois maqueté, pour une séance de corrections. Impossible de savoir qui a pu tenir de tels propos. Si c'est moi, où suis-je aller chercher ces mots, ces tournures, ces références ? Quel intérêt ai-je pu trouver à la rédaction de cette matière ? Où ai-je pu puiser la motivation suffisante ? Cela dit, l'effroi ne fait pas long feu. Je me sers un verre et en viens à conclure qu'être en accord avec ce que j'écris serait davantage insupportable. C'est ce qui maigrement me console.

 

charles brun, on ne se console pas comme on peut

mercredi 27 juillet 2022

Portrait


Evan Bench

 

 

Enfance, souvenir d'un patio de Séville
d'un clair jardin où mûrit le citronnier ;
ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille ;
Mon histoire, quelques faits que je ne veux pas rappeler. 

Ni un séducteur Mañara ni un marquis de Bradomín
– vous connaissez mon piètre accoutrement – ;
mais j'ai reçu la flèche que me destina Cupidon
et j'ai aimé tout ce qu'elles ont d'accueillant. 

Il coule dans mes veines du sang de jacobin,
mais mon vers jaillit d'une source sereine ;
et plus qu'un homme à la mode qui sait son catéchisme,
je suis, dans un bon sens du mot, un homme bon. 

J'adore la beauté, et dans la moderne esthétique
j'ai cueilli les anciennes roses du jardin de Ronsard ;
mais je n'aime pas les fards de l'actuelle cosmétique,
ni ne suis un de ces oiseaux au nouveau gazouillis. 

Méprisant la romance des ténors à voix creuse
et le chœur des grillons qui chantent sur la lune,
je cherche à démêler les voix des échos,
parmi toutes les voix, je n'en écoute qu'une. 

Classique ou romantique ? Je ne sais. Je voudrais
laisser mon poème ainsi que son épée le capitaine :
fameuse pour la main virile qui la brandissait
et non pour l'art savant du forgeur appréciée. 

Je converse avec l'homme qui toujours m'accompagne
– qui parle seul espère à Dieu parler un jour – ;
mon soliloque est entretien avec ce bon ami
qui m'apprit le secret de la philanthropie. 

Après tout, je ne vous dois rien ; c'est vous qui me devez ce que j'ai écrit.
J'accomplis mon labeur, de mes deniers je paie
l'habit qui me couvre, la demeure où j'habite
le pain qui me nourrit, la couche où je repose. 

Et quand viendra le jour du dernier voyage,
quand partira la nef qui jamais ne revient,
vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
quasiment nu, comme les enfants de la mer. 

 

Antonio Machado, Portrait,
in Champs de Castille,
trad. Sylvie Léger, Bernard Sesé,
Poésie/Gallimard

 

mardi 26 juillet 2022

La plus douce petite chanson

 

Gjon Mili

 

 

 

Va ton chemin
J'irai ton chemin aussi


Leonard Cohen, Le Livre du désir,
trad. J-D. Brierre, J. Vassal,
Points-Seuil

samedi 23 juillet 2022

Chemins sans issue

 

Elena Heatherwick

 

 

La plupart des hommes ne supportent ni l'immobilité ni l'attente. Ils ne savent point s'arrêter. Ils vivent mobilisés : mobilisés pour l'action, pour le remuement, pour le plaisir, pour l'honneur. Et pourtant c'est seulement dans les instants où il suspend son geste ou sa parole ou sa marche en avant, que l'homme se sent porté à prendre conscience de soi. Ce sont les moments d'arrêt, les points d'arrêt, les stations, les stationnements qui favorisent le plus en lui l'attention à la vie, qui lui apprennent le plus. Toutes les heures où l'on attend ce qui ne doit pas venir, les chemins sans issue, les voyages sans but, les routes désertes, les jours de pluie, les petites rues de province où personne ne passe, les heures de panne, les journées de maladie, en un mot toutes les circonstances où il n'y a rien à faire, où il faut nécessairement s'arrêter et se croiser les bras, toutes les journées de notre vie que le sort a marquées de grands disques rouges, ces journées-là peuvent être pour nous les plus fécondes; et je ne craindrai pas de dire que le monde appartient à qui sait se tenir immobile.

