dimanche 3 mars 2019

Tu me diras si ça vaut la peine de continuer


Gilles D'Elia

L'autre soir, je suis resté dîner avec elles. Mais, on avait à peine fini, que mes filles étaient déjà collées à leurs écrans. C'est plus une famille, c'est plus rien. Hier aussi, je suis allé monter un meuble, et j'ai vu la chambre de ma fille. Elle a un canapé dans sa chambre, il y avait un tas de fringues dessus. Pareil sur son bureau. Par terre, même chose. Ça ressemble à quoi ? Ça veut dire quoi ? J'étais dégoûté. Ma femme m'a proposé de rester dîner, j'ai dit que je ne pouvais pas, c'était au-dessus de mes forces, ça me déprimait, ce spectacle. Je préférais rentrer à la maison et bouffer mes nouilles thaï, j'ai 40 paquets en réserve. Le soir, quand je rentre, autour de 22 heures, c'est ce que je mange, je n'ai pas le temps de cuisiner, c'est vite fait et j'adore ça. J'écoute un peu la radio, ou je vais voir sur twitter les conneries que les gens postent. Je finis par me coucher et lendemain, rebelote, lever à 7.30, vélo jusqu'à la gare, et RER jusqu'à Paris. C'est une vie de merde, mais ça a permis durant plus de dix ans d'offrir à mes filles une vie de rêve, dans une grande maison, avec un jardin, des chats, une bonne école. Aujourd'hui, elles sont devenues quoi ? Deux petites bourgeoises écervelées, qui ne s'intéressent à rien, hors-sol, qui, quand elles l'ouvrent ne disent que des conneries. Je leur ai pourtant dit, souvent, que remplir leur vie de fringues, de produits de maquillage, de photos sur instagram, et de séries débiles, c'était se construire une vie médiocre, vide, sans intérêt. Au boulot, certains collègues me disent, une main sur l'épaule, Ça va, c'est pas trop dur, la séparation ? Tes filles ne te manquent pas trop ? Je leur dis Non, pas du tout. Mais ils ne comprennent pas. Ils sont eux-mêmes soumis à ce plan. Personne ne veut entendre ça. Résultat, je ne parle plus à personne. Quand il y a une soirée pour un événement particulier, ou qu'ils vont boire un verre après le boulot, je rentre chez moi, Je ne viens pas avec vous, désolé. Je n'ai rien à partager avec ces gens-là. Je suis là pour faire mon taf, et j'y reste le moins possible. Je passe pour un peine-à-jouir, je le sais, mais je ne veux pas participer à tout ça, je ne tiens pas à fréquenter les gens qui trouvent ça bien, ce monde qu'on nous propose, la vacuité quotidienne, remplie de produits à consommer, cette nouvelle servitude volontaire, ce consentement des masses. Alors, c'est vrai, je vois très peu de monde. Je sais que je suis seul. Que je passe pour un aigri, un peine-à-jouir. Mais jouir de quoi ? J'ai passé dix ans, le soir, à regarder en famille des films ou des séries qui faisaient consensus. J'empruntais toutes les semaines des DVD à la médiathèque, mais ma femme, elle ne voulait pas les voir, elle trouvait ça trop dur, elle était dans un autre délire, elle préférait les comédies, et mes filles pareil, au fil des années, elles se barraient de plus en plus tôt dans leur chambre, avec leurs téléphones. Quand est arrivé Netflix, qui donne accès à toute cette merde, c'en était fini, chacun avait son poste, chacun sa série dans son coin. Il n'y avait plus rien. Ma femme me disait hier Mais c'est le monde d'aujourd'hui, tu ne peux rien y faire. Mais je n'en veux pas de ce monde, ça ne m'intéresse pas, je trouve ça extrêmement pauvre. Et si vous, vous y trouvez votre plaisir, tant mieux, mais ne me demandez pas de continuer à vous fréquenter, de m'adapter. On s'est engeulé sur le fric, la maison. Je ne veux pas m'en occuper. J'ai des visites tous les jours. Je ne supporte pas l'agent immobilier, les gens qui viennent chez toi, mettre leurs gros yeux partout, qui te demandent combien tu paies de gaz… Une maison, ça coûte cher, il faut du blé, elle est grande, c'est dur à chauffer, le jardin, il faut l'entretenir, la toiture, si vous vous inquiétez pour la facture du gaz, ce n'est pas la peine, passez votre chemin. Quand j'ai une visite, je file faire des courses, ou à la médiathèque. On s'est engueulé parce qu'on avait dit un prix, mais depuis, j'ai fait des travaux, tout repeint, et l'agent n'en tient pas compte, un mois de perdu, mais ma femme s'en fout, je me suis barré en lui disant Démerde-toi. Lorsque la maison sera vendue, j'achèterai une chambre de bonne et je lui filerai le reste. Elle me dit hier qu'elle est fatiguée, que ce n'est pas facile, avec les filles, qu'elle doit s'occuper de tout et c'est vrai qu'elle avait l'air crevée. Je te l'avais dit que tu n'y arriverais pas, toute seule. Mais elle me disait Tout ira mieux quand tu seras parti. Ne viens pas pleurer aujourd'hui, ma cocotte. Les trois derniers mois, on n'arrêtait pas de s'engueuler. Je ne supportais plus mes filles, qui me demandaient de me barrer effectivement, et ma femme prenait leur défense, et je leur disais Vous allez déguster, vous allez voir, et surtout, ne venez pas vous plaindre quand je ne serai plus là… Maintenant, c'est trop tard, débrouille-toi avec ces connes. Tu parles qu'elles me manquent ! Pourtant, ça peut être cool quand on se voit