vendredi 15 mars 2019

Avale !


- J'étais à mon bureau et j'entends sonner. Je descends. Par l'ouverture au-dessus de la porte, je vois un ouvrier. J'ouvre. Il dit qu'il vient pour le mur. Il faut le faire, maintenant ! — il avait un accent portugais, comme le type nul de l'autre jour dont on attend toujours le devis. Il insiste : Il faut le faire, maintenant ! Je dis Non, et referme. Mais il essaie de forcer la serrure...
- Encore ?
- Encore quoi ?
- Encore la serrure forcée.
- Je rouvre et lui demande de s'en aller. Il faut le faire, maintenant !
- Il parlait de quoi, selon toi ?
- Ben, du mur...
- Ma chérie, les rêves ont toujours une signification cachée.
- Non, je t'assure, il désignait le mur qui, dans le rêve, était toujours dans cet état...
- Humide... justement !
- Laisse-moi finir.
- Il continuait à essayer de forcer la serrure ?
- Oui. Je lui dis que j'appelle la police. Je compose le 12 et ça ne répond pas. Je me souviens alors qu'il faut faire le 15, mais trop tard, j'ai juste le temps de dire que je suis en train de me faire agresser, mais je ne peux leur donner l'adresse, il réussit à entrer et répète Il faut le faire, maintenant, et me prend le téléphone des mains, arrache les fils de l'appareil, je crie et là, je me réveille !
- Tu étais en sueur !
- Oui, c'était une grande sensation physique d'étouffement, un vrai cauchemar... Cette maison va avoir raison de nous !
- Vivement qu'on se tire de là... C'est drôle, moi, j'ai fait deux rêves, dont je ne me souviens que par bribes...
- Comme souvent. C'était quoi ?
- J'étais avec la chienne, dans la rue. Mais distant.
- Sans laisse.
- Comme souvent. C'était comme un tableau. Ou une photo. Elle chiait sur le trottoir et je ne ramassais pas. Je me contentais d'observer. A distance, comme je te dis. Je ne sais plus si j'étais au téléphone, ou si je filmais la scène. Mais il était évident qu'il ne fallait plus ramasser. 
- Comment ça ?
- C'était trop tard. Ce n'était plus d'actualité. 
- Ramasser sera toujours d'actualité.
- Ce n'était plus notre quartier, notre ville. On ne faisait plus d'effort. On se relâchait. On les emmerdait tous !
- Comme dans la chanson de Bashung.
- C'est Je vous déteste tous ! Et elle est écrite par Rodolphe Burger.
- Et l'autre ?
- Cadiot, je crois. 
- Non, l'autre rêve. Tu m'as parlé de deux rêves.
- Ah oui. rien à voir. Nous étions à table. Avec mes parents, je crois. En tous cas, des membres de ma famille. Mais ce n'était pas chez ma mère. Peut-être chez ma soeur, ou chez ta copine Carole. On s'emmerdait. Je buvais beaucoup. Je me resservais sans cesse. J'avais fait une tâche de vin sur la nape. Et c'était ce qui m'ennuyait le plus. Que ça se voit. Mon père, je crois que c'était lui, mon voisin, se resservait aussi régulièrement, comme pour montrer aux autres que je n'étais pas le seul à vider toutes les bouteilles. Pour qu'on ne me fasse aucune remarque. Bizarre, non ?
- C'est tout ?
- Oui, le chat a sauté sur mes couilles à ce moment-là !
- Et c'est quoi, le sens caché de ce rêve, alors ?
- Aucune idée. Mais, en tous cas, c'est bien la première fois que mon père me protégeait des autres, couvrait mes conneries.
- Il ne t'a pas protégé du chat...
- Je me dis que j'aurais dû boire plus souvent avec lui. Peut-être nous serions-nous rapprochés...
- Tu ne l'as jamais fait ?
