mercredi 6 juillet 2022

Le bonheur

René Maltete


— Alors ?
— Alors, quoi ?
— Tu as aimé ?
— Je le connaissais déjà...
— T'es con. Ça, je le sais...
— J'avais très peur de le revoir. C'est un film qui m'a tant marqué...
— Et ?
— Je suis bouleversé...
— A ce point ?
— C'est primitif, fauché, fourre-tout, foutraque, réac, radical, généreux, désespéré, suicidaire, littéraire... Un des plus beaux films de l'histoire du cinéma.
— Tu n'exagères pas ?
— Qu'aurais-je à y gagner ?
— C'est drôle, des dialogues entiers me revenaient. 
Comme le fameux monologue de Françoise Lebrun?
— Pas seulement. J'anticipais parfois ce qu'allaient dire les personnages… J'avais, jusqu'à aujourd'hui, vu ce film une seule fois, contrairement à toi. Vers l'âge de 20-22 ans, je pense... Or, je me souvenais non seulement des dialogues, mais de toutes les scènes, surtout de la première partie, des blagues, des histoires que Léaud raconte... Le texte a été édité, non ?
— Bien sûr. Aux Cahiers.
— Un petit livre gris ?
— Exact.
Je me souviens d'avoir lu ça comme un roman.
— Je dois l'avoir encore quelque part...
— Qu'est-ce qui t'a ému ?
— La séance peut-être.
— Comment ça ?
— Revoir le film avec toi.
— Tu n'as pas pensé à une ex? Tu ne t'es pas dit, comme le personnage d'Alexandre, je vis avec elle, mais c'est l'autre que j'aime et qui m'aime?
— Qu'est-ce que tu racontes?
— J'ai toujours l'impression d'avoir pris la place d'une autre, d'être avec toi par défaut.
— Tu es cintrée. J'ai pris un plaisir immense de revoir ce film, collé à toi durant quatre heures.
— Oui, mais le film parle de ça.
— Le film parle de tellement de choses...
— Léaud est incroyable. Il avait une beauté… Un peu androgyne, non ?
— Oui, peut-être. Bernadette Lafont aussi est sublime, elle avait un corps magnifique...
— Exact, et je la préfère à Françoise Lebrun. Je ne comprends pas qu'il hésite entre les deux.
— Il n'hésite pas, il ne sait pas. Ne veut pas savoir. Comme quand il demande à Véronika si elle préfère qu'il lui fasse l'amour en douceur ou violemment… N'est-ce pas la question qu'il t'a posée un jour dans une chambre d'hôtel ?
— Comment sais-tu ça ?
— Tu me l'as raconté…
— Tu sais tout de moi, c'est affreux…
— En le revoyant, dans toute sa splendeur, tu ne regrettes pas de lui avoir résisté et quitté sa chambre sans que rien ne se passe ?
— Non. Et puis, nous n'étions plus en 1973.
— Ni à notre époque, heureusement pour lui…
Il a été très correct, je n'ai pas eu à beaucoup résister.
— Sacré Jean-Pierre…
— Il y a une chose dont je ne me souvenais pas à propos de ce film, qui ne m'avait pas frappée la première fois: cet Alexandre est un personnage insupportable. Certes, il est drôle, il parle sans cesse, et bien, c'est intéressant, touchant, il est beau, mais c'est une ordure. Pourquoi ris-tu ?
— Je ne ris pas, je souris. Peut-être regardons-nous ce film avec les yeux de l'époque, notre sale époque. Je pense que Jean Eustache serait traîné dans la boue aujourd'hui, de manière encore plus violente qu'en 1973.
— Qui était cette Catherine Garnier à qui le film est dédié ?
—  Si je ne dis pas de bêtise, du moins à ce sujet, c'est la femme avec qui Eustache vivait. C'est elle qui s'occupe des costumes sur le tournage. Je crois que ça raconte leur histoire.
— Mais c'était la maman ou la putain ?
— Il n'y a pas de putain, mon amour. C'est Bernadette Lafont qui joue le rôle de Catherine Garnier. Si je me souviens bien, elle assiste à la projection à Cannes et rassure Eustache, lui de ne rien changer au film. Avant de se suicider…
— Il devait quand même être tordu…
— Je ne sais pas où j'ai lu ça, si l'anecdote est vraie, on en a parlé l'autre soir avec Frédéric qui a tourné avec lui dans le seul film qu'il a réalisé, mais c'est Boris Eustache qui est chargé par son père d'aller chercher à Narbonne le flingue avec lequel il va se suicider…
Je ne sais plus ce que nous nous sommes dit ce soir-là, on a tellement bu… Mais si cette histoire de flingue est vraie, je comprends pourquoi le fils Eustache a bloqué les films de son père durant toutes ces années… Quoi qu'il en soit, tu es d'accord avec moi? Le personnage d'Alexandre mérite des claques : il ne supporte pas que Marie invite le fameux Philippe, fait toute cette scène, alors que de son côté, il harcèle une ex, insiste pour qu'elle revienne, invite sa maîtresse chez Marie en sa présence, l'y baise en son absence... C'est un sacré connard, non ?… Et si son cinéma était essentiellement autobiographique, si l'histoire du flingue est vraie, Eustache devait être un sacré numéro…
— Je ne sais pas. Mais il parvient tout de même à garder une certaine distance avec son personnage, ne le ménage pas, s'en moque…
— L'histoire du graffiti dans les chiottes ? Saute, Narcisse !
— Suivi par la séance de maquillage…
Pourquoi souris-tu ?

