lundi 10 janvier 2022

Prudence insensée

Elliott Erwitt

 

 

Dans le brouhaha du café, à l'arrière
de la salle, un vieillard est penché sur sa table
;
sans autre compagnie devant lui qu'un journal. 

Et dans la déchéance de ses misérables vieux jours,
il pense qu'il a bien peu profité des années
où il avait la force, et la parole et la beauté. 

Il sait qu'il a beaucoup vieilli; il le sent, il le voit.
Sa jeunesse pourtant, il aurait juré
que c'était hier. Quel intervalle court, quel intervalle court. 

Et il songe que la sagesse s'est bien moquée de lui;
et comme il lui faisait confiance
– quelle folie!
cette menteuse qui disait toujours : «
Demain. Tu as tout le temps »

Il se souvient des élans qu'il réfrénait; que de joie aussi
il a sacrifié. Sa prudence insensée,
tant d'occasions perdues la rendent ridicule à présent. 

Mais à force de penser et de se souvenir,
le vieillard a la tête qui tourne. Et il s'endort,
appuyé contre la table du café. 

 

 

Constantin Cavafis, En attendant les barbares et autres poèmes,
trad. Dominique Grandmont, Poésies/Gallimard

2 commentaires:

  1. Remarquable traduction de Dominique Grandmont. Des vers dans l'élan de la prose. C'est ainsi que j'entends le "sprung rythm" de Gerard Manley Hopkins. Grandmont est grand poète et grand traducteur.

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    1. Oui, cher Dominique, vous avez entièrement raison. J'en profite pour vous souhaiter la meilleure année possible dans ce monde impossible !

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