 

Paul Gadenne, Discours de Gap,
in Une grandeur impossible, éd. Finitude

jeudi 21 juillet 2022

Des os


J'ai
    clairement
        vu
            le squelette par-dessous

tout
    cet
        étalage
            de personnalité

que
    reste
        -t-il
            d'un homme et de tout son orgueil
sinon des os ?
et de tous ses snacks des nuits perdues…
    et les baignoires d'alcool
        qu'il s'enfile dans le gosier
            …des os – il broie du noir
            dans la tombe,
            traits du visage
            transformés par les vers

de lui
    on n'entend
        plus parler

 

Jack Kerouac, in Poèmes dispersés,
trad. Philippe Mikriammos
Seghers, 2022

mardi 19 juillet 2022

Leçon de vie

 

Humberto Bilbao

 

Le regard
droit
le sourire
au point
et les chaussures
cirées

N'oublie pas :

pas un seul indice
pour l'ennemi.

 

 Karmelo C. Iribarren
trad. maison

dimanche 17 juillet 2022

Cercle vicieux

 

Can Sançoban

 

Jamais, nulle part, je me sentirai à ma place. Et comme on le sait, le temps ne change rien à l'affaire. On ne se refait pas, etc. Aujourd'hui, par exemple, il me semble ne plus fréquenter que des gens de droite. Ouvertement de droite. Sans complexe, comme on dit. La plupart sont très sympathiques. Assagi, je tente en leur compagnie d'éviter soigneusement les sujets politiques. Ne pas boire aiderait, assurément. Mais passer du temps avec ce type de personnes intensifie ma consommation d'alcool. De toute manière, je n'ai jamais été de ceux qu'on réinvite. Je suis un cercle vicieux.

 

charles brun,
analyse désordonnée d'un compte-rendu de comptoir

dimanche 10 juillet 2022

Aucun feu

Francesca Woodman

 

Si je lis un livre et que mon corps devient tellement froid qu'aucun feu ne peut le réchauffer, je sais que c'est de la poésie.

 

Emily Dickinson

samedi 9 juillet 2022

Jamais

 

Brassai

 

Boire en présence de raseurs — leur nombre est semble-t-il croissant — permet dès le lendemain d'avoir entièrement oublié les âneries énoncées, par eux mais aussi par nous. Or lorsqu'il nous arrive de boire en compagnie de gens que nous apprécions — et ils sont rares — le même phénomène se produit. L'alcool ne vous trahit jamais.

 

