mercredi 26 mai 2021

Un danseur insouciant

 

Jaromír Funke

« D'emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l'impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l'a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence. J'aurais dû ajouter à mes livres un peu d'amour et de tristesse, une pointe de sérieux et d'enthousiasme — un zeste de romantisme aristocratique, aussi, comme Hermann Hesse l'a fait dans Peter Camenzind et dans Knulp. Même mon frère Karl me l'a reproché parfois, de façon affectueusement indirecte.

Oui, je vous le dis franchement : à Berlin, j'aimais surtout traîner dans les bistrots et les cafés-concerts (...) Je me fichais du beau monde. J'étais heureux dans ma misère et je menais la vie d'un danseur insouciant. En ce temps-là, je buvais énormément. De la sorte, je me suis rendu assez impossible et ce fut une sacrée chance que j'aie pu revenir à Bienne chez ma charmante sœur Lisa. Jamais, abec une réputation pareille, je n'aurais osé revenir à Zurich.

(...) Mes premiers poèmes, je les ai composés comme ils ont paru, j'étais commis et j'habitais dans le quartier de Zurichberg, je me gelais, je mourais de faim et je vivais reclus comme un moine. Mais par la suite, j'ai encore écrit d'autres poèmes, surtout à Bienne et à Berne. Oui, même à la clinique de la Waldau, où j'ai fabriqué presque cent poèmes. Mais les journaux allemands n'en voulaient pas. Je trouvais preneur à Prague, dans la Pragor Presse et au Prager Tagblatt, chez Otto Pick et votre ami Max Brod. Parfois, Kurt Wolff imprimait quelques vers dans ses almanachs. » Je lui dis qu'il devait sa célébrité à Prague à Franz Kafka, apparemment, qui était friand de ses impressions berlinoises et de L'institut Benjamenta. Mais Robert fait un signe de dénégation ; il ne connaît guère l'œuvre de Kafka.

 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser,
trad. Marion Graf, éd. Zoé

 

 

mardi 25 mai 2021

Toujours prêts

 

Lo Kee

 

Tu vois, je pense que nous sommes prêts. Sans plus aucun doute. Ces derniers mois, nous avons appris à obéir, à avoir peur des flics, de tout et de tous, à nous taire, ne pas oser protester pour les conditions de vie qui nous sont imposées, rester isolés les uns des autres, être baladés, confinés, conditionnés, nous avons appris à accepter les mensonges, les approximations, les contradictions, les revirements, à dire merci lorsqu'on nous permet de sortir dans la rue une heure de plus..., on nous a rendu dingues, on nous a épuisés, abrutis, j'ai la sensation d'avoir un cerveau en gélatine, je suis molle, dépourvue d'énergie, je n'ai envie de rien, les autres me fatiguent comme jamais... Tu te souviens de mes amis Cédric et Pauline, je t'avais emmené dîner chez eux, dans le 13e, il y a des années, une soirée soupe un dimanche, ils étaient très branchés fooding, tu ne les avais pas beaucoup appréciés je crois, mais tu avais beaucoup bu, je m'en souviens, et tu avais dragué une de leurs copines, bref, ça faisait un moment que je ne les avais pas vus. J'ai fait quelques longueurs dans leur piscine sur le toit de l'immeuble, puis nous avons pris le thé. Je ne me suis jamais sentie aussi mal. En bons sociaux-démocrates, ils analysaient la situation avec une froideur et un cynisme qui m'ont achevée. Ils pensent qu'il faut à tout prix éviter la guerre civile, c'est-à-dire voter dès le premier tour pour Macron, faire barrage comme on dit dans les médias. Mais selon eux, si c'est une victoire in extremis, on aura des émeutes, des soulèvements, peut-être même une révolution. Ils en sont à penser, eux qui ont toujours voté à gauche, que la Marine, si elle arrive au pouvoir, ce n'est pas si grave. Ils préfèrent l'avoir au pouvoir, ou dans un gouvernement de coalition avec le gang de Macron-Attali-LCI, et surtout ne rien faire, attendre que ça passe. Ils craignent davantage un mouvement du genre Gilets jaunes, ou les black-blocs, qu'ils ne nomment pas islamo-gauchistes, simplement parce qu'ils ont encore gardé un semblant de tenue. Ils ont trop à perdre, disent-ils, si le pays est à feu et à sang : leur boulot, leur retraite, leur appartement luxueux avec piscine, leur maison de campagne, leurs bagnoles, leurs voyages, les vacances sous les tropiques, l'école privée des enfants, leur vie de bobos satisfaits et égoïstes, ils appellent en fait à collaborer, à avaler une cuiller à soupe de fascisme au coucher et au lever, au déjeuner et au dîner, ils sont prêts et leurs amis pensent comme eux, même s'ils savent que la situation économique s'aggravera, que socialement, ça ne tiendra plus, ils pensent qu'en acceptant l'extrême-droite qu'ils, comme tous les médias désormais, ne veulent plus nommer ainsi, Marine, c'est pas son père quand même, qu'en se résignant, ils vont pouvoir s'en sortir. Ils m'ont même donné l'exemple de l'Espagne. Ils y sont allés et ils ont compris. S'il n'y avait pas eu, selon eux, la tentative de révolution des anarchistes, jamais une guerre civile ne serait arrivée... Tu te rends compte? Je ne sais pas si c'est cet après-midi chez eux ou si c'est la pleine lune, mais je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Et toi, comment ça va ?

