vendredi 8 mars 2019

Deux rivières

Eva Besnyö


28 octobre
Comme presque tous les mercredis j'ai franchi deux rivières et je suis allé garder Félix. Tout le monde l'appelle Lili dans ce petit village au-dessus du Verdon, depuis l'école primaire. Lili a quatre-vingt-quinze ans, il a oublié son visage et son nom.
Isabelle, la fille de Lili, est institutrice à la maternelle du village. Le mercredi elle va faire de grosses courses en ville. Pendant trois heures je marche à petits pas autour de leur maison en tenant Lili par la main, ou bras dessus, bras dessous lorsqu'il bascule en avant.
Tout l'étonne, le ciel, les arbres et moi qu'il scrute toutes les cinq minutes comme la première fois.
Jusqu'après la guerre c'était le cordonnier du village, il faisait des souliers de travail, les sandales légères et les ballons de foot puis l'industrie de la chaussure l'a emporté, comme tant d'autres. Il a acheté trois hectares de vieilles vignes au bord de la colline et il est devenu paysan. Il n'y a pas un arbre ici qu'il n'ait planté, greffé, un muret qu'il n'ait reconstruit. Tous les secrets du cuir il les tient de son père, il a grandi dans l'atelier au milieu des alènes, du fil, des tranchets, de l'odeur forte des peaux qu'on allait chercher à Barjols et des jolis pieds de femme.
Les secrets de la terre il les a découverts au fil des années, seul en tâtonnant, en observant, en se réveillant chaque nuit parce que le ciel gronde, les branches craquent sous le gel.
Il y a cinq ans il a tourné pendant une journée dans son petit champ sur son tracteur orange, il ne savait plus comment on l'arrêtait. Le lendemain sa fille donnait le tracteur, discrètement, à un collectionneur.
Pour promener Lili autour d'une maison, octobre est un mois féerique. Je casse une noix entre deux pierres, encore fraîche, et nous la partageons, un peu âpre… Quelques petits pas et nous passons du brou à l'odeur incomparable des figuiers. Bleues, lourdes de sucre, bourdonnantes, j'ouvre deux ou trois figues que nous partageons aussi.
Lili en raffole. « C'est bon, Fernand ! » me dit-il, ravi sous sa petite casquette. Il y a cinq minutes il m'appelait Lucien. Encore quelques pas et je coupe une grappe de raisin noir, moins sucré que les figues. Il n'y a plus que quelques pieds de vigne ici, à l'abri des murs qui soutiennent les bancaous ; Lili a planté des arbres partout.
Nous allons nous asseoir à l'ombre du noyer, sur l'un de ces murets, et nous nous partageons les grains à la peau épaisse. Lili me dit que ses six filles ne viennent jamais le voir. Il n'en a qu'une, Isabelle, l'institutrice qui fait ses courses à Manosque. Je suis amoureux du calme de ses yeux. Des yeux gris-vert, semblables aux cloches de bronze des vieilles abbayes.
Est-ce que je franchirais deux rivières pour venir garder Lili au milieu des collines s'il n'y avait pas la beauté calme de ces yeux ?…
Le petit cordonnier a planté des arbres durant la deuxième partie de sa vie, les a soignés en toute saison et il ne sait plus ce qu'est un olivier, un pêcher, une noix.
« Et Kakou ? dit-il, où il est passé ? Il y a un moment que je l'ai pas vu. »
Ce qu'il a préféré jadis c'est la chasse, encore plus que la terre et les arbres. Il a rôdé depuis son enfance dans tous ces vallons, avec des chiens et des furets, par tous les temps après des journées éreintantes de travail jusqu'à la nuit noire. Kakou fut son dernier chien. Il l'a enterré à côté de tous les autres, à l'endroit de son terrain qui touche presque le cimetière. Il a oublié ce que signifient le mot fusil, le mot lapin.
Toutes les cinq minutes il me dit : « Bon, on y va, Henri ? » Il veut rentrer chez lui, chez sa mère, à l'autre bout du village, dans la maison où il est né. Il ne sait pas chez qui on est ici, il y a pourtant passé sa vie, déplacé chaque pierre, retourné chaque motte de terre. « Elle va m'attendre pour souper, on y va ! » Il y a cinquante ans qu'elle est au cimetière, sa mère.

René Frégni, La Fiancée des corbeaux, Gallimard

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