 charles brun, observations du fond de la salle

mercredi 6 juillet 2022

Le bonheur

René Maltete


— Alors ?
— Alors, quoi ?
— Tu as aimé ?
— Je le connaissais déjà...
— T'es con. Ça, je le sais...
— J'avais très peur de le revoir. C'est un film qui m'a tant marqué...
— Et ?
— Je suis bouleversé...
— A ce point ?
— C'est primitif, fauché, fourre-tout, foutraque, réac, radical, généreux, désespéré, suicidaire, littéraire... Un des plus beaux films de l'histoire du cinéma.
— Tu n'exagères pas ?
— Qu'aurais-je à y gagner ?
— C'est drôle, des dialogues entiers me revenaient. 
Comme le fameux monologue de Françoise Lebrun?
— Pas seulement. J'anticipais parfois ce qu'allaient dire les personnages… J'avais, jusqu'à aujourd'hui, vu ce film une seule fois, contrairement à toi. Vers l'âge de 20-22 ans, je pense... Or, je me souvenais non seulement des dialogues, mais de toutes les scènes, surtout de la première partie, des blagues, des histoires que Léaud raconte... Le texte a été édité, non ?
— Bien sûr. Aux Cahiers.
— Un petit livre gris ?
— Exact.
Je me souviens d'avoir lu ça comme un roman.
— Je dois l'avoir encore quelque part...
— Qu'est-ce qui t'a ému ?
— La séance peut-être.
— Comment ça ?
— Revoir le film avec toi.
— Tu n'as pas pensé à une ex? Tu ne t'es pas dit, comme le personnage d'Alexandre, je vis avec elle, mais c'est l'autre que j'aime et qui m'aime?
— Qu'est-ce que tu racontes?
— J'ai toujours l'impression d'avoir pris la place d'une autre, d'être avec toi par défaut.
— Tu es cintrée. J'ai pris un plaisir immense de revoir ce film, collé à toi durant quatre heures.
— Oui, mais le film parle de ça.
— Le film parle de tellement de choses...
— Léaud est incroyable. Il avait une beauté… Un peu androgyne, non ?
— Oui, peut-être. Bernadette Lafont aussi est sublime, elle avait un corps magnifique...
— Exact, et je la préfère à Françoise Lebrun. Je ne comprends pas qu'il hésite entre les deux.
— Il n'hésite pas, il ne sait pas. Ne veut pas savoir. Comme quand il demande à Véronika si elle préfère qu'il lui fasse l'amour en douceur ou violemment… N'est-ce pas la question qu'il t'a posée un jour dans une chambre d'hôtel ?
— Comment sais-tu ça ?
— Tu me l'as raconté…
— Tu sais tout de moi, c'est affreux…
— En le revoyant, dans toute sa splendeur, tu ne regrettes pas de lui avoir résisté et quitté sa chambre sans que rien ne se passe ?
— Non. Et puis, nous n'étions plus en 1973.
— Ni à notre époque, heureusement pour lui…
Il a été très correct, je n'ai pas eu à beaucoup résister.
— Sacré Jean-Pierre…
— Il y a une chose dont je ne me souvenais pas à propos de ce film, qui ne m'avait pas frappée la première fois: cet Alexandre est un personnage insupportable. Certes, il est drôle, il parle sans cesse, et bien, c'est intéressant, touchant, il est beau, mais c'est une ordure. Pourquoi ris-tu ?
— Je ne ris pas, je souris. Peut-être regardons-nous ce film avec les yeux de l'époque, notre sale époque. Je pense que Jean Eustache serait traîné dans la boue aujourd'hui, de manière encore plus violente qu'en 1973.
— Qui était cette Catherine Garnier à qui le film est dédié ?
—  Si je ne dis pas de bêtise, du moins à ce sujet, c'est la femme avec qui Eustache vivait. C'est elle qui s'occupe des costumes sur le tournage. Je crois que ça raconte leur histoire.
— Mais c'était la maman ou la putain ?
— Il n'y a pas de putain, mon amour. C'est Bernadette Lafont qui joue le rôle de Catherine Garnier. Si je me souviens bien, elle assiste à la projection à Cannes et rassure Eustache, lui de ne rien changer au film. Avant de se suicider…
— Il devait quand même être tordu…
— Je ne sais pas où j'ai lu ça, si l'anecdote est vraie, on en a parlé l'autre soir avec Frédéric qui a tourné avec lui dans le seul film qu'il a réalisé, mais c'est Boris Eustache qui est chargé par son père d'aller chercher à Narbonne le flingue avec lequel il va se suicider…
Je ne sais plus ce que nous nous sommes dit ce soir-là, on a tellement bu… Mais si cette histoire de flingue est vraie, je comprends pourquoi le fils Eustache a bloqué les films de son père durant toutes ces années… Quoi qu'il en soit, tu es d'accord avec moi? Le personnage d'Alexandre mérite des claques : il ne supporte pas que Marie invite le fameux Philippe, fait toute cette scène, alors que de son côté, il harcèle une ex, insiste pour qu'elle revienne, invite sa maîtresse chez Marie en sa présence, l'y baise en son absence... C'est un sacré connard, non ?… Et si son cinéma était essentiellement autobiographique, si l'histoire du flingue est vraie, Eustache devait être un sacré numéro…
— Je ne sais pas. Mais il parvient tout de même à garder une certaine distance avec son personnage, ne le ménage pas, s'en moque…
— L'histoire du graffiti dans les chiottes ? Saute, Narcisse !
— Suivi par la séance de maquillage…
Pourquoi souris-tu ?