— Parce que je me revois jeune, ayant un comportement similaire à celui de cet Alexandre. Ignorant comme j'étais, je pensais que c'était ça, la liberté : lire dans des cafés, des livres que je volais systématiquement, discuter avec un ami des heures durant, tomber amoureux, vivre en fondus enchaînés, en noir et blanc... Je n'avais aucune conscience de classe. Je savais que j'étais pauvre, fils d'immigrés, que je ne pouvais avoir accès à la culture que par le vol, la violence, comme il est dit dans le film, d'ailleurs. Mais voilà, ça s'arrêtait là. Un vrai crétin. Pauvre et crétin.
— Tu écrivais quand même un peu plus que lui.
— A peine. C'est venu, du moins me le suis-je autorisé, bien plus tard. A 20 ans, je pouvais passer des journées à ne rien faire, comme l'ami d'Alexandre...
— « Que fais-tu demain à quatre heures ? »
« Rien, bien sûr ».
Il est impayable, celui-là...
— Alexandre, on le voit vivre aux crochets de Marie, mais son pote, je me demande quelle est sa combine pour vivre sans en ramer une.
— A Paris, qui plus est...
— Magie du cinéma.
— C'était bien de le revoir avec toi.
— J'ai eu raison de ne pas suivre ton idée d'aller revoir ce film au Reflet Médicis, non ?
— Oui, c'est idiot. Je voulais le revoir dans les mêmes conditions que la première fois. Dans des fauteuils inconfortables… L'Epée de bois, rue Mouffetard, tu te souviens de cette salle ?
— Bien sûr, je pense qu'à cette époque, je les ai toutes faites. Mais figure-toi que la première fois que je vois La Maman et la Putain, c'est également à Montreuil.
— Au Méliès, déjà ?
— Non, au Studio Berthelot.
— Le théâtre ?
— Oui. Il y avait alors une programmation cinéma. Le Méliès à cette époque n'est pas encore une salle municipale, art et essai, elle appartient à UGC.
— C'est quelle année ?
— Je crois que je suis encore au lycée. L'année du bac ou la suivante, quand je suis déjà à la fac.
— Tu le découvres avec ton Italienne ?
— Exact.
C'était ressorti après la mort d'Eustache ?
— Non, je ne crois pas. Si je m'en souviens bien, Berthelot proposait un cycle 50 ans de cinéma français, un truc dans ce genre. Tu sais qui faisait cette programmation ? Je l'ai appris il y a peu...
— …
La sœur de Jacques.
— Ah oui, ça me dit quelque chose... Vous en aviez parlé chez Carole, non ? Le monde est petit. Et les autres fois, tu l'as vu où, et avec qui ?
— Seul. La cinémathèque. A la télévision aussi, au ciné-club de Claude-Jean Philippe. Et puis, tu te souviens de cette salle rue du Faubourg-Montmartre ? Son nom m'échappe... Le Studio 43, tenue par Dominique Païni, il me semble. Un Franprix ou un Lidl l'a remplacée depuis longtemps. Il y eut une rétrospective Eustache et j'étais à toutes les séances. Je ne sais plus l'année, ni même si j'habitais déjà dans ce quartier...
— Tu as vécu dans le neuvième ?!
— Oui, dans 12 mètres carrés, entre le Passage Verdeau et le Passage Jouffroy, rue de la Grange-Batelière, un immeuble qui était un ancien hôtel de passe. Gaz et cafards à tous les étages. Des souris même.
— Pour un ancien hôtel de passe, les souris, c'est normal...
— J'aimais bien ce quartier. D'un côté de ma rue, Drouot, les antiquaires, les philatélistes, les boutiques de numismatique, les banques, les restaurants d'affaires, de l'autre, le quartier juif populaire et bordélique, les pâtisseries orientales, un magasin de farces et attrapes, le Palace, le Passage du Nord-Ouest, et cette librairie de cinéma dans le Passage Jouffroy...
— Oui, pas loin de l'hôtel Mozart !
— Il y avait là aussi le siège de la revue Cinématographe où a débuté ton ami Le Guay... Les Grands Boulevards... Les cinémas... Je passais mes journées dehors, à cavaler d'un endroit à l'autre, d'une séance à la cinémathèque, à une rétrospective dans quelque salle du quartier latin ou à l'autre bout de Paris, et le soir, dans mon quartier, je traînais au Virgin, ou à la Fnac en face, à découvrir des disques sur les bornes d'écoute, à draguer les vendeuses du rayon Musiques du monde... Tout a disparu, ou presque…
— Où sont passées les fortifications…
Oui, finie, la nostalgie, assez parlé comme des vieux cons, tout cela a bien changé et nous aussi. Mais La Maman et la Putain est toujours un grand film. Et certainement le dernier. Tu veux un verre?
— Tu as vu tout ce qu'ils boivent chez Eustache ?
— Et fument…
— Oui, je veux bien un verre. Et il doit me rester une ou deux cigarettes dans mon sac. On va boire et fumer à la mémoire du cinéma !
— Et de la jeunesse perdus… Quel bonheur !

 

 

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