 

samedi 22 mai 2021

Formidablement libres

James Kerwin

 

je ne rechigne jamais à valoriser mes efforts
activer mon esprit de responsabilité
travailler pour l'équité et la solidarité
rester connecté
hors de question de tous nous conduire
à la catastrophe
je suis vivant
dans le rang
je marche en cadence
participe entièrement au projet
je prends l'intégralité de mes cachets
dors tellement mieux depuis que
je crois en eux
de plus en plus je tourne à vide
sans arrière pensée 
je sais que c'est
pour mon bien
et celui de la collectivité
je limite mes visites
j'ai ma dose mais respecte encore les règles
je positive
apporte ma voix et modère mes propos
et la consommation d'alcool
je peux ainsi envisager sereinement
une sortie de crise salutaire
retrouver la joie et l'insouciance
tout ira bien
de mieux en mieux
bientôt
nous serons tous formidablement libres

 

charles brun, tout ira pour le mieux


 

mercredi 19 mai 2021

Esprit du 19 mai

Lewis W Hine


— Je ne les fréquentais déjà pas, avant...
— Oui, mais ça s'fête !
— Même sous la flotte ? Tu aurais également aimé que j'aille défiler auprès des policiers ?
— Je ne vois pas le rapport...
— C'est bien le problème.
— Tu pourrais tout de même te réjouir de cette liberté retrouvée...
— ...Faudra montrer le fameux pass ou ce n'est pas encore en place ? Tu sais ce que je vois au menu du spectacle d'aujourd'hui ? La manif pour fachos d'un côté et de l'autre, les terrasses pour bobos...
— Tu exagères, comme toujours.
— C'est vrai, la nuance s'impose : avec les flics rémunérés par leurs syndicats fascistoïdes, eux-mêmes financés par nos impôts, nous trouvons non seulement
Pas malin, le ministre de tutelle, les admirateurs de l'héritière Pen, mais aussi les communistes, les socialistes et les verts. Belle brochette de marchands de tapis rouge pour l'extrême-droite. De l'esprit du 11 janvier à l'esprit du 19 mai...
— Bon...
— Comme tu dis...
— Au départ, c'est un hommage à la policière tuée...
— ...Qui n'en était pas vraiment une. Et hommage rapidement récupéré par l'ensemble de la crasse politique, campagne électorale oblige... Pour ma part, je rendrai hommage aux flics tués, lorsque l'on rendra le même type d'hommage aux ouvriers qui meurent chaque jour sur les chantiers ou à l'usine...
— ...C'est pas un peu démago ?
— On ne se refait pas. Dès que je peux placer un mot sur mes origines sociales, je n'hésite pas.
— Rebelle un jour...
— Je serai toujours un étranger dans vos villes... Et s'il me prend parfois de les oublier, ces origines, il ne manque pas, régulièrement, de crétins pour me les rappeler...
— Au ciné non plus, tu n'iras pas, je suppose ?
— Aucune envie de célébrer l'hystérie de sorties : 20 nouveaux films à l'affiche aujourd'hui, pour des jauges à 30%.