— Parce que je me revois jeune, ayant un comportement similaire à celui de cet Alexandre. Ignorant comme j'étais, je pensais que c'était ça, la liberté : lire dans des cafés, des livres que je volais systématiquement, discuter avec un ami des heures durant, tomber amoureux, vivre en fondus enchaînés, en noir et blanc... Je n'avais aucune conscience de classe. Je savais que j'étais pauvre, fils d'immigrés, que je ne pouvais avoir accès à la culture que par le vol, la violence, comme il est dit dans le film, d'ailleurs. Mais voilà, ça s'arrêtait là. Un vrai crétin. Pauvre et crétin.
— Tu écrivais quand même un peu plus que lui.
— A peine. C'est venu, du moins me le suis-je autorisé, bien plus tard. A 20 ans, je pouvais passer des journées à ne rien faire, comme l'ami d'Alexandre...
— « Que fais-tu demain à quatre heures ? »
« Rien, bien sûr ».
Il est impayable, celui-là...
— Alexandre, on le voit vivre aux crochets de Marie, mais son pote, je me demande quelle est sa combine pour vivre sans en ramer une.
— A Paris, qui plus est...
— Magie du cinéma.
— C'était bien de le revoir avec toi.
— J'ai eu raison de ne pas suivre ton idée d'aller revoir ce film au Reflet Médicis, non ?
— Oui, c'est idiot. Je voulais le revoir dans les mêmes conditions que la première fois. Dans des fauteuils inconfortables… L'Epée de bois, rue Mouffetard, tu te souviens de cette salle ?
— Bien sûr, je pense qu'à cette époque, je les ai toutes faites. Mais figure-toi que la première fois que je vois La Maman et la Putain, c'est également à Montreuil.
— Au Méliès, déjà ?
— Non, au Studio Berthelot.
— Le théâtre ?
— Oui. Il y avait alors une programmation cinéma. Le Méliès à cette époque n'est pas encore une salle municipale, art et essai, elle appartient à UGC.
— C'est quelle année ?
— Je crois que je suis encore au lycée. L'année du bac ou la suivante, quand je suis déjà à la fac.
— Tu le découvres avec ton Italienne ?
— Exact.
C'était ressorti après la mort d'Eustache ?
— Non, je ne crois pas. Si je m'en souviens bien, Berthelot proposait un cycle 50 ans de cinéma français, un truc dans ce genre. Tu sais qui faisait cette programmation ? Je l'ai appris il y a peu...
— …
La sœur de Jacques.
— Ah oui, ça me dit quelque chose... Vous en aviez parlé chez Carole, non ? Le monde est petit. Et les autres fois, tu l'as vu où, et avec qui ?
— Seul. La cinémathèque. A la télévision aussi, au ciné-club de Claude-Jean Philippe. Et puis, tu te souviens de cette salle rue du Faubourg-Montmartre ? Son nom m'échappe... Le Studio 43, tenue par Dominique Païni, il me semble. Un Franprix ou un Lidl l'a remplacée depuis longtemps. Il y eut une rétrospective Eustache et j'étais à toutes les séances. Je ne sais plus l'année, ni même si j'habitais déjà dans ce quartier...
— Tu as vécu dans le neuvième ?!
— Oui, dans 12 mètres carrés, entre le Passage Verdeau et le Passage Jouffroy, rue de la Grange-Batelière, un immeuble qui était un ancien hôtel de passe. Gaz et cafards à tous les étages. Des souris même.
— Pour un ancien hôtel de passe, les souris, c'est normal...
— J'aimais bien ce quartier. D'un côté de ma rue, Drouot, les antiquaires, les philatélistes, les boutiques de numismatique, les banques, les restaurants d'affaires, de l'autre, le quartier juif populaire et bordélique, les pâtisseries orientales, un magasin de farces et attrapes, le Palace, le Passage du Nord-Ouest, et cette librairie de cinéma dans le Passage Jouffroy...
— Oui, pas loin de l'hôtel Mozart !
— Il y avait là aussi le siège de la revue Cinématographe où a débuté ton ami Le Guay... Les Grands Boulevards... Les cinémas... Je passais mes journées dehors, à cavaler d'un endroit à l'autre, d'une séance à la cinémathèque, à une rétrospective dans quelque salle du quartier latin ou à l'autre bout de Paris, et le soir, dans mon quartier, je traînais au Virgin, ou à la Fnac en face, à découvrir des disques sur les bornes d'écoute, à draguer les vendeuses du rayon Musiques du monde... Tout a disparu, ou presque…
— Où sont passées les fortifications…
Oui, finie, la nostalgie, assez parlé comme des vieux cons, tout cela a bien changé et nous aussi. Mais La Maman et la Putain est toujours un grand film. Et certainement le dernier. Tu veux un verre?
— Tu as vu tout ce qu'ils boivent chez Eustache ?
— Et fument…
— Oui, je veux bien un verre. Et il doit me rester une ou deux cigarettes dans mon sac. On va boire et fumer à la mémoire du cinéma !
— Et de la jeunesse perdus… Quel bonheur !

 

 

lundi 4 juillet 2022

Totalement

Trent Parke

 

 

Au cours de la quête d'une nouvelle maison, nous avons visité durant plus d'un an de nombreux intérieurs dépourvus de livres. Les propriétaires de ces lieux donnaient pour la plupart l'impression d'être satisfaits de leur existence, d'avoir, comme on dit, réussi leur vie. En manipulant des milliers de volumes lors de notre installation, nous avons repensé à chacune de ces personnes. Nous sommes réellement persuadés qu'elles ont saisi du monde quelque chose qui nous échappe totalement.