maintenant, avec ma femme, mais je ne peux pas l'entendre se plaindre. Elle aurait voulu qu'on continue à se voir en famille, tous les vendredi soir, qu'on dîne ensemble, mais non, elle n'a rien compris, nous ne sommes plus une famille, depuis longtemps, quand c'est fini, c'est fini, quand je serai tout seul dans ma chambre de bonne, je ne verrai plus personne. Elle me demande de prendre les filles au mois d'août, qu'elle puisse respirer, mais il n'en est pas question, ça ne fait pas partie de notre accord. Qu'elle se démerde. Elle l'a voulu, je l'avais prévenue, qu'elle ne vienne pas chouiner maintenant. Qu'elle continue à poster ses conneries sur instagram et facebook pour se sentir exister, pour croire quon l'aime et qu'on la trouve formidable. Tu sais, j'ai fermé mes comptes instagram. Ça m'a amusé un temps de poster des photos d'œuvres d'art avec un petit commentaire. J'étais suivi par quelques personnes, qui me demandaient de les suivre à mon tour. Mais ça ne m'intéresse pas de suivre ces cons qui postent des photos de leur pizza, de la piscine de leur hôtel à Marrakech, de leur bagnole, ou ces filles qui montrent leur cul, c'est ça, la vie, pour eux, la réussite ? Ces gens-là me dégoûtent. Et instagram, c'est parfait pour eux. Moi, avec mes post sur l'art, et mon refus de suivre ou de liker quiconque, je n'ai rien à y faire. Je garde mon compte où je ne poste que des portes, sans aucun commentaire, sans rien situer. C'est un concept. Mais le sens leur échappe. L'autre jour encore, on me dit Ta technique en photo est de plus en plus intéressante, tu t'améliores chaque jour. Tu parles, c'est encore du fake, un truc pour que toi aussi, tu ailles sur le compte de l'autre, mais j'en ai rien à faire. Et puis, la plupart des photos, c'est ma belle-mère qui me les envoie. Depuis qu'elle est veuve, elle se balade beaucoup en montagne, dans des villages, des coins isolés et chaque porte qu'elle prend en photo, elle me l'envoie. C'est notre moyen de garder contact. Elle m'a demandé plusieurs fois de ne pas supprimer ce compte. Pour le moment, je continue, j'ai encore une bonne centaine de photos de portes en réserve, j'en ai photographié toute ma vie. Pareil pour twitter, j'ai supprimé mes comptes. Je n'y suis resté que deux mois. Je me suis abonné à des gens intéressants, à France culture, mais quand j'ai vu que tout cela était aussi fake, que les tweets de france cul étaient essentiellement de la provoc', pour que tu cliques dessus, que tu réagisses, que tu retweetes… C'est à nouveau occuper l'espace, qu'on parle de toi, qu'on s'abonne. Tu réagis à leur message idiot, et ils ne répondent jamais. Ils n'en ont pas besoin. Ça reste vertical. Aucun intérêt. Je préfère lire ou regarder la vidéo d'une conférence de Bernard Stiegler. Ou écrire. J'ai commencé à tenir un journal. Je brassais des idées très noires ces dernières semaines. Tu sais, je file dans quelques jours en Hongrie, ça y est. J'ai passé beaucoup de temps à préparer ça avec cet intermédiaire français, par skype. J'ai envoyé une radio de mes dents, le dentiste a fait son diagnostic, l'autre me l'a transmis, j'ai un devis, je vais y aller en quatre fois, quatre fois une semaine, ils vont tout refaire, ça va me coûter 12 000 balles avec les voyages et l'hôtel. J'ai hésité. J'avais de telles idées noires que je me demandais si j'allais vraiment profiter de cet investissement. Mais depuis que je tiens le journal, je vais mieux. C'est ce que j'aime faire. C'est assez trash, radical. Je parle de tout ce que je te raconte. De la séparation, de mes filles, de la vente de la maison, du boulot, mais aussi de l'actualité, des gilets jaunes, de ce connard de Macron, de mes lectures, Stiegler, Nietzsche, Debord, Bégaudeau… C'est parfois des entrées très courtes, d'autres plus longues. Je reviens sur tel ou tel sujet, je développe. Puis repars dans autre chose et reviens pour un nouveau développement. Je déroule le truc petit à petit, comme une pelote de laine. Ça m'amuse. Je ne sais pas si c'est publiable, personne n'aura envie de se coltiner ça, mais je m'en fous, j'écris. Je pense que c'est fini, ce monde, il n'y a plus de retour possible. Entre les milles possibilités qui se présentaient à nous, nous avons choisi la pire, celle qui est sans issue, c'est fini. J'entendais l'autre jour Binoche à la radio. Elle parlait écologie, environnement, se disait une actrice engagée. J'ai eu envie de réagir, lui demander combien d'avions elle prenait chaque année, si sur ses tournages, elle se déplaçait à vélo ou si on venait la chercher dans une limousine en adéquation avec son statut de star. Engagée ? Ces gens-là me débectent. Ils se donnent bonne conscience en parlant de ces thèmes, de leur engagement, mais au quotidien, il n'y a aucune cohérence entre leurs actions et leurs discours policés, socialistes, humanitaires, convenus… J'écris tout ça dans mon journal. Ça avance bien. J'en suis à quinze pages, je crois. Quand, j'en aurai vingt, je te le ferai lire. Tu me diras si ça vaut la peine de continuer.

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