— 35 !
— Oui, n'exagérons pas. 35% ! Posons le problème, comme quand on était mômes : Sachant que 20 nouveaux films seront dans les salles, que la jauge de celles-ci est plafonné à 35%, et que le couvre-feu est désormais instauré à 21h, combien de ces films rencontreront, comme on dit, leur public ? Combien sont mort-nés ? Par ici, la sortie.
—T'es vraiment rabat-joie.
Nullement. J'ai décidé d'être heureux, vois-tu. Je me tiens donc l'écart de tout ce cirque, des débats du jour, des angoisses à deux balles, des préoccupations des Français...
Ah bon, et comment tu fais ? C'est quoi, ta recette?
D'y travailler tous les jours. Et toutes les nuits.
Tu ne vas pas me dire que tu ne fais plus d'insomnies ?
J'allais le faire...
Tu allais faire une insomnie ? Je ne comprends rien.
J'allais te dire que je n'en fais plus depuis que j'ai mis au point mon nouveau programme.
Bravo. On se voit quand alors ?
Si tu as le courage de venir jusqu'ici quand il se décidera à faire beau, on ouvrira une bouteille dans le jardin et on boira à la santé de tous nos concitoyens netflixisés ou béeffemmisés, bref, perdus à jamais...
— En somme, tu vis désormais comme un vrai petit-bourgeois...
— Libre à toi de te livrer à ce genre d'interprétation. Moi, je vois plutôt ça comme un acte, petit certes, mais un acte véritable de résistance face à la lente déliquescence de nos existences. Allez, je coupe !

 

lundi 17 mai 2021

Il faut oublier tout le monde


 

Mardi 19 février 1956
J'ai tout ce qu'il faut pour souffrir, mais je me console en écrivant des poèmes.

 

Jeudi 24 octobre 1957
Les états d'angoisse empêchent de ressentir la poésie. Je veux parler de l'angoisse que produit l'échec dans nos tentatives de communication avec les autres. On se retrouve suspendue à une attente. Non. Attente, non. Ou peut-être si. On attend l'appel du dehors. Il est seulement possible de vivre s'il y a un bon feu dans la maison du cœur. C'est à l'intérieur de ma poitrine que doit se trouver la demeure de la consolation, je veux dire, de la certitude. Alors seulement, on vit la poésie, qui semble être fâchée avec l'aliénation.
J'ai peur d'échouer par la faute de mon angoisse.
Il faut oublier tout le monde.

 

Vendredi 25 octobre 1957
Il faut oublier tout le monde.

 

Samedi 26 octobre 1957
J'ai écrit un poème. Il n'a aucune importance.
Je suis une énorme blessure. C'est la solitude absolue. Je ne veux pas demander pourquoi.

 

Mercredi 20 novembre 1957
Tristesse et candeur. Envie de pleurer comme un enfant qui vient de naître. Immense tendresse pour moi-même. Envie de me faire toute petite, de m'asseoir dans ma propre main, et de me couvrir de baisers.