- Non. Je n'en ai pas le souvenir. Si, une fois, en Espagne. J'avais pris une cuite à la sangría. Un midi, sous une chaleur harassante. Nous étions allés au restaurant, en famille, un truc qu'on ne faisait jamais. Je devais avoir 17 ou 18 ans et ne buvais pas à cette époque. Un ou deux verres bien frais m'ont suffi...
- Tu ne buvais pas à 17-18 ans ?
- Je n'ai commencé à boire qu'après la mort de mon père, à 30 ans...
- C'est curieux.
- Quoi ?
- Ma fille n'a pas attendu que je meure.
- Tout se perd.
- Non, au contraire : ça se transmet, et plus vite. Ma grand-mère, ouvrière dans le Nord, ne buvait que de la bière. Dès le matin. Quand on lui proposait un verre d'eau, Beurk !, l'air sincèrement dégoûté... Et moi, pareil que toi, je n'ai bu ma première coupe de champagne que vers l'âge de 30 ans. Avant, je ne buvais que du Coca.
- Beurk ! Moi, je ne buvais que des jus d'abricot. Ce sont ces saloperies, ces nectars en bouteille, qui m'ont bousillé l'estomac. On ne dira jamais assez fort les bienfaits du pinard !
- Tu dis n'importe quoi !
- Les sodas, jus de fruits... sont bourrés de sucre ! Très mauvais le sucre ! Regarde ce qui est arrivé à ces pauvres cordistes...
- Quels cordistes ?
- Les cordistes en colère !
- De quoi tu parles, je ne comprends rien...
- Daddy !
- Qu'est-ce que vient faire ton père dans une histoire de cordistes en colère ?
- Daddy, la marque de sucre industriel. Elle appartient à Cristal union, qui a une usine dans la Marne. Au cours d'une opération de nettoyage des silos, deux cordistes sont morts ensevelis sous 3000 tonnes de sucre.
- Je n'en ai pas entendu parler.
- Normal.
- Pourquoi, normal ?
- Parce que l'on entend rarement parler des accidents du travail. Sauf si c'est un footballeur qui se fait une entorse du genou, un musicos qui fait une overdose ou un ministre qui vomit en sortant d'un club sélect... Et puis, ces deux morts datent de 2012.
- Alors pourquoi tu m'en parles ?
- Pour te montrer combien le sucre est dangereux pour la santé ! Et parce que ces salauds de Cristal union ont fait appel de la condamnation.
- Quelle condamnation ?
- 100 000 euros d'amende ! Et ces enflures font appel ! D'autant que ce n'est pas la première fois qu'un cordiste trouve la mort dans un silo...
- C'est affreux. Tous ensevelis ?
- Oui, et d'autres qui sont tombés du haut du silo, car les mesures de sécurité ne sont pas respectées.
- C'est horrible.
- Ce monde est horrible.
- Tu crois que ce sera mieux ailleurs ? Qu'on parviendra enfin à être heureux ? Qu'on trouvera du travail ?
- Je ne sais pas. Mais au moins, tu ne seras pas agressée à cause d'un mur humide.
- En parlant d'agression, tu sais ce dont je rêve souvent ?
- De moi ?
- Non, enfin, oui, mais non. Ce n'est pas un rêve à proprement parler. Une sorte d'hypothèse. Je rêve que j'apprends que j'ai un cancer, incurable.
- Mais c'est terrible.
- Oui, et non. Dans la rue, je croise la voisine, cette salope qui nous a vendu cette maison maquillée. Je la regarde droit dans les yeux en lui apprenant la nouvelle.
- Elle s'en réjouirait !
- Non, parce que je lui dirais que je ne serais pas la première à mourir, qu'elle mourra avant moi, je n'ai plus rien à perdre... Plus jamais, elle ne sera tranquille, devra redoubler de vigilence à la moindre sortie dans la rue, à la moindre de nos rencontres...
- Tu parles : elle comptera encore sur le fait qu'on s'épuisera avant elle. Et la maladie est bien plus efficace que la justice.
- Ressers-moi un verre, tu
veux bien ?


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