 

Mercredi 19 février 1958
La seule chose qui m'importe, c'est de me perfectionner. Première mesure : éviter les vocations trompeuses expansives. Si je devais développer tous mes penchants, il me faudrait vivre des siècles. Considérer que la vocation la plus intime et la plus profonde est la nécessité d'écrire. Reste alors à lui consacrer tous mes efforts. (Ceci est un cahier dédié à l'édification de règles morales, de façons de vivre ; tout, depuis l'extérieur. La seule vérité, c'est mon envie de pleurer, mon avidité de rêve et de mort.)

 

Samedi 22 février 1958
J'ai médité quant à la possibilité de devenir folle. Cela arrivera quand j'arrêterai d'écrire. Quand la littérature ne m'intéressera plus. De toute façon, cela m'est indifférent de devenir folle ou pas, de mourir ou pas. Le monde est horrible, et ma vie n'a, jusqu'à maintenant, aucun sens. (Pourtant, je crois que personne n'aime plus la vie que moi. C'est seulement qu'entre mes rêves et mon action passe un pont insurmontable. Voilà pourquoi je dois me vider de mon sang comme un animal malade, derrière la vie.)

 



vendredi 14 mai 2021

La blessure de la nuit

 

Romain Veillon


La lune jette sur nous un regard,
elle me voit, pauvre commis,
dépérir sous l’oeil sévère
de mon patron.
Je me gratte le cou, confus.
Jamais je n’ai connu dans la vie
de soleil durable.
Le manque est mon destin ;
ainsi que devoir me gratter le cou
sous l’oeil du patron.
La lune est la blessure de la nuit,
les étoiles sont des gouttes de sang.
Même éloigné du bonheur florissant,
à modestie, du moins, suis réduit.
La lune est la blessure de la nuit.

 

Robert Walser, Au bureau, Poèmes de 1909
ed. Zoé, trad. Marion Graf

vendredi 7 mai 2021

Une femme disparaît

 

Hans-Peter Feldmann

 

J'ai désormais le sentiment, dit-elle en posant son livre, de n'être plus qu'une note en fin de volume, ignorée par 92% des lecteurs. Avec la certitude que des 8% restant, 96% l'estiment légèrement désuète, voire superfétatoire.

 

charles brun, dites-moi tout

mardi 4 mai 2021

J’ai quelque chose à dire. Et c’est très court.

 

En cas d'épidémie, il faut tuer tout le monde pour qu'elle ne se propage.

 

Evelyn Krull

 

Tout ce qui est à lire m'intéresse. Même les notices des produits pharmaceutiques. Je peux passer des après-midis entières à lire des trucs sur des médicaments dont je n'ai jamais entendu parler. Je ne comprends d'ailleurs rien à ce qu'on raconte étant donné le jargon sybillin. Il est fort probable que lorsque je lis un livre de philosophie, il y a les trois quart que je ne comprends pas, mais ça m'intéresse tout de même. Je ne désire pas tellement comprendre, je désire sentir quoi, je désire être heureux avec un livre dans les mains, si je ne comprends pas, tant pis. 

 

Extrait de l'entretien accordé par l'indispensable Louis Scutenaire à son ami Christian Bussy pour le compte de la RTB en 1969, transcrit par Huguette Lendel en vue de la publication de J’ai quelque chose à dire. Et c’est très court. par les belges éditions Cactus inébranlable (le contraire eut été étonnant), anthologie de textes signés Scutenaire composée d'une sélection de ses fameuses Inscriptions, des considérations sur le surréalisme et sur son œuvre propre (mais pas toujours), des galeries de portraits comme on dit, ainsi que de très brèves fictions, des hommages de proches et d'inconnus (de nous) et deux entretiens avec le même interlocuteur, dont l'un avec le fils de celui-ci ― on aurait aimé un peu de sa poésie aussi, mais bon, de quoi, malgré le vertige, et pour seulement 20 balles, un bon coussin calé derrière le dos, être heureux un moment avec un livre dans les mains.